Puis les enfants seront casqués et les gâteaux stérilisés

Sécurité est un mot important, voire envahissant, dans les métiers de la petite enfance. L’époque sécuritaire dans laquelle nous vivons se distingue par son obsession des normes et des protocoles. Les mesures dites de sécurité vont de l’aménagement des espaces où évoluent les enfants à l’alimentation, en passant par les jeux.

Mais pourquoi, pour qui, comment est-elle devenue un pilier de notre mission d’accueil et s’inscrit au cœur de nos pratiques professionnelles. Elle se construit donc aussi à partir d’un travail d’équipe et nous avons voulu réfléchir ensemble aux dilemmes qui se multiplient entre sécurité et liberté, entre expérimentation et sécurité, entre surface plane et espace de motricité…

Il n’est donc pas surprenant que, dans nos institutions, bien des discussions sont consacrées aux règles institutionnelles, que ce soient celles dites de « vie » ou encore celles qui relèveraient de la sécurité et leurs sens. Les débats sont souvent très animés, car les règles de l’IPE se réfléchissent en lien avec nos propres valeurs et notre sens de la morale, mais également avec nos propres peurs. Nous avons l’habitude d’échanger, de discuter, de confronter nos pensées et nos valeurs pour déterminer celles que nous souhaitons faire vivre dans nos IPE, notamment en ce qui concerne les règles du « vivre ensemble ».

Il en est tout autrement lorsque nous abordons les règles dites de sécurité. A ce moment précis, tout le monde est, en principe, d’accord pour dire qu’elles sont indispensables et qu’elles doivent être appliquées et respectées de manière stricte. Pourtant, ce qui paraît simple et limpide devient bien plus cocasse et compliqué lorsque le réel s’en mêle.

Si l’on prend la sécurité au sens littéral du terme, physiquement celle-ci reflète l’état d’une situation présentant le minimum de risques (on ne parle donc pas de risque zéro !) ; et psychiquement l’état d’esprit d’un individu qui se sent tranquille et confiant. Pour l’individu ou le groupe, c’est le sentiment (plus ou moins fondé) d’être à l’abri de tout danger et de tout risque.

Selon la pyramide des besoins de Maslow, qui hiérarchise cinq besoins fondamentaux, la sécurité arrive en seconde position : l’individu a besoin d’un environnement stable et prévisible pour pouvoir s’épanouir et évoluer dans la société. Par ordre de priorité, Maslow note : l’absence de danger physique, la protection vis-à-vis de la douleur, l’absence de menaces psychologiques (angoisse, peur, abandon…), la stabilité, la dépendance, la possibilité de prévoir, l’ordre, les habitudes, les rites et les repères temporels et spatiaux.

On s’accorde donc à dire qu’il est important d’offrir un cadre sécure et sécurisant aux enfants, mais cela veut-il dire qu’il faut tout interdire pour prévenir un éventuel risque ? Ce qui tient de l’absurde : le risque zéro n’existe pas… Et même si cela était possible, quel quotidien serait alors proposé aux enfants, s’ils ne peuvent plus rien expérimenter, plus rien risquer ?

« Un accueil de qualité sous-entend que l’enfant puisse évoluer et expérimenter sans que chacune de ses expériences soit barrée par un espace jonché d’interdits ou par des personnes trop inquiètes ou trop rigides. Veiller sur la sécurité des enfants n’est pas leur inculquer la peur ou l’interdiction d’agir. C’est aider l’enfant à apprécier les dangers. Ce n’est pas dans un parc à barreaux ou dans une chaise haute que cela s’apprend. Les plus tatillonnes des normes de sécurité européennes ne suffiront pas à protéger un enfant qui n’a pas appris à tomber, à repérer le vide et à sentir le chaud avant de s’y frotter. Assurer la sécurité d’un enfant, c’est avant tout lui donner les moyens, progressivement, de se protéger lui-même. Préserver sa vitalité, c’est encourager son désir de vie. » (Giampino, 2010).

Si apprendre, c’est prendre des risques, jusqu’où nous, professionnelles, pouvons-nous les autoriser ? Pour apprendre à marcher, il faut bien pouvoir/savoir tomber ! C’est bel et bien en expérimentant la position debout et la chute que l’on trouve la confiance suffisante en soi et la connaissance de son propre corps pour arriver à se mettre sur ses deux jambes ? Ce va-et-vient entre essai et erreur avant de pouvoir trouver sa solution est primordial pour que l’enfant puisse grandir de manière harmonieuse, pour s’ouvrir au monde sans peur ni angoisse, mais surtout pour croire en lui… Un proverbe chinois dit : « Une jeune branche prend tous les plis qu’on lui donne. » Si nous ne faisons plus confiance aux enfants, si nous avons peur de tous les dangers, quel adulte va-t-il devenir ? Un adulte méfiant avec une faible estime de lui ? Selon Fromm (1986) « La tâche à laquelle nous devons nous atteler, ce n’est pas de parvenir à la sécurité, c’est d’arriver à tolérer l’insécurité. »[1] Nous devons, par exemple, accepter qu’un enfant se mette en équilibre pour pouvoir prendre conscience de son corps.

Jean-Marie Poirier a dit : « Le grand mal de notre époque, c’est l’inquiétude : on est prêt à tout pour s’assurer un peu de sécurité, même à aliéner sa liberté. » La peur engendre souvent le besoin de sécurité. Michelle Fracheboud (2012) s’interroge également dans son article : « C’est la même logique qui prévaut dans cette nouvelle mode de “sécuriser” l’accès des institutions d’accueil de l’enfance. Que vaut-il mieux : un risque infinitésimal de voir un dangereux terroriste venir commettre des actes répréhensibles dans la garderie ou le risque de faire vivre quotidiennement à de nombreux jeunes enfants une ambiance de peur et de crainte mortifère ? »[2]

Nous sommes parfois confrontées à des parents de plus en plus inquiets et qui nous sollicitent pour intervenir de telle ou telle manière auprès de leur enfant. Nous devons rester vigilantes, car cela peut vite être la porte ouverte au délire sécuritaire. Prenons l’exemple d’une situation qui nous interpelle en ce moment. Arnold est un bébé de 7 mois qui présente un développement moteur avancé. En effet, depuis ses 5 mois, il se met à quatre pattes, se déplace dans toute la salle, se met en position assise… Depuis peu, il se dresse sur ses deux jambes avec l’aide des meubles qui l’entourent. Forcément, nous nous interrogeons sur sa sécurité. Comment adapter l’environnement à son âge, en fonction de ses capacités motrices et en tenant compte que cet enfant fréquente un lieu collectif, peuplé d’enfants un peu plus âgés ? Comment lui permettre d’évoluer en toute sécurité sans freiner ses acquisitions et son envie de découverte ? Pouvons-nous risquer de le rendre le soir aux parents avec un bleu ou une bosse, sous prétexte qu’il faut le laisser expérimenter par lui-même, d’autant plus que les parents nous ont informées qu’à la maison, il porte un casque pour éviter des blessures en cas de chutes ?

Nous nous sommes aperçues que nous avions des seuils de tolérance parfois très différents. Certaines préfèrent poser des limites, pendant que d’autres permettent de faire… La sécurité serait-elle alors une notion essentiellement subjective ?

Pratiquement tous ses agissements le mettent en danger ; en danger de tomber et de se faire mal. Il est présent à l’IPE tous les jours et nous nous sentions vraiment mal à le rendre tous les soirs couvert de bleus et de bosses. L’idée de réfléchir à des « règles de sécurité » a fait surface. Voilà la solution ! Il fallait interdire de pousser les chaises, calmer les plus grands avec des activités et trouver du mobilier plus « sûr » pour se lever, et nous voilà rassurées…

Avec l’inconvénient majeur qu’aucune d’entre nous n’était satisfaite de la solution. Pour quelle raison, le fait de pousser les chaises devait-il être interdit à Pierre et à Jean. Ils s’y prennent très bien, ne tombent pas et, surtout, ont un malin plaisir à le faire.

Au nom de quoi, les plus grands ne devraient-ils plus investir toute la place avec tout leur corps et leurs mouvements, même hésitants ? Il est évident que ceux-ci étaient par moment très maladroits, que certains tombaient là où il ne fallait pas ou marchaient sur une main ou un pied. Il arrivait aussi qu’ils laissent tomber un objet ou encore lancent la voiture à la place du ballon.

L’idée (voulons-nous vraiment ceci et est-ce possible ?) de pouvoir garantir absolument (ce qui est parfaitement utopique) la sécurité physique d’un seul enfant, justifierait-elle la mise en place d’un tas de règles de sécurité ?

Nous caricaturons un peu, les discussions étaient bien plus nuancées que présentées ici, mais le questionnement de fond demeure. Nous avons la chance d’être une équipe soudée, ainsi qu’ouverte aux discussions et aux « disputes professionnelles ». Nous ne sommes pas obligées d’être d’accord immédiatement et à tout prix. Nous nous laissons le droit d’essayer, de réfléchir, d’écouter, de dire et d’entendre pour réfléchir à nouveau et pour mettre en place des actions pédagogiques qui nous paraissent sensées.

Revenons à nos discussions de sécurité ; au cours des échanges, nous nous sommes rendu compte que le risque de se faire mal n’était pas perçu de la même manière par les unes et par les autres. Certaines se disaient confiantes en les capacités des enfants et étaient plus ou moins persuadées que rien de grave n’allait se produire. D’autres ne se voyaient pas dire à la maman : « Votre fils a pris la chaise, l’a poussée, la chaise a heurté un camion et est tombée avec votre fille en avant, je pense qu’il faut appeler le pédiatre, car il se peut que quelques points de suture soient nécessaires. » ou « Votre fils a reçu une chaise sur la tête, car un autre enfant la poussait. » Et d’autres encore se trouvaient tiraillées entre protection et apprentissage et entre évoluer en sécurité physique et liberté de mouvement.

Quelques jours après le début de l’écriture de cet article, l’inévitable s’est produit et la prédiction s’est réalisée ! Cet enfant est tombé et s’est blessé ; blessure qui a nécessité un passage chez le pédiatre et qui a amené la famille aux urgences à l’hôpital.

Nous voilà rattrapées par la réalité. Par les parents qui déclarent les éducatrices présentes tout d’abord responsables et par la suite coupables. Coupables de ne pas avoir veillé à la sécurité physique de leur enfant. En tant que professionnelles, nous accueillons la colère du parent, comprenons ce premier choc, ce ressenti d’impuissance face à ce qui leur échappe, le temps que passe leur enfant à la garderie, les soupçons qui se cristallisent : « Et si ces éducatrices ne faisaient pas vraiment attention, par ailleurs, où étaient-elles lorsque l’accident s’est produit et, pour terminer, nous a-t-on dit la vérité ? »

Les questionnements deviennent alors plus intenses. Nous sommes touchées, chamboulées, mais (plus ou moins) sereines avec nos pratiques. Aucune erreur n’a été commise. L’enfant n’a pas été oublié sur la table à langer, il n’est pas non plus tombé d’un lit à barreaux qui n’aurait pas été fermé. L’enfant s’est blessé en explorant, en vivant, en apprenant.

Il semble que la sécurité soit une notion éminemment subjective, abordée de différentes manières et comprise à plusieurs niveaux et, de surcroît, une question de confiance. Ce qui nous renvoie à la construction du lien de confiance entre parents et institution, parents et équipe, ce lien si important et si facilement remis en cause…

La confiance comme ingrédient nécessaire au développement de l’enfant est aussi nommée dans le Cadre d’orientation pour la formation, l’accueil et l’éducation de la petite enfance en Suisse (2012) : « Les enfants ne peuvent explorer leur entourage activement et réussir des étapes de développement que dans un environnement dans lequel ils se sentent en sécurité et en confiance. »

La sécurité, ou de manière plus précise, le sentiment de sécurité n’émane ni d’un aménagement garanti sans failles, ni d’une procédure explicite et claire, mais de la relation entre l’enfant et l’adulte qui est présent et sur lequel l’enfant peut s’appuyer. L’enfant construit ainsi un sentiment de stabilité nécessaire à son développement et à l’élaboration de sa sécurité affective. Il en a besoin pour s’aventurer tranquillement dans l’exploration de son corps et de l’espace. Il va ainsi faire des expériences psychomotrices « risquées », sous notre regard bienveillant. Il a les capacités pour explorer et gérer les risques dans ses déplacements. Au premier plan de cet encadrement, se trouvent la sécurité et le bien-être de chaque enfant. Chaque enfant est unique et évolue à son rythme, il est acteur de son développement (voir par exemple Montagner, 1993).

Toutes ces réflexions autour de la sécurité, réelle ou imaginaire, viennent interroger un autre débat dans l’actualité de la politique d’accueil de la petite enfance et la tension entre la qualité et la quantité. Le nombre d’enfants par éducatrice est sans cesse remis en question et veut être augmenté, à l’inverse des niveaux de formation des professionnels, qui, eux, tendent à diminuer. De quelle sécurité parle-t-on quand on réduit les normes d’encadrement pédagogique ? Il faudrait donc faire mieux, et surtout plus sécure, avec moins de personnel moins bien formé. Les solutions pour garantir la sécurité sont alors recherchées dans les moyens auxiliaires, telles que harnais, casques et autre protections, ou encore dans les procédures et les règlements visant à éviter l’imprévisible. A l’instar du récit par lequel nous souhaitons terminer cet article, on peut imaginer ce que pourrait devenir un monde sans péril.

Le délire sécuritaire peut parfois aboutir à des aberrations…

L’une de nos collègues a travaillé dans une crèche, dans le Sud de la France. Un jour, elle proposa la mise en place d’un projet « cuisine » avec les enfants. Celui-ci a été accepté, mais sous certaines conditions :

– le gâteau devra être confectionné avec des œufs liquides en sachet ou ce sera un gâteau sans œuf ;

– le port de charlottes et de tabliers pour les enfants participant à l’activité sera obligatoire, après un lavage minutieux des mains ;

– les enfants ne pourront pas goûter le gâteau pendant sa confection, les éternuements seront prohibés ;

– et, cerise sur le gâteau, les enfants ne pourront pas déguster le gâteau préparé à la crèche, mais seulement chez eux, après autorisation parentale. On a alors émis l’idée que la cuisinière de la crèche jette discrètement le gâteau des enfants, qu’elle en confectionne un elle-même, dans le respect scrupuleux des procédures d’hygiène et de traçabilité des ingrédients. On pourra ainsi le déguster au sein de la crèche.

De même, lorsque des parents préparent eux-mêmes un gâteau pour leur enfant, pour son anniversaire par exemple, et qu’ils l’apportent à la crèche pour le partager, comme il convient dans un lieu convivial et collectif, la directive est de le refuser. Trop de risques ! Il est préférable qu’ils amènent un gâteau industriel (à l’époque où l’on œuvre contre la malbouffe !), bien emballé, avec la date de péremption et la désignation labellisée des bons ingrédients certifiés ! Le gâteau « maison » est-il devenu irrévocablement un danger d’empoisonnement ?

Cet exemple est assez stupéfiant dans ses excès, mais malheureusement il est dans l’air du temps.

Il n’y a pas si longtemps, sous des prétextes de sécurité et d’hygiène, les enfants accueillis en garderie étaient laissés par les parents dans des sas. Là, on les déshabillait, les nettoyait et les auscultait, puis ils pouvaient enfin « profiter » pleinement de la garderie.

Bibliographie

Fracheboud, Michelle (2012). Vous avez dit « sécurité » ? Revue [petite] enfance, N°109.

Fromm, Erich (1986). L’art d’aimer, Desclée de Brouwer.

Giampino, Sylviane (2010), « Confier ses enfants : qualité, liberté, priorité », in Ben Soussan (dir.), Le livre noir de l’accueil de la petite enfance, Toulouse : Erès.

Maslow, Abraham (1943). « A Theory of Human Motivation », Psychological Review, No 50, pp. 370-396.

Maslow, Abraham (2013). Devenir le meilleur de soi : besoins fondamentaux, motivation et personnalité. Eyrolles.

Montagner, Hubert (1993). L’enfant acteur de son développement. Paris : Stock.

Wustmann Seiler, Corina ; Simoni, Heidi (2012). Cadre d’orientation pour la formation, l’accueil et l’éducation de la petite enfance en Suisse. Zurich : Commission suisse pour l’UNESCO et Secrétariat du Réseau suisse d’accueil extrafamilial.

[1] Fromm, Erich, (1986), L’art d’aimer, Desclée de Brouwer.

[2] Fracheboud, Michelle, (2012), « Vous avez dit “sécurité” ? », Revue [petite ] enfance, N°109, septembre 2012, p. 107.

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