Rencontre entre un livre et une préoccupation professionnelle d’actualité

Au-delà de la qualité dans l’accueil et l’éducation de la petite enfance, Dahlberg, Moss et Pence (2012), érès, Toulouse.

Démarche qualité, total quality, ISO, Fourchette Verte, et j’en passe : les labels ont envahi notre espace. Développés à l’origine pour l’industrie, ils sont maintenant largement implantés dans le domaine social également.

Et voici que même la petite enfance n’y échappe pas : un label qualité nous est maintenant proposé : QualiIPE . Le mot fait penser à une marque d’articles pour chiens et chats, mais c’est bien les institutions petite enfance qui sont concernées. Une émission de radio récente sur le sujet  montre sans équivoque que ce label est surtout attendu par les crèches privées. Dans une logique où les crèches deviennent des entreprises commerciales à but lucratif, il faut bien attirer le client et rassurer les instances administratives et politiques. Les institutions romandes gérées par des collectivités ou des associations risquent d’en sortir perdantes. En effet, lorsque des crèches employant peu de personnel formé et offrant peu de moyens de réflexion à leurs employés obtiendront ce label qualité, nul doute que le politique fera un rapide calcul : s’il est possible d’obtenir pour moins cher un label que l’on peut brandir comme un certificat de bonne conduite envers les parents et les contribuables, pourquoi payer plus ? Le trait de génie est dans l’invention du concept de « qualité » : les professionnel∙le∙s, pour la plupart, ont le souci de faire un travail de qualité. Cela paraît par conséquent difficile de prendre la parole pour s’y opposer. Néanmoins, la qualité peut-elle se mesurer, se contrôler, se décréter ? Et plus encore, cette démarche proposée, de quelle nature est-elle ? Quelles valeurs se cachent derrière ?  Cela fait longtemps que le développement de systèmes qualité dans le domaine social m’interroge, me laisse sceptique. Cette fois, nous sommes directement concernés, il s’agit de se faire une opinion et de pouvoir l’argumenter. Le livre de Dahlberg, Moss et Pence (2012) est d’une grande aide pour faire le tour de la question et en relever les enjeux.

Les auteurs ne rejettent pas de manière dogmatique les démarches « qualité », mais ils les présentent comme une voie possible, parmi d’autres qui sont à inventer. Ils nous rendent attentifs au fait que ce concept, malgré sa prétendue scientificité, est bel et bien situé dans un contexte, orienté politiquement et porteur d’une vision du monde. Le principe est qu’un groupe d’experts disent aux professionnel∙le∙s comment ils/elles doivent fonctionner, et ces directives peuvent prétendument être appliquées n’importe où dans le monde, dans n’importe quelle institution. Ces labels sont fortement marqués par l’idéologie néo-libérale. Il s’agit en quelque sorte d’une industrialisation de la petite enfance : l’enfant entre dans l’usine, il y est transformé et ressort en produit standardisé : un enfant apte à entrer dans le système scolaire, puis à l’usine, un futur consommateur docile. Les auteurs proposent une alternative : construire le « bon » travail à partir du terrain : tous ensemble, enfants, éducateurs, parents, politiques, nous avons à débattre, réfléchir, documenter la pratique, interpréter, critiquer, écouter. La difficulté, c’est que ce travail, qu’ils nomment « faire sens » se fera dans l’incertitude, la complexité et le doute perpétuel. «Nous devons admettre cette diversité des points de vue dans un esprit de tolérance. Tolérer la pluralité, l’ambiguïté ou l’absence de certitude qui en résulte n’est pas une erreur, encore moins une faute. Une réflexion honnête montre que c’est une partie du prix que nous payons inévitablement pour être des humains et non des dieux. » (Toulmin [1990], cité par Dahlberg, Moss et Pence, p. 72.) Il faut accepter de vivre dans cette incertitude, de nous laisser habiter par des tensions, des avis contraires sans cesse retravaillés. Des ancrages pédagogiques sont nécessaires, mais non suffisants. C’est donc un processus bien plus exigeant, demandant bien plus d’engagement que cocher des listes dans un classeur et de produire de « beaux » textes en vue de décrocher le label, même si ce qui est décrit ne correspond pas tellement à la réalité. Mener une réflexion sur ce qu’est un « bon travail » selon les propositions formulées par Dahlberg, Moss et Pence (ibidem), nécessite néanmoins quelques conditions : un soutien des collectivités publiques, des moyens suffisants, notamment en termes de ratio adultes / enfants, mais aussi du personnel formé et valorisé, qui a les moyens, tant en termes de connaissance et de capacité réflexive qu’en termes de temps pour remettre en question sa propre pratique. Cela implique des lieux de formation qu’ils parviennent à faire émerger des professionnel∙le∙s qui n’arrivent pas sur le terrain avec des grilles de lecture simplistes et le désir de s’occuper d’enfants « clés en main », ceux qui sortent de la norme étant perçus comme des empêcheurs de tourner en rond. Une position qui se rencontre trop souvent à mon avis. Il nécessite aussi une liberté pédagogique qui permette à chaque lieu de construire son propre projet sans se le voir imposer d’en haut.

Les labels font partie d’un monde dans lequel le travail est considéré comme un élément indépendant des personnes qui le font : il suffit de décrire la bonne procédure, puis de mettre quelqu’un au poste qui n’a plus qu’à exécuter. Plus besoin de penser : c’est déjà fait. Cela ne fonctionne pourtant pas ainsi. Lorsque des employé∙e∙s font  la « grève du zèle » et s’en tiennent uniquement aux procédures, plus rien ne fonctionne. Les tenants de l’analyse du travail ont d’ailleurs largement montré qu’entre travail prescrit et travail réel, il y avait tout un monde, et que c’est bien dans cet espace, et même dans cette tension, cette contradiction que se construit le « bon travail » . Lors d’une conférence organisée récemment pour les vingt ans de l’Association Emmi Pikler , un directeur d’EMS nous rendait attentifs au fait qu’il ne suffit pas par exemple de mettre un bouquet de fleurs dans la chambre d’un∙e nouveau/elle résident∙e parce que cette tâche est décrite dans la procédure. S’il n’y a pas en plus un désir sincère d’accueillir cette personne, désir qui se construit parce que l’équipe sait que cet accueil va donner une couleur qu’il sera ensuite difficile de modifier et qui va teinter tout le séjour, le bouquet perd toute signification. « Le métier désigne un élan humain élémentaire et durable, le désir de bien faire son travail en soi » (Sennett, 2010, p. 20) . Ce qui se passe avec ces labels, c’est que cela éteint chez les acteurs cette recherche de bien faire. Ils se plient à ce qui est demandé, point final, ni moins, ni plus. Et si l’action est inadaptée à la situation présente, c’est la faute à pas de chance, elle sera quand même réalisée. A ce propos, permettez-moi de vous raconter une anecdote personnelle : à la sortie de la maternité, lors de la naissance de ma fille aînée, je me suis vue remettre un courrier destiné au pédiatre. Curieuse, j’ai jeté un coup d’œil et j’ai eu la surprise d’y trouver un relevé des températures de mon enfant, prises prétendument toutes les quatre heures. Le problème c’est que, pour avoir peu dormi, je suis absolument sûre que personne n’est venu prendre la température de mon bébé durant la nuit. D’ailleurs, le service était débordé et le personnel courrait dans tous les sens… Il est donc facile d’imaginer que les dites mesures ont été inventées pour répondre à une procédure obligée. Il ne s’agit pas ici de dénigrer l’attitude des infirmières et des sages-femmes : dans l’urgence, elles ont certainement choisi de se concentrer sur les tâches qui leur semblaient les plus essentielles. Ce qui me semble incroyable, c’est qu’elles se trouvent dans l’impossibilité de le faire ouvertement, qu’elles doivent cacher, camoufler les décisions prises, même si ce sont de bonnes décisions, ce qui est finalement bien plus dangereux. Autrement dit, l’élément central cesse d’être la recherche de l’action adéquate dans la situation présente, singulière et complexe, pour se déplacer sur le fait de remplir en priorité des exigences prédéterminées. Comme le relèvent nos auteurs : « Nous courrons le risque de nous trouver dans un processus circulaire qui va à l’encontre du but recherché, où les institutions s’engagent alors elles-mêmes à livrer les critères que déterminent les cadres de normalisation et les inspecteurs qui les accompagnent, de sorte que les objectifs sont atteints, non parce qu’on les comprend comme un élément important du travail pédagogique, mais parce que ce sont des objectifs – avec ce résultat que la queue de l’évaluation fait frétiller le chien de la pratique pédagogique. De plus, en faisant appel à de grands maîtres, nous choisissons de ne pas prendre la responsabilité de quelque chose dont nous avions pourtant la responsabilité – les jeunes enfants et leur vie. » (ibidem, p. 190)

Actuellement, presque tous les partis, tous les acteurs sociaux prônent l’accueil de la petite enfance, et beaucoup vont même jusqu’à dire qu’au-delà de libérer les mères du travail, ces lieux sont un plus pour les enfants. Sans doute devrions-nous nous en réjouir, pourtant quelque chose me chiffonne quand je lis par exemple dans un texte publié récemment par un organisme nommé Santé publique Suisse (2012) : « Une éducation et une formation familiales et extrafamiliales de qualité auraient pour effet non seulement de favoriser le développement cognitif, émotionnel et social de l’enfant, le préparant ainsi à entrer à l’école, mais également de réduire les inégalités dues à l’origine sociale ou à un vécu migratoire. L’enfant entre alors à l’école dans de meilleures conditions et a par la suite de meilleures possibilités de développement professionnel. Mais en plus, la société en retire un avantage économique : en effet, devenus adolescents, puis adultes, les enfants qui ont bénéficiés de mesures d’éducation précoce ont notamment moins recours à l’aide sociale, se tournent moins fréquemment vers la délinquance, sont en meilleure santé et contribuent donc plus à la productivité économique. »

En effet, l’enfant tel que décrit dans ce texte est conçu uniquement comme un projet, un adulte en devenir, il doit rentrer dans le moule, être fabriqué pour correspondre à la société de consommation, pour être un bon employé. Les enfants sont considérés comme « du capital humain » (Dahlberg, Moss, Pence, ibid. p. 95) et n’existent pas en tant qu’enfant, vivant leur vie d’enfant, aussi entière que celle des adultes. Les institutions petite enfance risquent d’être toujours plus confrontées à cette tendance, déjà largement présente à l’école : les milieux économiques font pression pour que les matières enseignées soient choisies et traitées en fonction des besoins des entreprises avant tout. « La petite enfance en vient à être considérée comme la première étape d’un processus de production d’une main-d’œuvre “stable, bien préparée” pour l’avenir et donc le fondement d’une réussite à long terme sur un marché de plus en plus compétitif. De même qu’il reproduit le savoir et les compétences, un tel fondement du statut de l’enfance entraîne la reproduction des valeurs dominantes du capitalisme actuel, dont l’individualisme, la flexibilité, et l’importance du travail salarié et de la consommation. » (ibid., p. 96)

Dahlberg, Moss et Pence (ibid.) nous rappellent que la façon dont fonctionnent les lieux d’accueil de la petite enfance, comme d’ailleurs la façon dont nous considérons les enfants, n’a rien de « naturel », mais a un lien avec le fonctionnement de la société dans laquelle nous vivons, les dominantes politiques, notre compréhension de ce qu’est un jeune enfant, une institution petite enfance. « Dans notre perspective postmoderne, il n’existe rien de tel que “ l’enfant ” ou “ l’enfance”, être et état essentiels, en attente d’être découverts, définis et réalisés, de sorte que nous pourrions nous dire à nous-mêmes et aux autres : “ C’est ainsi que sont les enfants ou l’enfance ”. Il existe, au contraire, de nombreuses enfances et de nombreux enfants, chacun d’eux étant construit par “ nos façons de comprendre l’enfance et ce que sont et devraient être les enfants ”. Au lieu d’attendre du savoir scientifique qu’il nous dise qui est l’enfant, nous avons à faire des choix sur ce que nous pensons être l’enfant et ces choix ont une importance considérable, puisque notre construction de l’enfance est productive, ce par quoi nous voulons dire qu’ils déterminent les institutions que nous proposons aux enfants et le travail pédagogique qu’adultes et enfants entreprennent dans ces institutions. » (ibid. p. 94) Pourtant, souvent, le débat concernant la petite enfance semble se dérouler dans « un vide social, politique, économique et philosophique, comme si les jeunes enfants vivaient retranchés du monde, comme si les concepts, ceux de qualité et de développement de l’enfant, étaient anhistoriques, affranchis des valeurs et des contextes, comme si les besoins et les problèmes que l’on demande si souvent aux institutions de la petite enfance de traiter (inégalités, exclusion, dislocation) tombaient du ciel. » (ibid. p. 51)
Les auteurs (ibid. p. 107) mettent en évidence que, derrière certaines d’activités, certaines façons de faire avec les enfants, il est assez facile de percevoir notre conception de l’enfant, de la relation entre adulte et enfant et même notre regard sur le monde. Ils analysent une situation où l’adulte cherche à faire dire une réponse à l’enfant. Par exemple, comme je l’ai observé il n’y a pas si longtemps, en cherchant à faire deviner aux enfants si des animaux étaient plutôt sauvages ou domestiques, pour les ranger plutôt dans la ferme ou plutôt dans le bois. L’adulte se positionne alors comme celui qui sait, qui enseigne, alors que l’enfant, lui ne sait pas et attend la connaissance qui va lui venir de l’extérieur. Quant à l’enfant, une observation un peu attentive nous montre que souvent, sa préoccupation n’est pas de comprendre un concept, mais plutôt de chercher quelle est la réponse qui va satisfaire l’adulte. De même lors de certaines activités prétendument créatrices, mais lors desquelles les enfants doivent suivre à la lettre un modèle et où le résultat final semble plus celui de l’adulte que celui de l’enfant. Ainsi, à notre insu, lorsque nous proposons ce genre d’activité, nous transmettons une vision du monde et des places de chacun. Ce qui se cache derrière ce type d’activité, c’est une pédagogie « bancaire » comme l’a nommée Paolo Freire où le « savoir est un cadeau accordé par ceux qui se considèrent comme sachant à ceux qu’ils considèrent comme ne sachant rien. » (1974, p. 46, cité par Dahlberg, Moss et Pence, p. 106).  L’enfant apprend qu’apprendre, ce n’est pas comprendre, ce n’est pas se construire son propre regard sur le monde et le partager avec les autres pour le remodeler, mais c’est emmagasiner un savoir tout prêt dont d’autres sont dépositaires. L’adulte, lui, n’a pas d’intérêt personnel pour les questions qu’il pose, il ne s’intéresse pas à ce que pense l’enfant, comment il construit sa pensée, il attend tout simplement que celui-ci donne la réponse juste.

Ce livre réaffirme l’importance de faire entendre la voix des enfants. Il a même élargi mon regard sur le socioconstructivisme, me faisant comprendre que non seulement les enfants apprennent ensemble, mais aussi à quel point l’adulte et l’enfant sont dans le même type de relation. Ce n’est pas l’adulte qui sait et l’enfant qui apprend, mais l’adulte et l’enfant apprennent ensemble. Malheureusement, nous disent les auteurs, souvent les adultes appauvrissent l’enfant en ne considérant pas ce qu’il dit comme sensé, « le jeune enfant devrait être pris au sérieux. Actif et compétent, il a des idées et des théories qui, non seulement valent d’être écoutées, mais méritent aussi d’être étudiées et, lorsque cela a lieu, mises en question et contestées. » (ibid., p. 103)

Dahlberg, Moss et Pence (ibid.) donnent un exemple correspondant à cette vision de l’enfant dans lequel l’éducatrice construit une série d’activités à partir d’une préoccupation qui émerge dans un groupe d’enfants de 5 ans autour du temps et de l’heure à laquelle les parents viennent les chercher. Elle alterne des moments d’échange sur le sujet (discussions durant lesquelles elle ne cherche pas à transmettre des connaissances aux enfants, mais à partir de ce qu’ils savent ou se représentent, à les faire réfléchir, à leur proposer des arguments contradictoires parfois) et des activités liées à ces échanges. L’éducatrice documente le travail des enfants (observations, photos, films, etc.), ce qui, d’une part, l’aide à construire la suite du projet, à en discuter avec ses collègues aussi et, d’autre part, permet aux enfants de revisiter l’activité et aux parents de s’impliquer et de se rendre compte de ce que fait leur enfant, même si cela ne se finalise pas forcément dans un objet concret que l’on peut emporter à la maison. (pp. 236-239.)
Cet exemple me fait penser à la réflexion faite par une équipe de nurserie dans l’institution dans laquelle je travaille à propos des objets mis à disposition des enfants, qui ont amené mes collègues à diversifier ceux-ci à partir de l’idée d’offrir une grande variété de matières et de formes et aussi de l’observation de ce que font les enfants avec ces objets. C’est ainsi que, par exemple, toute une collection de couvercles d’emballages alimentaires a fait son apparition (la proposition d’amener des objets de récupération les ont conduits à remarquer un intérêt soutenu pour ces couvercles : certains font un bruit intéressant lorsqu’on appuie dessus, d’autres roulent très bien, tous se mâchouillent ou servent de contenu), mais aussi une série de chaussures en plastique rose que, personnellement, je trouvais horribles, mais, j’ai dû le reconnaître, que les enfants ont passé des heures à enfiler au bout de leurs pieds, ou de celui du voisin, s’imitant les uns les autres, et de sacs avec fermetures éclair, autres objets passionnant à ouvrir et à fermer lorsqu’on a moins de 2 ans. Les éducatrices ont documenté les jeux des enfants en les photographiant et ce projet a été présenté aux parents.
J’ai lu avec plaisir que, pour les auteurs, « la garde ne devrait jamais être la seule finalité ou la finalité dominante des institutions » (ibid. p. 141), mais que l’intention devrait viser surtout à apprendre ensemble, adulte et enfant, à faire société : « Notre idéal des institutions de la petite enfance comme forums les pense comme des lieux encourageant “ l’indocilité ” et la confrontation, qui maintiennent ouvertes les questions du sens et valorisent l’écoute de la pensée ; bref, qu’elles servent de “ lieux de débats et de dissensus ” et de “ sites où l’on s’engage, de lieux de pratiques éthiques ” (p. 143). Cela me fait penser à une autre scène observée il y a peu : une éducatrice se trouvait avec un groupe d’enfants âgés entre 18 et 24 mois dans une salle dans laquelle il y a une mezzanine à laquelle les enfants peuvent accéder par un escalier raide et étroit. Ajoutons que ces locaux sont habituellement prévus pour accueillir des enfants plus grands. Une collègue vient la rejoindre avec quelques enfants du même âge. Au bout de quelques minutes, elle voit qu’un enfant monte l’escalier alors qu’un second commence à descendre. Elle intervient, explique aux enfants que c’est dangereux, demande à celui qui veut descendre de remonter et d’attendre que l’autre passe. Les enfants s’exécutent volontiers, mais la scène se reproduit, l’éducatrice doit sans cesse intervenir pour faire reculer l’un, avancer l’autre, demander à celui qui s’arrête au milieu de l’escalier de se dépêcher, etc. C’est alors que sa collègue, après un moment d’hésitation, lui fait part qu’avant son arrivée, et tout en restant proche de l’escalier et attentive à ce qui s’y passait, elle avait laissé les enfants monter et descendre librement et que ceux-ci s’étaient très bien débrouillés, se tournant sur le côté et se tenant fermement à la rampe pour se croiser. La seconde éducatrice s’arrête alors, étonnée, et réfléchit à haute voix, nommant sa crainte d’une chute, puis observant attentivement les enfants qui ont repris leurs croisements. Elle finit par dire : « Tu as raison, ils se débrouillent très bien ! » et va s’asseoir un peu plus loin. J’ai été admirative devant l’attitude de chacune, la première qui, malgré une hésitation visible, a le courage de « critiquer » l’attitude de sa collègue et la seconde, qui, par son ouverture d’esprit, se remet en question, observe les enfants et valide la remarque. Ce qui est sûr, c’est que les enfants en sont ressortis gagnants en liberté d’expérimenter. Voilà pour moi du vrai travail éducatif : le souci de protéger les enfants mis en balance avec leur besoin d’expérimenter et la confiance qu’on peut avoir dans leurs capacités ; ces réflexions étant partagées entre collègues pour construire ensemble une pratique. Cela me semble plus fécond qu’une procédure qui décréterait, à coup sûr, que l’escalier est trop dangereux pour les enfants et que chacun s’astreindrait à respecter en croyant « faire de la qualité » (l’attitude contraire étant d’ailleurs tout aussi mauvaise : laisser tous les enfants monter et descendre librement sans se soucier de vérifier par l’observation attentive qu’ils en sont capables, mais moins probable dans notre société très portée sur la sécurité, vous en conviendrez). Peut-être trouvez-vous cette situation banale, évidente. Mais combien de fois se produit-elle dans une journée ? J’observe que souvent nous n’intervenons pas car nous avons peur de froisser l’autre ou encore, la remarque est faite de manière maladroite et agressive, l’une se présentant comme ayant la bonne pratique dont l’autre est incapable, ce qui amène la collègue à ne pas pouvoir l’accepter.
Dahlberg, Moss et Pence (ibid.) nous rappellent que nous, tous ensemble, sommes la société. Les enfants ne sont pas des futurs citoyens, ils sont des citoyens. Nous pouvons construire la société avec eux maintenant. Plutôt que les préparer à entrer dans la société, ou les en protéger avec la crainte qu’ils ne puissent ensuite s’y adapter, nous pouvons penser le collectif de la crèche comme société. « Nous estimons, et c’est un choix éthique et politique, que les institutions de la petite enfance devraient être comprises et développées comme des institutions publiques, des forums, et des espaces des enfants, des sites pour la rencontre et la relation, où les enfants et les adultes se retrouvent et s’engagent à quelque chose, où ils peuvent dialoguer, écouter et discuter pour partager des significations. » (p. 32) L’ouvrage (ibid. pp. 52-53), rapportant les propos de l’un des maires de Reggio Emilia  dans les années 1960, rappelle à quoi le rapport de domination entre les adultes et les enfants peut mener : « L’expérience du fascisme leur avait enseigné que les conformistes, ceux qui obéissaient étaient dangereux, et que pour la construction d’une société nouvelle, il était impératif de sauvegarder et de transmettre cette leçon, ainsi que de nourrir et de maintenir une vision des enfants les considérant comme capables de penser et d’agir pour eux-mêmes. »

Ceci amène à une question : quelle place accordons-nous dans nos lieux pour l’indocilité, la contradiction chez les enfants? Je me questionne de plus en plus sur ces pratiques comme envoyer systématiquement tous les enfants aux toilettes avant le repas, ou la sieste, même s’ils n’en ont pas besoin, ou encore insister trop fortement pour qu’ils « goûtent de tout » et aussi sur ces situations où les adultes considèrent comme du non-respect ou de la provocation le fait que l’enfant ne respecte pas une consigne, ne réponde pas immédiatement à un appel.

Pour terminer, je relèverai que la rencontre de cet ouvrage nous a amené, dans notre institution et en collaboration avec une autre crèche, à chercher notre propre voie pour faire « un bon travail » et le réévaluer régulièrement. Nous avons décidé de nous donner un espace pour nous pencher sur nos pratiques quotidiennes, tenter de les déconstruire, de mettre en évidence ce qui se cache derrière, de nous pencher sur nos choix pour peut-être les changer. Ce travail, à peine amorcé, ne se fera pas sans résistances et sans doutes (nous ne savons pas très bien nous-mêmes où nous allons, même si nous avons quelques idées de départ, puisque nous voulons construire cela ensemble, ce qui engendre des craintes) et il est encore trop tôt pour savoir ce que nous en tirerons, mais nous espérons qu’il nous donnera aussi un appui suffisant pour résister à l’arrivée de ce label dont nous craignons qu’il nous soit imposé et montrer que d’autres chemins sont possibles. Des chemins aventureux dont nous espérons qu’ils nous mèneront à des paysages sans cesse réinventés.

Bibliographie

Dahlberg, Gunilla ; Moss, Peter et Pence, Alan (2012), Au-delà de la qualité dans l’accueil et l’éducation de la petite enfance : les langages de l’évaluation, érès, Toulouse.

Senett, Richard (2008), Ce que sait la main : la culture de l’artisanat, Albin Michel, Paris.

Santé publique Suisse (2012), « Promotion de la santé pour la petite enfance : prise de position » – 22 nov. 2012 .  A télécharger sur : http://www.sagefemme.ch/fr/act/index.cfm?nID=2095&ar=1&start=9

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