Sous le regard de l’Employeuse, la vie morale de la Nounou

Les résultats présentés dans cet article sont tirés d’une enquête ethnographique menée pendant deux années dans un square parisien auprès d’un groupe de treize femmes citoyennes de Côte d’Ivoire et embauchées comme nounous dans des familles parisiennes. Cette observation de terrain fut complétée par un matériel sociologique plus classique, soit des entretiens menés à intervalles réguliers avec une vingtaine de femmes employant des nounous à domicile[1].

Qui garde les enfants parisiens dont les deux parents travaillent en dehors du foyer ? La pénurie des places disponibles dans les structures collectives, l’activité des grands-parents et les horaires de travail contraignants conduisent d’autant plus facilement les couples de cadres à embaucher une salariée que des dispositions fiscales spécifiques allègent considérablement le coût du travail à domicile. Ainsi, depuis le début des années 90, on assiste à Paris, comme dans d’autres métropoles occidentales, au grand retour des « Nounous » : il s’agit toujours de migrantes économiques, sauf qu’au lieu de venir des provinces françaises, elles arrivent des pays du Sud, souvent des anciennes colonies. On imagine facilement la vulnérabilité sociale et politique de femmes étrangères, pauvres, parfois sans papiers et ne pouvant prétendre qu’aux emplois les plus précaires. En revanche, on sait rarement que ces femmes qui traversent le monde pour prendre soin des enfants privilégiés des pays riches laissent souvent derrière elles leurs propres enfants – des enfants jeunes, il peut s’agir de bébés à peine sevrés.

« Ce que je donne à cet enfant blanc n’est-il pas ce que je retire à mes enfants restés loin de moi ? »

Dans son travail, la Nounou doit ainsi affronter une épreuve morale née d’une situation inquiétante : s’occuper, contre de l’argent, des enfants d’une famille française alors qu’elle a elle-même confié ses enfants à sa famille africaine dans des circonstances où l’argent jouait un rôle important. En effet, dans une Côte d’Ivoire en proie à la crise économique, la jeune femme fut missionnée en France par le groupe pour gagner et expédier de l’argent. Si sa famille lui a offert l’opportunité d’une vie différente, la Nounou a en revanche contracté auprès d’elle une dette dont ses enfants sont en quelque sorte le dépôt de garantie, garantie que tout au long de sa vie dans l’émigration elle remboursera la dette.

L’épreuve morale se constitue comme telle dans l’action quotidienne, dans les gestes et les paroles actés minute après minute, dans les interrogations immédiates que ces gestes et ces paroles suscitent. La première difficulté consiste pour la Nounou à repérer les incertitudes furtives, les tiraillements inarticulés de la conscience comme les symptômes d’un problème moral bien plus fondamental.

« Bien sûr, tu sais que tu ne mens pas, que le destin de cet enfant blanc n’est pas ta vie, que jamais tu pleures en pensant à lui alors que tes yeux saignent quand tu penses à tes enfants. Mais même, y’a foi, tu penses tout le temps à ton bébé là-bas en t’occupant du bébé sous la main. Je n’aime pas penser au bébé là-bas, car tout  revient et ça pèse, ça revient comme un lézard, puis ça pèse comme une pierre… Au début, quand j’ai commencé à être nounou, j’avais tout le temps le ventre malade. Maintenant, je ne sais pas comment je fais, mais je me suis habituée à la perturbation. »[2]

Ce problème moral, cette « perturbation » qui germe dans la vie quotidienne de la Nounou, je pourrais l’énoncer ainsi : « Ce que je donne à cet enfant blanc n’est-il pas ce que je retire à mes enfants restés loin de moi ? »

Pour répondre à la question, la Nounou doit devenir certaine qu’au-delà de l’éventuelle identité des gestes et des mots prodigués, ce qu’elle fait aux enfants de l’Employeuse n’est pas ce qu’elle retire à ses propres enfants. Cette certitude est difficile à acquérir ; d’après mes observations, c’est surtout le résultat de discussions spontanées menées en bande, au square, à ce moment particulier de la journée où les nounous se retrouvent et parlent entre elles en surveillant les enfants du coin de l’œil. Pourtant, l’influence du « syndicat du square » n’est pas infaillible et la plupart des jeunes femmes demeurent dans l’indétermination morale, repoussant les questions trop douloureuses pour s’appuyer sur des proverbes, de l’espoir ou des résignations.

« Tout ça mélange, la vie est amère, mais découragement n’est pas ivoirien. Alors patience, patience, mes enfants je prie pour eux. »[3]

Au travers de ses gestes, de ses actes et de ses mots quotidiens, la Nounou construit l’absence de confusion entre ses enfants et ceux de l’autre, mais elle ne peut le faire que sous le regard de l’Employeuse. Je me réfère ici aux travaux fondateurs de George Herbert Mead qui semblent particulièrement pertinents pour comprendre le scénario et la portée des interactions. Selon Mead, les acteurs sociaux saisissent et intègrent leur propre identité à partir du regard que l’autre porte sur eux[4]. En quelque sorte, la Nounou lit qui elle est dans le regard que l’Employeuse porte sur elle. Je pourrais augmenter l’analyse de Mead d’une dimension politique, en insistant sur l’asymétrie dans le jeu de regard : l’acteur dominé dans la relation saisit littéralement son identité en baissant les yeux sous le regard de l’autre. Dans une relation professionnelle aussi exclusive que celle qui unit, au creux de l’appartement parisien, la Nounou à son Employeuse, l’image que l’Employeuse lui répercute de son rôle social, le portrait d’elle-même qu’elle repère dans le regard de l’Employeuse est le matériau principal de la représentation de sa consistance professionnelle.

Or, recrutant une nounou, l’Employeuse a d’abord cherché une femme « aimante », privilégiant dans son choix les qualités naturelles qu’elle prêtait à sa future employée. Par conséquent, l’Employeuse résiste à froidement considérer l’activité de la Nounou comme un travail « comme les autres » : c’est un travail qui consiste à donner de l’amour, ce qui ne peut poser de difficulté à une femme « aimante ». Et cette résistance, cette déqualification qui affleure dans le regard, les gestes, les paroles de l’Employeuse, cette indifférence à la Nounou en tant qu’elle est une personne singulière, cette valorisation du sentiment au détriment des compétences, contrarient la Nounou, assignée à l’amour de l’enfant gardé, dans ses efforts pour distinguer ce qu’elle fait pour l’enfant de l’autre de ce qu’elle ne fait pas pour son propre enfant. L’insistance de l’Employeuse à la renvoyer non seulement au sentiment, mais au pouvoir moral de celui-ci (la Nounou se comporte bien si elle aime l’enfant dont elle s’occupe) peut la désorienter au point qu’elle renonce à surmonter l’épreuve et qu’elle reste dans le marécage de l’incertitude morale, soit d’une non-fierté constitutive de son incapacité à défendre ses droits et à « lutter pour la reconnaissance »[5]. Ainsi, la norme culturelle de la priorité de l’enfant, de l’adoration qu’il mérite, complique la clarification de la situation morale de la Nounou lorsqu’elle cherche à établir pour elle-même, dans sa vie quotidienne, que l’enfant gardé ne remplace pas l’enfant laissé.

Pour l’Employeuse, le répertoire professionnel de la Nounou est celui de l’enchantement de l’enfant, enfant sacré, reconnu dans son importance, son unicité et sa valeur. A ses yeux, la Nounou ne doit pas seulement reconnaître les désirs de l’enfant, elle doit aussi les célébrer et tirer plaisir de cette célébration.

« J’ai demandé à Aurélie si elle pouvait venir m’aider pour le goûter d’anniversaire de Zoé, un samedi après-midi. Et j’ai été très étonnée, cela m’a en fait un peu blessée, elle m’a demandé à être payée. C’était une demande indirecte mais claire, elle voulait récupérer contre cette présence un vendredi après-midi, « pour faire les papiers » comme elle dit. J’ai trouvé que cela n’était pas très gentil pour Zoé… Quand même, c’était son anniversaire et elle sait que Zoé l’aime beaucoup… C’était comme si c’était une corvée ! Je trouve que c’est triste de tout envisager comme une source d’argent. Moi, je le lui demandais comme à une amie… »[6]

Le problème moral de la Nounou ne la hante pas comme le remords hante Macbeth, il l’envahit plutôt subitement comme un brouillard, lors d’interactions avec l’Employeuse, surtout lorsque celle-ci, au détour d’une remarque, d’une question ou d’une prescription, se drape dans l’amour de son enfant qu’elle projette comme une norme absolue et comme le pivot de la déontologie de la Nounou. Elle formule alors à son employée l’injonction d’aimer son enfant, comme s’il s’agissait d’une obligation morale. Si la Nounou cherche à résister, elle devra se déprendre de cette norme de l’amour de l’enfant gardé ; elle devra s’extraire de la zone de contrôle de l’Employeuse où les sentiments et la morale s’indifférencient.

Pour sortir du marais du sentiment, l’invention de l’éthique professionnelle

Malgré les difficultés, il arrive que la Nounou parvienne à distinguer le souci de l’enfant gardé et le souci de l’enfant quitté. Les différentes manières de réussir et donc de dissocier la vie affective du travail peuvent se recouper, elles ne correspondent pas à des choix tranchés, à des stratégies solidement établies, elles émergent par le bas, comme des solutions pratiques et dépendent aussi de facteurs contingents que la sociologie, même la plus micrologique, a toutes les difficultés à prendre en compte, tels que l’humeur du jour. La mise à distance est recherchée de deux manières : dans le champ du travail, en s’attachant à le désenchanter et, dans le hors-champ du travail, lorsque la Nounou en minore l’importance par rapport à ce qu’elle appelle la « vraie vie ». Dans le champ du travail, la Nounou tente de sortir de ce « marais du sentiment », en bricolant une déontologie sommaire, parce qu’isolée, réflexive et casuistique. Son espoir est de qualifier moralement son action en référence à une éthique du travail plus qu’au flux et au reflux des sentiments. Dans le hors-champ du travail, la Nounou se raconte sa vie professionnelle comme périphérique par rapport à sa vie personnelle.

Dans le champ du travail, la Nounou doit se convaincre que consoler l’enfant, le bercer, le nourrir est un travail. Elle doit devenir certaine que lorsque l’enfant est bercé, nourri, consolé, alors elle a bien fait son travail. Elle doit décider du lien qu’elle construit avec l’enfant, le qualifier à partir de sa propre expérience et non à partir des injonctions de l’Employeuse. Cette conviction peut avoir pour conséquence que la question de l’amour de l’enfant lui devienne inappropriée : l’amour de l’enfant n’est ni l’objet ni l’objectif de son travail. Pourtant sa fierté professionnelle peut s’enraciner dans cette conviction jusqu’à l’affranchir du regard par lequel l’Employeuse la juge. Une telle clarification revient à reconnaître comme tel un travail qu’elle trouve elle-même dévalorisant. C’est finalement aussi dans cette victoire sur une situation sociale complexe, cette victoire obtenue seule ou à si peu, une poignée de migrantes pauvres discutant dans un square, que la Nounou autodidacte esquisse les fondements de ce qui pourrait devenir un véritable statut de l’employée à domicile en charge des enfants. Cette clarification peut même être interprétée comme une redistribution de l’autorité, dans la mesure où la Nounou n’est plus seulement l’agent physique du travail, mais elle est l’auteure du sens qu’elle donne à ce travail, aussi peu valorisé qu’il soit.

Très concrètement, le premier degré de cette clarification consiste pour la Nounou à définir strictement les tâches de son travail. Et une fois de plus, les analyses que les acteurs sociaux produisent dans leurs expériences sociales recoupent les recherches des sciences sociales. Ainsi, la lutte de la Nounou pour se « bricoler » une éthique du travail qui la tire de la pure expérience de la domination, croise certains résultats en sociologie de la professionnalisation. Selon ces résultats, le processus de professionnalisation ne peut s’enclencher que lorsque l’objet du travail est rigoureusement défini à partir d’un certain nombre de tâches précisément décrites[7]. Ainsi, pour finalement sortir de l’indétermination morale et se libérer du regard qui la juge, la Nounou lutte contre ce que la sociologie du féminisme américain appelle pour qualifier le travail domestique le jour sans fin (endless day) ou le travail sans fin (endless work).

« – La patronne, elle rajoute tout le temps des nouvelles choses à faire. Maintenant je dois même acheter la salade chez le maraîcher en rentrant du square. Parce qu’elle mange seulement la salade du jour… »

– Elles font toutes le même ! Au début, tu dois pas repasser, après tu dois repasser mais pas ranger le linge, après tu dois repasser et ranger et si elle trouve plus un T-shirt, c’est que tu l’as mal rangé ! Et le tas de linge à repasser est toujours plus gros.

– Parfois c’est comme si je dois repasser le linge de tout le village. En plus, tu fais plus de choses et tu fais plus de bêtises. Et moi, elle me calcule et dit comme si c’était rien : au fait Blandine, vous n’auriez pas vu mon petit top mauve, il y a au moins trois semaines que je l’ai mis à repasser. »[8]

Mais pour l’Employeuse, la Nounou est à disposition, héritière dans son imaginaire de la petite bonne – quand bien même sa famille n’a jamais eu de petite bonne ; elle doit pouvoir « tout faire » en sorte que l’Employeuse tient à ce que les tâches soient indistinctes, c’est pour elle une question de souplesse et de qualité des relations humaines liées à un service qui se donne dans une proximité humaine si particulière.

« Quand j’ai embauché Chantal, on avait un contrat de travail type, mais j’ai quand même appelé une copine avocate, spécialisée en droit social, pour lui demander son avis. Elle m’a donné des conseils ultra-contraignants, en m’indiquant tous les cas de figure où la Nounou pourrait nous assigner devant les prud’hommes. C’était terrifiant ! Je ne l’ai pas suivie, parce que cela me semblait être une juridiciarisation excessive, un peu à l’américaine, des relations humaines. Nous, on voulait que ce soit tout le contraire, que les relations soient fondées non sur la méfiance mais sur l’affection et la confiance. On voulait une bonne Nounou des familles, un peu comme Bécassine, dévouée et à laquelle on s’attacherait. »[9]

Je ne développerai pas dans ce texte l’autre forme de distanciation, bien plus radicale, encore qu’elle ne soit jamais totale mais se donne plutôt dans des éclipses de révolte (contre le sort, contre la mélancolie, contre l’humiliation ressentie) : la Nounou abandonne le champ de la fierté professionnelle pour prétendre que la fierté n’est pas dans le travail, que, pour pousser à bout l’hypothèse de Dominique Méda, le travail est une valeur disparue[10]. Alors, la Nounou ne confond plus ce qu’elle ne fait pas pour ses enfants et ce qu’elle donne aux enfants de l’autre, elle tente de rejeter ces derniers à la périphérie de sa vie de l’esprit. Lorsqu’elle se trouve dans ces dispositions, au bord d’une révolte dont elle ne détient pas les ressources pratiques, la Nounou envisage alors l’hypothèse historique que, la plupart du temps, elle repousse de toutes ses forces : et si l’enfant dont elle s’occupe devenait, un jour, le patron de ses propres enfants ?

Ainsi cet article s’est proposé de prendre au sérieux la vie morale d’une poignée de nounous ivoiriennes à Paris et, plus précisément, l’articulation entre leur expérience morale et la relation qui se construit jour après jour entre elles et leur Employeuse. Il insiste sur l’importance de la morale quotidienne, sur la disposition des nounous à rattacher, dans les situations de travail les plus banals, leurs actes aux catégories ordinaires du bien et du mal. L’expérience de la Nounou est celle du conflit moral, ce qui diminue les ressources sociales d’une femme déjà dominée. La relation qui relie la Nounou à son Employeuse est d’autant plus asymétrique que l’Employeuse peut prendre appui pour juger l’autre sur son intégration morale, tandis que la Nounou doute que ses actes, ses gestes, ses paroles soient justes envers ses propres enfants. La fragilité morale de la Nounou, renforcée par sa vulnérabilité sociale et son éventuelle irrégularité politique, est un élément déterminant de son impuissance à défendre des droits et des intérêts. C’est essentiellement en conséquence de discussions au square, en bande, que la Nounou, portée par un collectif même informel et aléatoire, parvient à repenser sa fierté.


[1] L’intégralité de ce travail sera publiée dans un livre à paraître aux Editions Flammarion en février 2012.

[2] Célestine au café, février 2003.

[3] Bernadette au square, février 2003.

[4] George Herbert Mead (1934), Mind, Self and Society from the Standpoint of a Social Behaviorist, Chicago, University of Chicago Press.

[5] Cette expression est une allusion au livre d’Axel Honneth (2002), La lutte pour la reconnaissance, Paris, Cerf.

[6] Frédérique en son appartement, avril 2005.

[7] François ABALLEA (1992), « Sur la notion de professionnalité », Recherche sociale, octobre-décembre 1992, pp. 39-45. Dans cet article, Aballea pose les critères nécessaires pour qu’il y ait une profession : la délimitation d’un objet, la constitution d’une expertise, la définition d’un système de référence et le contrôle de l’accès à la profession.

[8] Béatrice, Laurence et Blandine au square, mai 2003.

[9] Laure en son appartement, octobre 2006.

[10] Dominique Méda (1995). Le travail, une valeur en voie de disparition, Paris, Aubier.

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