Tissu, texte et travail

Ecrire sa pratique pour une approche de la complexité. Déplier les évidences pour comprendre le travail.

Ecrire sa pratique, c’est la penser un peu, c’est l’organiser en dessin et en dessein, l’agencer en métaphore, c’est la donner à voir, c’est prendre le risque de déplaire, c’est marquer un territoire, c’est jouer avec les mots, c’est combiner des idées, déjouer des peurs, tendre des perches, se laisser emporter par des images, c’est déplier sa pensée…

Un texte est en fait un tissu, un tissu de mots, de phrases, d’idées, d’inexactitudes, d’approximations, de concepts plus ou moins bien élaborés. Un entrelacs de règles de grammaire, de notions, de termes, de lettres qui en se croisant donnent parfois de belles histoires, de beaux textes.

Texte n. m. est emprunté (v. 1155) après une altération en tiste (v. 1112), au latin textus, proprement « tissu, enlacement », spécialement « enchaînement d’un récit », d’où à l’époque impériale « teneur (du discours), récit » . (…) Textus, littéralement ce qui est tramé, tissé, est la substantivation du participe passé passif de texere « tramer, entrelacer », également appliqué au domaine de la pensée (à tisser)[1].

Tisser

1. Fabriquer (un tissu) par tissage. (…) transformer (un textile) en tissu.

2. fig. Former, élaborer, disposer les éléments de (qqch.) comme par tissage[2].

 

Soutenir que notre travail est complexe est une gageure. Ce texte est donc conçu comme un tissu, il est composé (entrelacé) de saynètes de travail au quotidien qui tentent de montrer comment et en quoi le travail se tisse et se trame en une complexité de gestes, de mots, de pensées, d’histoires, d’agirs, qui imbriqués les uns aux autres, exposent comment ils fondent une pratique. Une pratique composée de nombreux fils certes, mais également de nombreux plis qu’il faut essayer de déplier pour en saisir l’essence. Ces fils composent la trame, le tissu à partir duquel chaque individu déroule son travail, mais aussi déplie ses savoirs, replie ses connaissances, plie son expérience…

Complexe adj. et n. m. est emprunté (XIVème s.) au latin complexus « fait d’éléments imbriqués », participe passé adjectivé de complecti « embrasser, comprendre », de cum, com-(à co-) et plectere « plier, entrelacer » (à plier).[3]

Plier famille du lat. plectere, plexus « entrelacer » et bas lat. plexus, -ùs « entrelacement » auquel se rattachent  (1) (a) complecti, complexus « embrasser, étreindre », « embrassement, connexion », complexio « combinaison » (…) c) un 2ème élément de composés –plex, -plicis « qui se plie », à valeur multiplicative, (…)[4].

Tout l’intérêt du verbe plier réside dans le fait que si l’on peut plier, replier on peut aussi déplier. En ce sens, le concept de pli repris par de Jonckheere (2010) se référant à Deleuze est intéressant : « Le concept de ‘pli’ permet de saisir cette activité par laquelle en prenant le monde en lui, il construit sa personnalité et son mode d’existence. Il s’agit d’une activité de subjectivation par laquelle l’individu construit sa singularité. ‘La subjectivation se fait par plissement’(Deleuze, 1986)[5]

Ce que nous sommes, d’où l’on vient, ce que l’on a fait est plié en nous-mêmes « nous plions en nous des normes, des valeurs et des règles de conduite morales » ajoute de Jonckheere. Parfois tout est si bien plié que nous pensons que ces valeurs morales sont celles que nous avons volontairement choisies et cela guide nos actions. Nous plions plein de choses encore comme des savoirs, des connaissances et tout est si bien plié que nous restons parfois figés comme amidonnés. Osons déplier, allons voir « la face cachée du plissement », et trouver « l’impensé » qui se différencie de l’impensable…

Quand le travail se trame avec des enfants, des parents, des collègues…

Trame

1. Ensemble des fils passés au travers des fils de chaîne, dans le sens de la largeur, pour constituer un tissu. (…)

2. Structure d’un réseau. (…)

Fig.

1. Ce qui se déroule comme un fil. (…) Intrigue, complot. (…).

2. Texture. « ces petits faits insignifiants et délicieux qui forment le fond même, la trame de l’existence » (Maupassant)[6].

De qui ou de quoi parle-t-on ?

– De myriades d’enfants qui se donnent la main ?

– D’un entrelacs de représentations autour d’un concept d’enfance qui ne peut se définir simplement parce qu’il est historiquement et socialement construit (tramé) au fil du temps… ?

– D’un lieu spécifique (crèche, garderie) où « des agirs professionnels » bien incarnés par des personnes tentent (certaines désespérément et d’autres avec espoir) de fabriquer (tisser) du sens, du vivable, de la cohérence, du plaisir, de la création… de la vie quoi !?

Pour moi, le travail d’éducatrice se tisse dans et par des faits et gestes, une multitude d’images, d’idées, de productions, d’évocations, de réflexions que chacun·e au jour le jour reçoit, produit, expérimente, déconstruit, questionne.

Mais, pour moi encore, le travail se tisse – comprendre se construit et grandit – et se trame – entendre s’élabore parfois par des manœuvres cachées – dans le quotidien de mon lieu de travail (CVE de Valency).

Pour paraphraser Maupassant je pourrais dire que le travail se tisse dans ces petits faits insignifiants et délicieux, ces petits riens qui (trans)forment le fond même, la trame d’une enfance en devenir.

Tout d’abord, le lien sur un temps long : mes sourires d’aujourd’hui sont les silences possibles de demain. Mon observation de maintenant conditionne mon travail de demain. Chaque enfant, chaque parent que je croise, que je vois, que je salue, que je reconnais, que j’amuse, que j’énerve, que je juge, que j’évite, est dans ma tête un (potentiel) fil avec lequel je compose déjà aujourd’hui, parce que demain je serai éventuellement amenée à travailler dans la proximité avec eux. La trame se construit, se pense, se tisse déjà là.

Je me revois plaisanter dans les couloirs avec Ada, sa maman et sa grande sœur. Elles ne me connaissent pas vraiment, elles se dirigent vers le groupe des moyens alors que je travaille encore à la nurserie. Pourtant les signes sont là de part et d’autre, une parole, un geste, un coucou derrière la fenêtre. Je ne connais rien d’elles, je n’ai pas le souci d’anticiper une possible adaptation d’un bébé à venir, la maman n’est plus toute jeune. Il n’empêche, nous faisons partie de la même maison pendant ce temps de fréquentation d’Ada et nos chemins vont parfois se croiser, alors j’entrecroise aussi des fils. Deux ans plus tard, je change de secteur… tiens, Ada va justement être dans mon groupe… Le premier travail d’approche n’est plus à faire, ni avec la maman ni avec Ada, nous sommes les unes et les autres en terrain connu. Il reste à « dessiner », je pourrai dire déplier la nouvelle relation, mais la trame existe déjà.

Barnabé égare toujours son doudou, on le retrouve sous la table du réfectoire, dehors dans l’herbe, caché sous le banc, c’est pas grave… il est à Barnabé. Toutes et tous, nous le savons et toutes et tous nous le lui rapportons… avec agacement, avec un mot rigolo, avec les fruits de l’après-midi… peu importe, au-delà d’un doudou de perdu c’est un nouveau fil de tendu.

Je suis à l’arrêt de bus. Noémie me regarde. Son papa m’ignore, il ne sait pas comme Noémie que je travaille là en bas à la garderie. Et, bien qu’elle, elle soit chez les écoliers et que moi, je ne sois que chez les bébés, Noémie me sourit, m’invite d’un geste rapide à m’asseoir à ses côtés. Je m’assieds, je lui parle : « salut, ça va ?». Son père réalise qu’il se passe quelque chose, il nous regarde. Noémie explique : « c’est Karina », et elle complique : « tu crois que je peux faire l’eau demain ? » Son père ne comprend rien si ce n’est que Noémie et moi, on se connaît…

Deux matins par semaine, je prends le bus tôt, si tôt. Cynthia (4 ans), Marja (6 mois) et leur maman sont souvent là aussi. Aujourd’hui le bus a du retard, beaucoup de retard. On discute. Marja est dans mon groupe. Cynthia me connaît bien. Ce retard est embêtant. Il faut attendre. Il faut ne pas s’énerver de l’attente. Il faut ne pas s’irriter des suites de ce retard. Ce retard de maintenant sur le travail d’après. Courir, s’agacer déjà pour ce qui va suivre, ça s’appelle parfois les conséquences d’un retard… pour la maman.

En balance dans ma tête : comment aider, solutionner ? Ce serait si facile : je prends les enfants, une sur le ventre, l’autre par la main. Mais, si je le fais aujourd’hui, est-ce que je vais devoir le faire toujours ? Et mes collègues ?

Le bus est vraiment tard. Je décide. Oui aujourd’hui, je ne sais pas pour demain. Un drôle de fil que je peux me permettre de tendre. Mon âge, mon expérience, ma connaissance de la maman, de ses filles, de ce qui m’attend à la garderie. Je reste au clair sur la distance à parfois rétrécir pour faire bien mon travail. Serrer la trame. Mais aussi desserrer, quand la trame le permet.

Il ne se trame rien d’autre que du travail.

C’est le matin. Luc aime les histoires. Et je le sais. Et moi aussi, j’aime les histoires. Alors nous nous retrouvons tous les deux sur le matelas, lui avec sa mélancolie matinale et moi avec ma disponibilité intacte de ce moment encore tranquille. Ce récit nous relie, il nous emmène dans nos envies secrètes, dans notre imaginaire en ébullition, d’autres enfants très vite se joignent à nous. Il faut se pousser et se serrer pour quelques images et quelques paroles qui nous font savoir que nous sommes ensemble pour la journée à s’écouler.

Midi… ou plutôt onze heures trente. Du monde. Du bruit. Du va-et-vient. Vacarme de chaises qui glissent sur le parquet. Parfois des pleurs, parfois des cris. Des odeurs. Le ballet du dîner a débuté.

Mes sens sont aiguisés et mes perceptions vont dans de nombreuses directions :

Du côté de ma table… remplir les verres, être attentive à celle ou celui qui a réservé sa place et qui se la fait chaparder, à ce qui est chaud, à ce qui se renverse, à TOUT, ce qui se dit, à tout ce qui ne se dit pas et qui se voit, à Béatrice (la directrice) qui me demande si la maman de Flavia a fixé le rendez-vous, à…

Du côté des tables voisines… Ophélie (éduc) s’énerve avec Armelle (enfant), John (éduc) doit aller répondre au téléphone. Les enfants de sa table vont être seuls un moment, donc si ça va mal, je me mettrai à sa table un moment. Steve (enfant) tape avec sa fourchette sur la tête de Damien (enfant) qui est derrière lui et à notre table, le repas s’annonce chaud dans tous les sens du terme. Et mince, je ne dois pas mettre de la saucisse de veau à Malek, il y a du porc dedans…

Du côté du personnel de maison… aujourd’hui les enfants apprécient le repas, il serait bien de leur rappeler de le dire à Karim le cuisinier. Aïda l’aide de cuisine a mis deux couverts de trop car j’ai oublié de lui dire que Grégoire et Mathilde étaient malades. Je vais les ranger avant qu’ils ne soient sales et je vais lui dire que c’est moi qui me suis trompée. Mince encore… il y a l’anniversaire de Tom, il nous faut une glace pour le dessert, j’ai aussi oublié…

Donner des signes de tous les côtés en situation, mais pas n’importe comment : faire émerger ce qui a de l’importance, ce qui donne ou prend du sens pour soi, pour l’autre ou du moins avec l’autre.

Pour en revenir à nos chiffons métaphoriques, le tissu, fils de trame et de chaîne entremêlés, se présente plane et structuré. Quand il s’agit d’en rendre compte par écrit, la texture se complexifie, la forme se rebelle, le fer à repasser et la mise en plis ne suffisent pas à y mettre un ordre serein. D’entre les plissures surgissent des perturbations, des crises et des surprises. Dans ce qui était relativement prévisible, survient l’imprévu, qui devient le centre du travail. Ce qui était planifié, organisé, devient secondaire. Ce qui était le but déclaré, l’objectif visé, est momentanément désuet, parce que, soudainement, c’est ailleurs que ça se passe.

Le travail, initialement décrit comme une action simple, téléologiquement claire, se déroulant sur un niveau prédit dans un environnement contrôlé, se moque régulièrement des organisations.

Une éducatrice fait plusieurs choses à la fois, dans des temporalités entremêlées, avec des gestes et des attitudes contradictoires, dans une « multiplexité » constante. Elle agit, observe, pense et réajuste inlassablement. C’est dans ces efforts pour reprendre ce qui a été suspendu, pour remettre l’ouvrage sur le métier, que se tient le cœur du travail éducatif.


[1] Le Robert Dictionnaire historique de la langue française, sous la dir. Alain Rey, Paris, 1998.

[2] Le nouveau Petit Robert de la langue française, 2009.

[3] Le Robert Dictionnaire historique de la langue française, sous la dir. Alain Rey, Paris, 1998.

[4] Jacqueline Picoche, Dictionnaire étymologique du français, Paris, Le Robert,1992.

[5] Claude de Jonckheere, 83 mots pour penser l’intervention en travail social, Genève, IES, 2010.

[6] Le nouveau Petit Robert de la langue française, 2009.

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