Travailler avec, travailler pour et travailler contre…

On dit facilement « faire équipe » en hochant la tête de satisfaction, tant la chose a l’air d’une évidence. Mais cet assentiment universel se garde bien d’aborder comment les équipes se défont, et elles se défont souvent, parfois lentement et parfois brutalement. Il apparaît assez rapidement que la coopération ne peut être le résultat d’une injonction, « coopérez, les enfants » est du même degré de bêtise que l’éternellement vide « aimez-vous les uns les autres ». L’amour n’est pas un ingrédient majeur de la coopération, on peut bien travailler avec des gens que l’on n’aime pas beaucoup ; l’amitié non plus, je connais des gens qui coopèrent bien et qui s’évitent en dehors du boulot.

Dans certaines situations tendues, il est nécessaire de coopérer et, comme chacune* le sait, souvent « nécessité fait loi ». Mais ce n’est pas en juxtaposant les forces qu’on y arrive. Si l’on se contente de synchroniser les efforts, ça marche un peu mieux, mais ce n’est pas encore de la coopération. Il faut probablement que des intelligences « s’alchimisent » pour faire face à la difficulté. S’agirait-il alors de magie ou de sorcellerie ?
Hollywood nous fabrique des blockbusters à la chaîne en mélangeant trois trucs assez grossiers : de la magie, de la morale et beaucoup de bastons. Le héros (qui, depuis les années 1980, peut être une fille) prend des coups, mais il est costaud sans en avoir l’air, il encaisse et il cogne. Il est juste, et il fait justice au nom du bien. C’est un demi-dieu, parce qu’il tient ses pouvoirs supranaturels des magiciens ou des extraterrestres. Ce cinéma-là considère le travail comme une indécence ou une insignifiance, ce qui l’occupe c’est de sauver le monde en le conservant dans les mêmes rapports de domination. Alors que celles et ceux qui coopèrent n’ont rien à faire des fées et des sorciers. Ils/elles sont pris.es dans le trivial travail quotidien, car c’est le souci premier des laborieux* que de faire en sorte que cela fonctionne, que les enfants ne se cassent pas, que les machines tricotent ou perforent, que les moteurs tournent ou vrombissent, que le pain soit cuit et que les élèves sachent écrire « anticonstitutionnellement » en un seul mot et sans faute d’orthographe. La travailleuse* est un antihéros, une humanoïde avec une intelligence relative et un corps limité.

Les coopérations sont plurielles, de l’ordre de la nécessité sans doute, mais aussi du bon vouloir. Elles sont impossibles à décréter et à prescrire. Elles tiennent de l’intelligence collective et possible, ou plutôt elles sont les rejetons du possible par intelligence, quand un collectif se met à l’œuvre.
Nous sommes envahi.e.s de métaphores coopératives comme « Il faut tirer à la même corde », de proverbes sentencieux comme « L’union fait la force » et le tout cherche à nous faire entendre définitivement que la coopération est un impératif stratégique. Ce ne sont là que platitudes téléologiques, les humains ne travaillent pas ensemble que pour atteindre une réussite. Ils le font parce que c’est humain avant tout et que ce labeur devient plaisir parfois, même quand ça rate ! Réduire la coopération à une cohérence synchronisée ne rend pas compte de tous les efforts entrepris. Quand on y regarde de près, ce qui domine ne tient pas de l’uniformité standardisée des actions, mais plutôt de la pluralité des voix, au risque d’une certaine dysharmonie ; de la disparité des gestes qui signent une chorégraphie un rien bordélique. Dans notre imaginaire occidental, coopérer glisse doucement vers une mise en rangs et un défilé au pas. Il y a des résidus d’un ordre totalitaire rationnalisé dans la coopération, qu’il est temps de liquider progressivement.

Le « vivre ensemble » est devenu une rengaine contemporaine, mais elle demande que l’on s’y attarde un peu. Nous devrions être capables de considérer qu’habiter le monde n’implique pas une uniformité des pensées ni une conformité des actes.

Coopérer n’est pas imposer une « mêmeté » du faire bien ou une homogénéité du penser juste. Il y a des coopérations divergentes et fécondes. Je ne cherche pas à dire que coopérer procède systématiquement d’une engueulade généralisée mais, et il faut y insister, la coopération n’est jamais le produit d’une homogénéité idéalisée.

Travailler ensemble est une des manières de faire société, pas strictement hiérarchisée (il arrive que l’ouvrage soit sauvé par des subalternes), pas strictement générationnelle (il arrive que des jouvenceaux et des jouvencelles fassent de bien belles choses), pas strictement rationnelle (il arrive que des poétesses fassent bien mieux que des gestionnaires). En cela, ce « faire ensemble » signifie « habiter le même monde ».

La coopération vit de dons et de contre-dons. Il s’agit de donner, de recevoir et de rendre. Mais sans s’enfermer dans une logique bancaire de la dette, ni dans une logique patriarcale de la dette d’honneur. En gros, l’acte de rendre ne se préoccupe pas vraiment du nom des donateurs*, ni des échéances contractuelles, ni des taux d’intérêts. On rend à celles et à ceux qui en ont besoin, là, quand il y a nécessité, parce que tous* nous avons reçu non seulement quand nous avons mérité, mais quand il le fallait. L’endettement est avant tout un asservissement, tandis que la coopération n’est jamais un rapport de domination. Il y a décidément des trucs que le capitalisme ne veut pas accomplir parce qu’il sait que ce serait sa mort.

Parfois, dans la coopération, il y a une demande : on sollicite un coup de main parce que, à ce moment-là, c’est galère. Il faut préciser ici que les coups de main sont aussi des pratiques intellectuelles, on s’aide aussi chez les cérébraux* qui d’ailleurs ont aussi des mains. Dans les équipes qui en sont vraiment, les gestes d’entraide devancent très souvent la demande, parce que l’attention portée à autrui y est une constante. La coopération pour de bon est aussi une pratique de care.

Les plus fervents défenseurs* du mérite personnel, même s’ils affectent de l’ignorer, savent que celles et ceux qui coopèrent sont d’une efficacité remarquable. Les « chacun pour soi » de l’évaluation individuelle des performances et les adeptes du « poussez-vous que je prenne toute la place des honneurs et des fortunes » mesurent aussi combien leurs privilèges sont indus, même s’ils/elles n’en disent rien. Aucun et aucune de ces abuseurs/euses ne peuvent prétendre s’être fait tout.e seul.e. Leur rapacité obsessionnelle ne perdure que par la négation systématique de ce que nous nommons ici « coopération ». Il y a chez eux et chez elles un mépris absolu et une ignorance crasse pour ce que « collectif » veut dire.

Les organisations contemporaines du travail ont assez largement systématisé l’individualisme forcené, tout en comptant discrètement sur les capacités coopératives des équipes. Elles n’en sont pas à un paradoxe près. L’encensement néolibéral de l’individu n’avance qu’en niant théâtralement l’importance des collectifs. La différence aberrante des revenus ne pourrait être légitimée, si l’on devait reconnaître que la production humaine n’est pas le fruit du travail d’une infime minorité qui s’auto-attribue une génialité grandiose.

Il arrive donc que des équipes se trouvent à lutter contre la destruction organisée de ce qui fait, selon elles, la belle ouvrage. Ces luttes, qui ne s’affichent pas comme telles, tant elles paraissent ringardisées, se mènent dans une lassitude absurde. Les professionnelles* ont largement abandonné aux experts* la définition de leur métier, elles ont souvent renoncé à assumer leur part de productrices de savoir sur ce qui compte vraiment à leurs yeux et ont laissé des ignares bien installé.e.s décider du devenir de l’éducation de la prime enfance. Ce qui résiste encore se tient debout (la nuit et le jour) dans ce que l’on pourrait nommer le dernier bastion du travail réel : les enjeux d’une coopération qui dure et qui tient à bien faire ce qu’il importe de faire, avec les contradictions nécessaires et les controverses inévitables. Coopérer implique de l’invention, parce tout n’est pas dit ; de la créativité, parce que rien n’est exactement tel qu’on l’avait prédit ; de la curiosité, parce que, pour en savoir plus, il faut assumer que l’on n’en sait pas assez ; de l’endurance, parce que ce n’est pas gagné, et une disponibilité au bonheur, parce que ce travail-là est un travail vivant…

Pour inconfortable que soit la position, c’est aussi celle que défend cette revue, au risque d’être minoritaire.

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