Notes autour de la lecture du Yéti

(2015), Thaï-Marc Le Than et Rebecca Dautremer, Vanves, Gautier-Languerau

Ma fille cadette a la chance de compter parmi ses proches un amateur de bandes dessinées qui lui offre souvent des BD ou des albums avec des illustrations de qualité. Récemment, elle a reçu un ouvrage grand format : Yéti. Il faut tout d’abord dire que le Yéti est un personnage particulier pour elle : il a été plusieurs années durant son ami imaginaire. Il vivait aux Diablerets, dans la montagne, un endroit où nous nous rendons souvent et venait nous y retrouver.

Là-haut, elle passait des heures à préparer des « soupes pour le Yéti », à base d’herbes, brindilles, terre, épluchures de pommes de terre et autres trouvailles. Le Yéti venait ensuite se nourrir, mais seulement la nuit, lorsque nous dormions. Il était bien trop timide pour se montrer à nous. Elle-même parvenait parfois à le rencontrer lors de brefs moments où elle se retrouvait seule.

C’est un peu un livre qui lui était destiné. Magie de la littérature qui fait parfois se rencontrer une personne et une histoire, qui fait qu’un texte semble s’ajuster comme un habit sur mesure à ce qui l’habite ou la travaille. C’est vrai pour les enfants comme pour les adultes.

Néanmoins, au-delà de la petite histoire familiale, ce livre est vraiment somptueux et convient bien à un groupe d’enfants de par son format. Les couleurs, alternant ombres et teintes lumineuses (rouge, vert foncé, bleu) sont magnifiques, les dessins ont un petit côté rétro, ils sont en pleine page et parfois même en double page.

L’album raconte un voyage initiatique, et onirique : une jeune fille part à la recherche du Yéti. « Aussi loin que je me souvienne, je me suis toujours demandé s’il existait vraiment », dit-elle. Elle nous emmène dans un long et lent voyage, du monde des hommes jusqu’au sommet des montagnes, vers le mystère. Elle rencontre un certain nombre d’alliés qui vont l’aider à traverser les épreuves. Les illustrations sont autant à « lire » que le texte. Alors que le récit nous fait suivre les réflexions de l’héroïne, tout au long de l’histoire, l’image nous raconte autre chose. A chaque page, le Yéti est présent physiquement, mais la jeune fille pourtant ne le voit pas. Ma fille se demande : est-il vraiment avec elle depuis le début, ou est-il dessiné sur l’image parce qu’il vit « dans son cœur », comme elle décrit sa relation avec « son » Yéti aujourd’hui qu’elle a grandit. Est-ce que les autres gens représentés sur les images le voient ? Elle a l’impression que, sur certaines illustrations, c’est le cas, mais pas sur d’autres. Elle remarque que le Yéti porte parfois un regard plein de douceur, amoureux sur la jeune fille, mais aussi qu’il a souvent la même expression qu’elle. Elle ne le formule pas ainsi, mais j’ai l’impression qu’elle se demande s’il n’est pas un peu son double, et là aussi, le Yéti de sa petite enfance fait sans doute écho. Les créatures fantastiques et les monstres ne sont-ils pas une représentation que les êtres humains se font de leur part d’ombre ? De cette partie de nous-mêmes, sauvage et mystérieuse, puissante mais dangereuse, capable de détruire, mais source de créativité, qui parfois émerge à notre insu ?

En tout cas, ce livre met en scène et en valeur les mondes de l’imaginaire, du rêve, du symbolique, des phénomènes transitionnels qui sont aussi celui de l’enfance, là où la frontière entre le monde concret et le monde imaginé est encore si ténue qu’elle peut aisément être franchie.

Quelques mots sur deux images en particulier : dans l’une d’elles, qui est aussi la page de couverture, on voit l’héroïne en difficulté, en train de traverser une vertigineuse barre rocheuse au milieu du vide. Le texte dit : « L’ascension vers le sommet demande de l’agilité. L’important reste tout de même d’avoir le pied assuré. » L’image raconte une histoire un peu différente : en dessous de la jeune fille qui pend dans le vide, se trouve le Yéti. Dans sa main, il tient une large pierre qu’il place sous son pied… Sur une autre page, au milieu de l’immensité glacée des hauts sommets, à la base d’un pic rocheux, se trouve une petite tente rouge dont on comprend qu’elle est le refuge de notre héroïne. Seul signe de présence vivante, des pas dans la neige qui s’entrecroisent : traces d’être humain et traces de Yéti. Les deux s’arrêtent à l’entrée de la fragile construction, qui ne semble pourtant pas pouvoir contenir l’énorme corps du Yéti. A nouveau revient la question : qui est-il vraiment ? Ces illustrations qui disent autre chose font sans doute plus qu’illustrer puisqu’elles participent autrement que le texte à la narration.

 Tout à la fin du livre, la jeune fille se retourne. L’image reste ambiguë et chacun peut imaginer la fin qui lui convient, le mystère demeure. On peut y lire encore un autre message : l’important n’est sans doute pas de rencontrer le Yéti, mais de le chercher…

Délicieusement poétique et précieux, ce livre fait partie de ceux qui éveillent l’intérêt autant chez l’adulte que chez l’enfant.

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