«Les innocents seront punis»

Comprendre et lutter contre les discriminations au milieu de la bonne conscience

La question des discriminations a éclaté dans le paysage social, au début du XXIe siècle et a abouti à la création de nouveaux outils juridiques et sociaux aux niveaux national et international.

Tout indique que cette question continuera dans les années à venir à nourrir de nombreuses crises sociales et politiques et sera à l’origine d’actions et de dispositifs censés y remédier. Lutter contre les discriminations nous concerne à tous les étages de notre vie. Aucun espace n’est sauf : notre famille, notre rue, nos écoles. Mais nous serons également concernés à un titre ou à un autre dans toutes les institutions sociales, et bien entendu, sur nos lieux de travail.

La discrimination nous mobilise et nous préférons toujours imaginer qu’elle nous concerne comme témoins ; à défaut comme victimes. Mais bien entendu, c’est faux. Nous sommes toujours quadruplement impliqués dans la discrimination : comme auteurs, comme victimes certainement, mais aussi comme complices et comme témoins, comme on le verra.

Et il n’est même pas sûr que ce soit quand nous en sommes victimes qu’elle fait le plus de dégâts sur nous. Tous les acteurs sociaux, de l’éducation populaire, de l’enseignement, de la petite enfance, de l’aide aux personnes sont particulièrement concernés par cette question. Ils sont dans une position unique d’observation, voire d’action. Pour eux, il y a un enjeu : se former aux questions de discrimination peut leur permettre de porter un regard nouveau à la fois sur leurs pratiques, leurs institutions, les conceptions politiques sur lesquelles elles reposent, et les évolutions sociales actuelles qui touchent leurs publics.

Si la question de la discrimination est aujourd’hui très largement abordée, dénoncée, elle est beaucoup plus rarement finement observée, analysée et pensée. Or, on ne peut agir que sur ce que l’on peut penser et comprendre, sans quoi la seule dénonciation des discriminations, voire les mesures censées y remédier, pourraient bien être inefficaces ou contre-productives.

Se former et s’affirmer contre les discriminations suppose d’abord d’analyser les concepts, en les distinguant des concepts proches.

Le grand problème avec la question de la discrimination est que nous sommes unanimement « contre » et que nous avons pourtant beaucoup de mal à lutter contre elle.

Nous réalisons assez distinctement qu’un double processus est en cours :

  • Une forme de prise de conscience de la fréquence des discriminations et de la nécessité de lutter contre elles agite de plus en plus l’opinion et mobilise les institutions. Nul ne semble pouvoir se désintéresser d’une telle cause.
  • Cependant, nous remarquons qu’au même moment, les discriminations progressent et qu’elles envahissent de plus en plus, à notre corps défendant, notre quotidien, notre environnement, notre paysage et assombrissent notre avenir social commun.

Comment comprendre un tel paradoxe ?

Notre impuissance à agir sur un sujet qui nous préoccupe trahit notre incompréhension de ses mécanismes. Trop souvent nous confondons la discrimination avec l’injustice. Nous pensons lutter contre elles, en mettant en place des protections contre les décisions injustes ou en promouvant des programmes d’actions plus démocratiques, plus équitables. Nous confondons la discrimination avec un désavantage injuste ; et là, nous pensons avec les mêmes outils que pour la notion de handicap : nous cherchons à développer des formes d’accueil inclusives, nous souhaitons lutter contre les iniquités, et toutes les inégalités dites de chances dans leur ensemble. Or, non seulement ces orientations ne conduisent pas au résultat escompté de réduire les discriminations, mais pire, elles contribuent volontairement ou involontairement à les occulter.

Tandis que nous mettons l’accent sur nos conduites vertueuses, nos réformes internes, nos objectifs généreux, nous laissons dans l’ombre les zones de vie sociale dans lesquelles la discrimination prolifère. Tout ce que nous avons mis en place, y compris pour favoriser l’accès de publics « défavorisés » à nos structures, contribue à renvoyer la responsabilité et la causalité du non-accès à ceux qui en seront les victimes.

La discrimination est une forme spécifique d’injustice

La discrimination, en effet, n’est pas que de l’injustice que nous pourrions redresser en changeant de cap ; elle est une forme d’injustice bien spécifique. Nous avons tendance à croire que la discrimination serait injustice puisqu’elle est injuste ; ceci est vrai. Il ne faudrait pas en déduire pour autant l’inverse : toute injustice n’est pas pour autant l’occasion ou l’effet d’une discrimination. Fondamentalement, le mécanisme de la discrimination est beaucoup plus proche de deux autres notions, la honte et l’exclusion, que de l’injustice (entendue comme iniquité).

La discrimination est déplacement

Serge Tisseron, dans La honte, psychanalyse d’un lien social[1], définit ce sentiment, comme un sentiment spécifique car « social ». Pour lui, la honte se caractérise par le fait que c’est la victime des actes « honteux » et non pas leur auteur, qui conçoit et ressent le sentiment de honte. Autrement la honte est supportée par ceux qui subissent des agressions, des atteintes (dont la discrimination) et non par ceux qui commettent des actes honteux. Le caractère social de ce sentiment provient de ce déplacement initial entre l’auteur et la victime. La honte laisse des traces, la honte s’intériorise. Elle est supportée par celui qui en fait les frais.

Or, de ce point de vue, la discrimination fonctionne sur le même modèle : elle se reporte, elle s’incruste chez les victimes. Ce sont elles qui en supportent les stigmates, elles qui se trouvent réduites, sous le regard de la société, au traitement qu’elles ont subi. Les personnes victimes de discrimination se trouvent assignées de l’extérieur à l’identité et au stéréotype auquel on les « réduit ». Selon tous les auteurs, mais aussi toutes les victimes qui prennent la parole, la discrimination façonne, transforme l’identité ressentie. Elle la réduit à quelques stigmates ; elle balaie et aplatit toute individualité et toute différence. Les personnes victimes de la même discrimination deviennent toutes semblables dans les représentations sociales : Roms, handicapés, personnes âgées, jeunes de banlieue, jeunes hommes musulmans, femmes musulmanes. Tous sont réduits à quelques rares caractères qui annihilent tout le reste : saleté, voile, machisme, violence, assistanat…

Il faut vraiment comprendre ce principe de déplacement commun à la Honte et à la Discrimination, à la lettre : si nous, acteurs sociaux, peinons à percevoir les situations de discrimination quand nous en sommes témoins, acteurs ou complices, c’est parce qu’il y a eu réellement déplacement : c’est toujours l’autre le problème. Il porte toute la responsabilité de son non-accueil, de son non-accès, de sa propre discrimination. Nous n’avons pas eu le sentiment d’agir mais d’être incapables de réagir face à une discrimination qui était déjà là, qui surdéterminait toutes les chances que quelque chose se passe autrement.

La discrimination est exclusion

Le second caractère qui différencie la discrimination de l’injustice est l’exclusion. L’injustice n’aboutit pas forcément à exclure. Parfois elle contribue même à favoriser des formes d’alliance (pour la dénoncer). Le fait d’être victime d’une injustice n’implique pas en soi la destruction ou la standardisation de l’identité personnelle. Par ailleurs, l’injustice peut être cantonnée dans un seul secteur de la vie personnelle ou sociale, et parfois vis-à-vis d’auteurs bien déterminés. La discrimination fonctionne sur d’autres bases. Elle tend à envahir l’identité entière du sujet qui en fait les frais ; elle tend également à envahir l’ensemble de ses expériences de vie. Elle passe allègrement de la vie publique, politique et sociale à la vie professionnelle, puis à la vie privée…

La discrimination est stigmate

Erwing Goffman, dans Stigmates[2], offre une définition sociologique de ce concept. Selon lui, le stigmate est ce qui vient matérialiser un écart invisible entre un individu et les attentes normatives de la société. C’est un « invisible social » qui tend à devenir un « visible corporel », en s’inscrivant souvent dans le registre du corps, ou de la communication non verbale. Ainsi la personne stigmatisée l’est, elle, toujours à son corps défendant, tout en portant elle-même ce stigmate qui la dénonce.

Sur le fond, un stigmate est l’intériorisation d’une exclusion qui passe par les marques de soumission dans le corps lui-même. C’est le corps qui porte les signes d’exclusion, et qui adopte les marques de la soumission : posture, marqueurs de dégradation (dents, peau…), lourdeur, douleur, mal-être, invalidité. Le corps porte les maux et les mots de révolte qui ne sont plus dits. Il devient la prison physique qui donne corps à la prison sociale dans laquelle le sujet est enfermé.

C’est étonnant que ce concept qui est si proche de celui de discrimination soit tombé en désuétude au moment même où la lutte contre les discriminations est érigée en cause commune. On se prive ainsi d’une clef éminente de compréhension de la nature et du processus de discrimination lui-même. La souffrance et l’intériorisation de la discrimination ne sont pas les éléments les plus caractéristiques du phénomène ; la stigmatisation, au sens de domestication et de marquage des corps est un élément bien plus significatif.

Comprendre la production de la discrimination

Nul ne pourra agir contre les discriminations sans prendre en compte le triple caractère du phénomène que nous venons de définir : déplacement, exclusion, stigmatisation. Mais cela, bien entendu, ne saurait suffire ; on ne peut pas lutter contre un fléau social en se contentant d’agir sur ses effets sans jamais s’interroger sur ses processus de production. C’est un problème bien commun du secteur éducatif et social. La lutte contre « le sans-abrisme », par exemple, n’est-elle pas bornée depuis tant d’années par la réduction de ses objectifs à la gestion de ses effets plutôt que de ses causes ?

On oscille ainsi entre les tenants de l’abri inconditionnel et ceux qui préféreraient la logique du housing first. Mais dans l’un ou l’autre cas, on n’agit que sur des effets, pas sur des causes. Les « sans-abri » qui sont là, aujourd’hui, ne sont pas la cause du sans-abrisme. C’est justement l’effet d’une discrimination qui nous pousse à l’oublier et à considérer qu’il suffirait de gérer, « invisibiliser » ou caser les victimes actuelles pour en finir avec le phénomène.

Il s’agit au fond de la même illusion qui était celle de Malthus, puis du courant du darwinisme social. On imagine supprimer la pauvreté en se débarrassant des pauvres ou de l’échec scolaire en rééduquant les mauvais élèves (ou leurs parents). Or, comme le sans-abrisme ou l’échec scolaire, la discrimination est aussi une production ; elle a un scénario, un processus, des protagonistes. Aucun acteur éducatif ou social ne pourra s’armer pour lutter contre ses effets sans s’interroger sur les mécanismes de sa production. Ces mécanismes sont spécifiques ; il nous est possible de les étudier à partir de situations concrètes.

La discrimination à partir des Lumières de la ville : Je suis Charlot

J’ai choisi, pour ma part, de caractériser le phénomène de production de la discrimination à partir d’un exemple du patrimoine cinématographique mondial ; le film de et avec Charlie Chaplin, bien connu, Les lumières de la ville (1931).

En effet, le personnage de Charlot me paraît constituer le meilleur exemple, pour l’étude de la discrimination. Charlot n’est autre, en effet, que le produit de la discrimination sur Charlie. Il n’est pas étonnant que tout au long de l’œuvre cinématographique comme de la scène, de ce géant du cinéma, le personnage de Charlot n’a fait que s’humaniser, se complexifier, au point de disparaître dans les dernières œuvres de Chaplin. Charlot a connu la discrimination et il en a guéri, et c’est particulièrement dans l’œuvre des Lumières de la ville que nous pouvons en comprendre le phénomène.

Je ne vais pas résumer, outre mesure, ici, le scénario du film. Rappelons juste que Charlot est un vagabond, marginalisé et méprisé, en lutte contre sa condition. Lui-même se voit, se vit et se comporte comme un gentleman décalé, déclassé ; ce qui contribue à le rendre encore plus ridicule et à l’exclure davantage.

Dans ce film, le personnage de Charlot est bouleversé par une rencontre tout à fait particulière : car il rencontre une jeune fille, qui est aveugle. A partir d’un quiproquo de situation, la jeune aveugle se trompe sur le statut de Charlot ; elle le prend pour un vrai gentleman, ce qui est rendu plausible par le fait qu’elle ne le voit pas. Or, c’est là que se tient le cœur de l’affaire ; c’est parce qu’elle ne voit pas son exclusion, sa discrimination et ses stigmates que Charlot va pouvoir s’appuyer sur cette relation pour évoluer lui-même. Il va devenir responsable, attentionné, protecteur, entreprenant, courageux.

Nous apprenons ici notre première grande leçon sur la production de la discrimination comme sur le moyen de lutter contre elle : il faut de l’invisibilité. La discrimination repose sur la transparence imposée aux victimes, sur la sur-visibilité de leurs problématiques. Il faut, pour lutter contre, renoncer à tout voir, tout contrôler ; en un mot, il faut de l’invisibilité. Mais le chemin de rédemption qui mène à la sortie de la situation de discrimination n’est pas de tout repos. Charlot est sans arrêt replongé dans son exclusion et ses stigmates, à cause du jeu d’autres protagonistes, dont il fait les frais.

Il y a en effet deux autres rôles essentiels, dans cette histoire de stigmatisation du pauvre vagabond. Le plus étonnant de ces deux personnages est celui du millionnaire. Dans le film, ce millionnaire apparaît comme le double négatif de Charlot. Il est a priori tout ce que l’autre n’est pas (élégant, riche, inséré, estimé) et pourtant il est également le personnage qui lui est le plus proche. Pour illustrer cette proximité, le millionnaire a lui-même une double personnalité ; quand il est saoul, la nuit, il est le meilleur ami de Charlot et l’invite partout. Il lui ressemble, agit comme lui et l’accueille même dans son lit. Quand il est sobre, le jour, il représente tout ce qui rejette Charlot. Il lui fait fermer sa porte et le jette à la rue.

Ce personnage si étrange, quasiment mythique même, nous apprend également quelque chose sur la discrimination. Comme pour la honte, avions-nous dit, l’auteur de la discrimination n’est pas celui qui la subit mais y est intimement lié. Le millionnaire est l’auteur de la discrimination ; il est sa raison d’être, sa cause cachée mais principale. Il incarne quelque part la vérité sur cette discrimination, au sens où la vérité des choses se tient souvent en dehors d’elles.

Celui qui veut comprendre la pauvreté peut perdre beaucoup de temps à chercher la raison de la pauvreté chez les pauvres eux-mêmes. Il mettra alors en avant leurs incompétences en matière de gestion, de prévision, de choix de dépenses. Mais il peut aussi comprendre autre chose : ce n’est pas chez les pauvres que se tient la raison d’être de la pauvreté, mais chez les riches qui confisquent les ressources. Le personnage du millionnaire incarne justement cette dimension cachée ; il est celui qui pourrait en permanence mettre fin à la situation de relégation de Charlot, qui fait mine de le faire, mais qui ne le fera jamais.

Un dernier personnage de ce jeu à quatre mérite d’être mentionné ; il s’agit du valet. Tout personnage de valet est toujours ambigu. Nous savons que les domestiques sont souvent les meilleurs défenseurs de leurs maîtres. Ils sont tentés de croire qu’ils ont les mêmes intérêts, la même vie, les mêmes préoccupations. Leur condition ambiguë les pousse à adopter des attitudes hautaines qui les éloignent de la compréhension de leur véritable position sociale. Leur proximité vis-à-vis du pouvoir ou de la richesse leur joue des tours. Ils risquent d’être plus royalistes que le roi, plus traditionnels et hostiles aux changements, parfois, que ceux qu’ils servent. L’esprit domestique est ainsi souvent plus réactionnaire que l’esprit des maîtres.

Cela provient du fait que les domestiques déploient toute leur énergie pour échapper aux effets discriminatoires de leur infériorité sociale, en singeant la position de leurs maîtres. Il n’est pas étonnant, du coup, qu’ils discriminent « à tour de bras ». C’est le cas, dans le film, du domestique du millionnaire. Il devient l’ennemi personnel et constant de Charlot là où le millionnaire peut, lui, par moments, être amical. Il est celui qui incarne le plus les jugements sociaux dépréciatifs, la condamnation de la différence et des stigmates.

La discrimination : un jeu qui se joue à quatre rôles

Contrairement à ce que l’on imaginerait d’emblée, la discrimination n’est pas une situation simple, avec deux protagonistes : un émetteur, un récepteur ; un auteur, une victime. Ce schéma simpliste nous égare ; il ne nous met pas en mesure de saisir ou d’agir sur les processus discriminatoires. Bien souvent, en effet, nous ne sommes pas les auteurs des discriminations. Cela veut-il alors dire que nous n’y sommes pour rien ou que nous n’y pouvons rien ?

La pensée binaire, dans le secteur social, ou éducatif, est toujours une erreur. A partir de l’analyse du film de Charlie Chaplin, nous pouvons mettre en lumière une situation à quatre rôles qui nous concernent tous : l’auteur, le témoin, la victime, le complice. Et c’est bien ces rôles là dans leur diversité que nous pouvons être à même de revêtir en tant qu’acteurs éducatifs. Tantôt nous pouvons être auteurs, victimes, témoins ou complices de toutes sortes de discriminations. Selon le rôle que l’on endosse (et celui ci peut varier), nous n’avons pas le même chemin à accomplir pour sortir de cette situation. Cela devrait faire partie de l’éducation de tout le monde, en commençant bien entendu par ceux qui se destinent aux métiers de la relation sociale. Il s’agirait de prendre conscience de ces rôles et de leurs enjeux qui sont différents. Cela pourrait se faire dans l’enfance, à partir de jeux de rôles ; mais aussi nous pourrions l’organiser en équipe sous forme de formations en s’appuyant sur des formes de théâtre participatif ou de conscientisation (théâtre forum, par exemple).

Le film donne en effet aussi des pistes pour permettre à chacun de sortir de son rôle.

Pour la victime : passer de l’ignorance à la conscience, de la négation à l’acceptation puis au dépassement de son stigmate

Le personnage de Charlot connaît une évolution exemplaire qui passe par trois phases :

Dans une première phase, où il est complètement plongé dans la stigmatisation, Charlot « colle » à son stigmate, à son personnage négatif. Il est un vagabond hanté par le personnage d’un gentleman. Il ne s’accepte pas, pas plus que sa situation. C’est pour cela qu’il est ridicule et que par exemple les enfants des rues, le « sadisent », car ils sentent sa faiblesse.

Dans une seconde phase, Charlot prend conscience de son stigmate et le refuse. Il ne joue plus à être ; il cherche vraiment à devenir quelqu’un d’autre.

Enfin dans une ultime phase, après avoir connu l’échec, mais aussi l’expérience de donner, Charlot accepte ses stigmates et s’assume comme vagabond. C’est à ce moment-là qu’il cesse d’être ridicule et qu’il devient bouleversant. Il semble enfin être devenu lui-même.

Pour le témoin : apprendre à voir

Le témoin dans le film, c’est l’aveugle, et nous découvrons immédiatement en quoi consiste son parcours pour sortir de la situation de discrimination ; il lui faut apprendre à voir, et surtout, comme il est dit dans le dernier dialogue du film, « à voir clair ». Ce chemin, dans le film, prendra toute sa réalité par l’opération (financée par Charlot) qui permettra à l’aveugle de recouvrer la vue. Bien entendu, dans le cadre de la discrimination, la cécité dont il faut guérir est la cécité sociale, politique, culturelle dans laquelle nous pouvons tous être plongés. Nous devons apprendre à voir, au-delà de nos apparences, les violences cachées de notre environnement, de nos organisations, de notre réalité quotidienne. Or. l’éducateur qui nous guide vers cette capacité de voir, c’est, bien entendu, la victime.

Pour l’auteur : accepter sa part sombre

Le film met en scène un auteur de discrimination qui, pour le dire en langage courant, « ne s’assume pas ». Le millionnaire est malheureux, et il est seul ; il se cherche des amis. Il pourrait en trouver mais cela supposerait trop de remises en cause de son statut, de son niveau de vie et de son quotidien. Il préfère y renoncer. Sortir de l’état d’auteur de discrimination correspond à l’apprentissage d’un double courage : courage pour apercevoir et assumer son propre malheur refoulé et courage pour accepter des changements et des remises en cause fondamentales dans son mode de vie.

Tous n’y parviendront pas.

Pour le complice : renoncer au discours du maître

Personne n’a envie d’être un complice, de même que personne, a priori, n’a envie d’être un auteur de discriminations. Le complice a souvent tendance à sous-estimer sa responsabilité. Au pire, il se voit juste comme une sorte de témoin impuissant. Il ne lui apparaît pas qu’il a un rôle actif et même déterminant dans la production des discriminations. Ainsi en est il des discriminations vues et agies depuis les institutions. Tous les acteurs sociaux sont susceptibles de s’y trouver, à leur corps défendant, en position de complices.

Sortir d’une telle situation imposerait d’accepter et de reconnaître cette insupportable proximité que le complice entretient avec la victime. Il est son « faux frère », son traître. Mais il est aussi quelqu’un qui partage la même condition sociale et qui refuse de le voir.

Comment faire pour que les complices que nous sommes souvent, puissent accepter leur ressemblance avec ceux qui sont exclus et discriminés, alors que leur sort nous fait peur ? Sortir de la complicité, où nous sommes souvent personnellement et professionnellement conduits, nous imposera également de cesser d’être les valets d’un système, d’une organisation qui en réalité ne nous reconnaissent pas. Il s’agit de s’émanciper d’un esprit domestique et dominé, pour prendre conscience, même si c’est difficile à accepter, qu’on est bien souvent comme les autres, exploités et dominés. Là aussi, il faut du courage et de la lucidité, que tous n’auront pas, car le complice a la plus dure des missions : il doit apprendre qu’il est avant tout le complice de sa propre discrimination.

Comment lutter contre les discriminations dans nos structures ?

Lutter contre les discriminations à partir de nos postes, de nos situations professionnelles, de nos équipes et de nos institutions, ne peut s’envisager que si on réalise d’abord l’effort de reconnaître l’ampleur, la violence et l’importance des situations de discrimination, qui nous entourent, ainsi que des rôles variés que nous jouons.

La première nécessité pour espérer développer des pratiques moins discriminantes passe d’abord par le développement de notre propre conscience, personnelle, sociale, professionnelle. Mais nous ne pourrons pas agir non plus si nous ne nous « armons » pas contre les discriminations ; et cet armement, bien entendu, est avant tout intellectuel et éthique. S’armer contre les discriminations, cela passe d’abord par l’effort de voir et de rendre visible ce qui est caché. Les groupes et les personnes discriminés nous apprennent à voir d’un jour nouveau ce qui nous entoure et nous paraît familier : notre environnement, nos règles, nos institutions. On ne sort pas de la discrimination sans rendre visible, ni dénoncer l’ensemble des violences cachées.

La seconde arme consiste à bousculer la partition traditionnelle entre vie privée et vie publique. Les homosexuels américains, derrière Harvey Milk, sont arrivés à dénoncer les discriminations homophobes, en réfutant justement ce piège qui assignait l’homosexualité à la vie privée. Les discriminations sont perpétuellement renvoyées vers l’individu et la vie privée de cet individu. Ce qui semble interdit, ce qui est mal considéré, difficile, c’est de redonner une dimension publique aux discriminations. Tel est d’ailleurs le mot d’ordre de toute lutte contre les discriminations : rendre public ce que l’on fait passer pour privé.

La dernière arme consiste à sortir de l’individualisation des réponses comme du traitement des questions de discrimination. La discrimination isole, coupe, sépare, retranche la victime du tissu social. Elle vise par elle-même à éviter tout regroupement, toute naissance d’une identité collective qui ne serait pas permise.

Lutter contre les discriminations passe à l’inverse probablement par une phase au moins de communautarisme salutaire. Il va falloir recréer de l’identité collective à partir de l’identité assignée. Les pauvres, les Noirs, les musulmans, les Roms ont à se connaître, se reconnaître, lutter et se revendiquer.

C’est en effet en  revendiquant ce même stigmate  qui a servi à nous retrancher, que l’on peut recréer du lien commun, du lien social. C’est par ce processus que l’on peut enfin sortir de l’isolement et de l’impuissance.

Bien entendu cette phase communautaire n’est ni un but, ni une fin ; elle est une étape nécessaire.

Sommes-nous prêts à l’accepter ?

Laurent Ott

[1] Tisseron, Serge (1992, 2007), La honte, psychanalyse d’un lien social, Dunod, Paris.

[2] Goffman, Erwing (1972), Stigmates, les usages sociaux du handicap, Ed. de Minuit, Paris.

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