Des ayants droit selon la loi, la règle, le privilège ou le hasard?

Toute famille cherchant une place dans une structure d’accueil collective peut vous le confirmer… c’est la galère, pas assez de places, des listes d’attente sans fin, des réponses partielles, des solutions bricolées. Malgré l’instauration de la LAJE[1], les efforts de la Confédération, du Canton et des communes pour soutenir la création de nouvelles places, le problème subsiste ; les structures n’arrivent toujours et encore pas à répondre aux nombreuses demandes comme prévu dans la loi vaudoise que, pour rappel, je me permets de citer :

TITRE I CHAMP D’APPLICATION, OBJETS ET DEFINITIONS

Art. 1 Objets

1 La présente loi a pour objets :

 

– d’assurer la qualité de l’ensemble des milieux d’accueil de jour des enfants;

– de tendre, sur tout le territoire du canton, à une offre suffisante en places d’accueil, accessibles financièrement;

– d’organiser le financement de l’accueil de jour des enfants;

– d’instituer la Fondation pour l’accueil de jour des enfants, ci-après : la Fondation, sous forme d’une fondation de droit public.[2]

Avant de poursuivre les réflexions au sujet du droit d’accueil auquel ce texte est consacré, faisons un petit détour inspiré par la lecture du premier point des objectifs : « Assurer la qualité de l’ensemble des milieux d’accueil de jour des enfants ». Pour moi, cela fait un moment que je n’ai pas lu la loi. Quel plaisir de savoir que son premier objectif est la qualité. Par les temps qui courent, les cadres de référence, les taux d’encadrement, les niveaux de formation se voient violemment remis en question, et il est quelque peu réconfortant de savoir que la loi est censée se préoccuper de la qualité de l’accueil (et ce en première place), le financement ne figurant qu’en troisième ligne.

Malheureusement et bien que nous le trouvions écrit noir sur blanc, la qualité est un peu oubliée par une pression politique qui cherche à contenir ou encore à réduire les coûts occasionnés par l’accueil pré et parascolaire. Oui, certes nous le savons, l’accueil du jeune enfant ou surtout de l’élève, qui en dehors des heures d’enseignement redevient enfant, coûte cher et, oui encore une fois, ceci est dû principalement aux charges salariales.

Mais venons à « l’offre suffisante » : le manque persistant de places d’accueil amène les structures à établir des listes de priorités avec des contenus très similaires : les places offertes s’adressent dans un premier temps aux familles monoparentales dont le/la chef×fe de famille exerce une activité professionnelle, est en recherche d’emploi (critères aléatoires, jugés subjectivement, qui peuvent être compris d’une manière ou d’une autre) ou est en formation ; dans un deuxième temps aux familles (couples ou concubins vivant sous le même toit) dont les deux membres exercent une activité professionnelle, sont en recherche d’emploi ou sont en formation. Nous l’aurons aisément compris, l’accueil collectif n’est pas pour tout le monde. Bien entendu, cette liste de priorités est surtout appliquée dans des structures publiques ou privées subventionnées. Pour ce qui est des structures privées, l’accès aux places est encore plus sélectif : une place si tu peux payer quels que soit ton origine, ton travail, ton lieu d’habitation…

Par le fait d’établir des critères de priorités, les lieux d’accueil collectifs fabriquent de la discrimination au sens primaire du terme, soit « distinction » sans aucune connotation positive ou négative.

Ainsi, nous constatons que ni le droit des enfants à l’éducation, ni leur besoin de socialisation ne figurent en premier lieu lorsque les (rares) places disponibles sont attribuées. Personne ne se pose officiellement la question de savoir si cette petite fille de 2 ans, restant à la maison le plus clair du temps et n’ayant aucun contact avec d’autres enfants, ne profiterait pas d’un accueil en collectivité ou encore si ce garçon, considéré par les autres parents comme « la terreur de la place de jeux », ne bénéficierait pas du fait de passer sa journée dans un groupe d’enfants.

En ce qui me concerne en tant que directrice de garderie, je me trouve bien mise à mal avec cette dame face à moi, qui m’explique que son fils de 3 ans ne parle pas un mot de français parce qu’elle-même ne connaît pas bien cette langue et qu’elle aurait souhaité qu’il vienne deux jours par semaine dans ce lieu avant d’intégrer l’école publique. Règlement oblige, mes premières questions ne sont pas orientées sur le bien-être de l’enfant ou encore – soyons fous – l’égalité des chances à l’entrée scolaire, mais purement dirigées sur « l’organisation familiale » : « Travaillez-vous ? A quel pourcentage ? » La maman me regarde et répond par la négative. Non, elle ne travaille pas, son mari oui, mais elle est à la maison. Ma réponse, bien emballée dans de jolis mots, se réduira à un : « Désolée, pas de place pour vous dans ce lieu. »

Je fais mon travail, j’applique le règlement. Je sais que les deux jours où il reste de la place, seront très vite occupés par un enfant « ayant droit ». Un enfant dont la famille est « comme il le faut », papa travaillera certainement à plein temps et maman aura un emploi à temps partiel, genre deux jours par semaine. La famille politiquement ou règlementairement correcte par rapport aux critères de priorités. Je pourrai répondre avec un sourire par l’affirmative, oui, leur fille sera accueillie, une fois tous les documents remplis et tous les renseignements quant à leur situation financière en notre possession. Dans ces conditions, je continuerai à parler de confiance et de partenariat. Ce partenariat éducatif tant souhaité, travaillé, cherché, mis en avant, autant par moi que par les professionnel×le×s, dans les équipes.

Pendant mon temps perdu et en dehors des murs de l’institution, lorsque je lâche mon identité de directrice avec ses obligations et ses contraintes (bien sûr, qu’il y a également des plaisirs et des joies…), je me permets des pensées de travers.

Quel est donc ce partenariat qui débute par un déséquilibre fondamental ? Un partenariat où ce ne sont pas les deux partenaires qui choisissent de faire un bout de chemin ensemble mais où l’un détient tout le pouvoir décisionnel sur l’existence ou non de cette collaboration… Ou encore, où l’un en sait beaucoup sur l’autre…

Mais revenons à la maman qui n’a pas droit à la place… Cette dame qui me regarde, qui ne semble pas vraiment comprendre, qui me dit qu’elle a prévu de payer. J’essaie de lui proposer des solutions, jardin d’enfants, peut-être deux après-midi dans cette garderie, mais seulement lorsque j’aurai répondu à tout le monde et uniquement en guise de « remplissage de trous ». Elle quitte le bureau.

J’ai correctement fait mon travail, mais je ne me sens pas vraiment en accord. J’aurais voulu lui dire oui, j’aurais voulu offrir à cette fille une place, l’accueillir, lui permettre de tirer profit de la vie en collectivité. Il est évident que l’image de notre profession en prend un coup en agissant ainsi. Nous souhaitons offrir « + que de la garde »[3] mais sommes réduits à répondre à des besoins de garde. Ce paradoxe me semble mettre à mal notre travail. Un exemple : une famille, l’enfant est accueilli à 100% à la nurserie ; après trois mois, nous recevons les parents pour un échange. A notre question : «  Avons-nous pu répondre à vos attentes, vos demandes ? », les parents répondent : « En effet, nous ne nous sommes pas vraiment posé des questions quant à nos attentes, nous étions simplement contents d’avoir trouvé une place. Mais nous tenons à vous dire que nous sommes très contents, jamais nous avions pensé que vous tiendriez aussi bien compte de notre vécu, de nos désirs, que vous vous investiriez autant dans l’éducation de notre fille, c’est vraiment super. Nous nous sentons écoutés et entendus et, en même temps, nous pouvons poser des questions, échanger et exprimer lorsque nos envies diffèrent de la manière dont vous travaillez. »

Le « + que de la garde » ne se trouve pas en ligne de mire, il vient bien après. Tout d’abord, c’est de la garde, ce n’est que plus tard qu’intervient la découverte des compétences professionnelles du +. Dans ces conditions, n’est-il pas étonnant que le grand public peine à percevoir spontanément le plus ?

Nous savons qu’il est possible de fonctionner autrement, plusieurs villes nous le prouvent et Enfants d’Europe, par exemple, dans le texte intitulé Vers une approche européenne de l’accueil de la petite enfance (2008) précise : « L’accès est un droit pour tous les enfants. Tous devraient avoir le droit à une place dans les structures d’accueil de la petite enfance sans aucune distinction. Cette place ne devrait dépendre ni d’un handicap ou d’autres besoins particuliers, ni de l’endroit où ils vivent, ni des revenus familiaux, ni du fait que leurs parents aient une activité professionnelle ou non. »

Par moment, nous nous trouvons enfermés dans des normes, dans des manières de faire et ne voyons plus d’autres horizons. Heureusement des projets pilotes voient le jour : des accueils pour enfants allophones, des accueils pour tous les enfants (dans des lieux ordinaires ou en forêt) quelle que soit la situation financière de leurs parents. Des accueils pour tous à des moments précis, des accueils parents-enfants dans les lieux collectifs et bien d’autres.

Comment faire, quelles sont les possibilités ? Il y a les habituelles entorses au règlement, il y a aussi ces directions qui trouvent des manières de le contourner, celles qui dérogent, il y a ces services qui ferment parfois les yeux sur des situations comme celles où l’on ne demande pas de quitter le lieu à la fin du mois, parce que la maman a décidé de rester à la maison pour le deuxième enfant. Il y a encore ces mères à bout de force, à qui on offre un, voire deux jours, bien qu’elles ne travaillent pas. Ou encore, et dans ce cas, le « + que de la garde » prend clairement le dessus, des bureaux du SPJ qui demandent d’accueillir des enfants sans que les deux parents travaillent, simplement parce qu’il est évident que l’accueil collectif sera un plus. En d’autres termes, des décisions prises au nom du bien des enfants mais qui signifient aussi un manque à gagner pour les lieux d’accueil collectifs, et que l’on assume.

Tricheries ? Peut-être, mais notre travail n’est-il pas « une profession du social » ? Ne sommes-nous pas là pour faire preuve d’empathie ? Et en même temps, que faire de ce parent qui nous informe qu’il a perdu son travail par manque de place d’accueil ? Comme bien souvent, rien n’est tout blanc et tout n’est pas tout noir ! Une grande zone grise nous amène à agir en professionnel, à réfléchir, à chercher à comprendre, à marcher en équilibre, à composer avec des contradictions.

Nous les entendons ces politiques (pas tous bien entendu) nous dire : ça coûte déjà bien trop cher cette éducation déléguée, ces parents qui ne s’occupent pas de leur progéniture… Comme si les enfants pouvaient se réduire à des abstractions comptables.

Tous, toutes les professionnel×le×s soutiendront l’accueil des enfants « qui en ont besoin », comme les demandes des parents « qui en ont besoin » (comprendre ici qu’ils ne peuvent pas faire autrement que de travailler pour joindre les deux bouts). Mais qu’en est-il des autres ?

Petit récit d’une discussion : Jules est à la garderie. Il vient tous les jours. Le papa l’amène vers 7h et la maman vient le chercher vers 17h15. Les deux parents travaillent, ils ont de très bons emplois et gagnent bien leur vie (nous le savons, car nous connaissons au centime près la hauteur de leurs revenus). Une famille « parfaite », une famille ayant droit selon tous les règlements et les restrictions possibles, parfaitement politiquement correcte. MAIS…

Marguerite (éducatrice) et Philippe (éducateur) discutent à la pause.

  1. : « As-tu vu comme Jules est fatigué ces temps ?

Ph. : – Oui, il a des cernes et il a failli s’endormir à table. Enfin, c’est un peu normal, le papa l’a amené à 6h45 et hier il est parti le dernier.

  1. : – Je ne comprends pas comment des parents peuvent décider à ce point de vouloir travailler les deux à 100%. En plus, le papa donne l’impression de très bien gagner, il roule en Porsche Cayenne.

Ph. : – Je suis d’accord avec toi, je trouve qu’il faut faire des choix, soit on travaille, soit on a des enfants ; sauf bien sûr si on ne peut pas faire autrement.

  1. : – En tous les cas, si la maman veut travailler, elle pourrait au moins essayer de trouver un temps partiel. »

Encore une fois un petit détour par des pensées de travers. Que dire de ces professionnel×le×s qui visiblement ont l’impression de nuire à l’enfant qui vient tous les jours ? Que pensent-ils/elles de leur travail, du bon travail, du travail bien fait ? Force est de constater que ce n’est pas le travail qui est au cœur de leurs préoccupations, mais la « justification » de la présence de l’enfant, s’agit-il d’un ayant droit à leurs yeux ou pas ?

Reprenons l’échange que vous considérez peut-être comme exagéré, surfait ? Je vous réponds : à peine ; j’ai pu assister à ce genre de discours et, à chaque fois, je suis surprise.

Trois ans de formation en tant qu’éducateur/trice de l’enfance pour juger les décisions des parents quant aux placements des enfants ? Ce n’est pas notre travail ! Lui, il consiste à offrir un accueil de qualité sans restriction aucune ! Jean vivrait mieux la collectivité parce que ses parents ont des petits salaires et sont ainsi « obligés » de travailler, tandis que Jules, dont les parents souhaitent travailler parce qu’ils aiment leur travail, en souffrirait ? Ce travail d’éducation n’est-il pas le même, quelle que soit la raison de la présence de Jules, de Jean ou d’Eugénie ?

Quel paradoxe ! Les ayants droit des uns deviennent les « indésirés» des autres !

L’exclusion, les discriminations sont des constructions sociétales que nous soutenons ou contre lesquelles nous nous positionnons clairement. Dans certaines situations, notre pouvoir d’action est limité, nous nous trouvons contraints de nous plier, contraints d’accepter, comme dans ce cas où nous sommes amenés à respecter des critères de priorités. Nous nous trouvons ainsi contraints dans notre fonction sociale et devons nous plier à un règlement économique.

Dans ce cas, essayons de faire savoir que nous répondons à un besoin de garde en priorité, essayons de dire que nous ne doutons pas des raisons qui ont fait que ces parents se présentent à nous. Bien que notre marge de manœuvre soit réduite, essayons d’influencer le débat politique en faisant connaître la réalité des situations familiales.

Dans le cas où les discriminations sont créées par des jugements personnels, essayons de prendre de la distance, tentons d’accompagner les équipes à réfléchir comme des professionnel×le×s pour ne pas rentrer dans des stéréotypes et pour faire la différence entre un avis personnel et une attitude professionnelle.

Ce n’est pas parce qu’une éducatrice a choisi de travailler à 50% parce qu’elle souhaite s’occuper prioritairement de ses enfants, que cette décision est juste et correcte pour tous les parents ! Ce n’est pas parce qu’un certain modèle familial préconise un papa avec une activité professionnelle à 100%, deux enfants et une maman qui poursuit son activité rémunérée à 50, voire 60%, que ce modèle est valable pour toutes les familles.

En tant que professionnel×le×s, nous prodiguons des soins et des actes éducatifs auprès des enfants, nous accueillons des familles quel que soit leur mode de vie, et c’est pour cela que nous sommes engagé×e×s et payé×e×s. Ne serait-il pas temps de poser l’inconditionnalité de l’accueil de la petite enfance ?

Claudia Mühlebach

[1] Loi vaudoise sur l’accueil de jour des enfants.

[2] www.laje.ch

[3] www.ejae.ch

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