Pédagogie et alimentation; la question des pratiques éducatives autour des repas

Je suis toujours surprise de constater à quel point la diététique, quand je la rencontre dans mon métier, est normative, presque une science exacte et mathématique : trois repas équilibrés, plus deux collations par jour, de l’eau et des tisanes, moins de quatre mets gras par semaine est égal à une bonne santé alimentaire.

Mais ce calcul savant relève du monde de la prescription et lorsqu’il arrive à ma table, où sont assis six enfants de 3 ans qui comptent jusqu’à quatre en me montrant cinq doigts, le résultat n’a plus rien de mathématique.

Quand Nora[1] me demande une troisième portion de viande, quand Maurice (qui pousse toujours le bouchon trop loin) ne veut pas de légumes dans son assiette sinon il ne mange rien ou qu’Eloïse garde la moitié du repas dans sa joue, jusqu’à ce que je l’autorise à cracher dans la poubelle, je quitte le monde de la diététique et j’entre dans l’univers de l’éducation et de la pédagogie, qui n’est pas sans me rappeler parfois une série en noir et blanc sur la quatrième dimension…

Et c’est sans compter sur les sciences économiques qui régissent notre monde moderne :  quinze centimes[2] par enfant pour le goûter est égal à une tranche et demie de pain et un quart de fromage maigre. Les deux calculs mis ensemble donnent des résultats déroutants : bâtonnet de carotte précoupé, pain précoupé (pour pouvoir compter les tranches) et lait (déjà trait, mais ça, c’est plus habituel) pour le goûter. Et si Maurice n’a rien mangé à midi, car je me suis obstinée à lui servir des légumes, impossible pour lui de se rattraper, car oups ! il n’y a qu’une tranche et demie de pain par enfant. Avec un peu de chance, ils n’ont pas compté le crotchon

Enfin, et c’est une question qui reste éternellement centrale, mon propre rapport à l’alimentation vient troubler le calcul. Il est peu de chose qui ne soit affectif en éducation, mais le rapport à la nourriture tient en général le haut du classement. Et, si à mes yeux carotte-pain-lait est égal à zéro plaisir alors, malgré la professionnelle qui est à l’intérieur de moi, cela va influencer la manière dont j’amène le goûter aux enfants. Je soupçonne, sans avoir eu l’occasion de le vérifier dans une démarche de recherche, que c’est le domaine où les professionnelles ont le plus de mal à garder une distance objective dans leurs actions et leurs réactions. Ne prenez que la question du dessert, dont il ne faudrait pas (plus) priver les enfants et vous avez le premier élément d’une série de débats sans fin, où l’on retrouve autant de nuances qu’il y a d’interlocuteurs. D’ailleurs, certaines institutions ont opté pour le tout ou rien, enfin plutôt pour le rien, en renonçant tout bonnement au dessert.

Et voici qu’au milieu de ce qui apparaît déjà comme une équation ardue, s’invite l’enfant qui ne mange pas ou presque pas, accompagné du souci de ses parents. Maurice qui trie et Nora la carnivore se retrouvent relayés au second plan, ne faisant pas le poids devant l’absence apparente d’appétit et d’envie de Lucien, Ali, Ben ou Karima.

Le travail alimentaire des équipes éducatives

En préparant ce texte, je suis allée, comme à mon habitude, me balader sur internet et dans le catalogue RERO des bibliothèques genevoises. L’alimentation occupe une place de prédilection dans la littérature à destination des parents, et les approches sont diverses et parfois éthiquement discutables. On trouve ainsi toute une série de titres  allant de Mon bébé ne mange pas à Manger bouger, en passant par les ouvrages des stars culinaires du petit écran qui se proposent de protéger les enfants de la « malbouffe », pour finir sur un inquiétant : « … Faites manger des légumes à vos enfants… sans qu’ils le sachent » qui doit donner une furieuse envie de réincarnation à Freud et à Dolto.

Les moteurs de recherche des bibliothèques ont le don du lapsus ; si vous tapez « enfant » et « manger » vous tombez en premier lieu sur : Ma mère ce  bourreau, ouvrage qui, soit dit en passant n’a rien à voir avec l’alimentation. Ce titre a cependant une part de pertinence puisque l’alimentation, et surtout les troubles qui y sont liés, sont profondément empreints d’affectif dans le rapport à la « mère nourricière », à la vie et la mort, à l’envie, au désir.  Alors quand l’enfant ne mange pas en collectivité, les professionnelles ne sont pas tant confrontées à des questions de diététique, qu’à des aspects psychologiques du rapport à la nourriture pour l’enfant et pour sa famille.

J’ai demandé à plusieurs professionnelles de raconter l’histoire d’un enfant qui ne mangeait pas, afin d’explorer avec elles, comment nous nous confrontons à cette délicate question. Deux d’entre elles, Camilla et Béatrice, ont répondu présentes avec des récits différents.

Béatrice a choisi de parler de David, un enfant de 2 ans qui fréquente la crèche depuis l’âge de 8 mois: « David a en général un petit appétit et grignote un peu de tout, suce la sauce à salade…  Ses parents ayant des horaires irréguliers, il arrive à des heures très différentes : 7 h, 9 h 15, 10 h, 11 h, et j’ai remarqué que cela va influencer le comportement qu’il va avoir à table au moment du repas. »

Camille raconte l’histoire de Naomi, 2 ans et demi et qui fréquente sa crèche depuis l’âge de 9 mois : « Dès son arrivée en institution, la maman nous a informées que son enfant avait de la difficulté à manger. Elle ne buvait que son lait et refusait toute autre alimentation. A cette période elle avait également beaucoup de diarrhées (4-5 par jour) et cela depuis déjà 1 mois avant de commencer la crèche. […]

Chaque jour, nous lui proposions un repas mixé ainsi qu’une compote au goûter. L’enfant n’était pas du tout intéressée par les plats que nous lui proposions. Elle jouait avec sa nourriture et parfois même elle se mettait à pleurer du moment que nous essayions de la mettre dans une chaise haute. »

Il faut relever que ces récits s’inscrivent dans notre époque, c’est-à-dire dans la conception actuelle de notre mission éducative et dans ses limites, même si celles-ci (les limites) sont, nous le verrons, une source de questionnement pour les professionnelles. Notre travail quotidien est fortement défini par le rôle attribué aux institutions et également par la qualité de notre formation. Il n’y a pas si longtemps (enfin, 150 ans quand même), on trouvait que les crèches nourrissaient nettement mieux que les parents : « Les médecins, qui prodiguent des soins généreux et éclairés, […] qui règlent l’alimentation en raison de la force et du tempérament des individus, sont entravés trop souvent dans leur action par qui ? Par les mères qui ne comprennent pas un règlement d’alimentation, et ne donnent pas à manger, mais à étouffer, à leurs enfants […] »[3]. La crèche n’est pas alors un lieu d’échange, de rencontre et de conseil, mais un lieu de sauvegarde pour l’enfant et d’éducation du mauvais parent.

Aujourd’hui, nous intervenons toujours auprès des parents autant pour des questions de prévention que pour celles plus directement liées à des troubles alimentaires apparents, mais les rapports de force ont changé. Le travail se fait à la fois dans le quotidien auprès de l’enfant, en cherchant à adapter l’approche des repas et le rapport à la nourriture, et tout au long de l’année dans des échanges plus ou moins formels avec les parents.

Le récit de Camilla témoigne du patient travail de collaboration entre l’équipe et le parent ; la question des troubles alimentaires ne se résout pas en général par un claquement de doigts et les professionnelles explorent les pistes et dressent des ponts entre l’alimentation à la maison et à la crèche, orientent les parents vers d’autres professionnels, écoutent, conseillent et s’adaptent :  « La maman nous a dit qu’il était difficile pour elle de prendre le temps d’introduire l’alimentation solide à son enfant, l’équipe éducative a eu son accord afin de le faire à la crèche. […]

Après plusieurs semaines et voyant que la santé de l’enfant n’allait pas mieux, j’ai proposé à la maman d’aller consulter son pédiatre, afin d’examiner pourquoi l’enfant avait autant de diarrhées. Le résultat était que Naomi avait une intolérance au gluten. Ceci a donc nécessité un régime spécial de notre part, ainsi que de longues discussions avec la maman pour lui expliquer l’importance de ce régime concernant la santé de son enfant. […]

Les mois ont défilé, la plupart des autres enfants mangeaient déjà un repas d’adulte, c’est-à-dire, assaisonné et varié, mais elle était toujours au repas des bébés, en morceaux. Il faut savoir que dans mon institution, pour tout enfant suivant un régime spécifique, les parents sont priés d’apporter le repas pour leur enfant. La maman s’y refusait, mais ne voulait pas que son enfant passe au repas dit des « grands ». Nous avons donc fait une exception pour finir l’année comme cela, tout en expliquant qu’à la rentrée, nous ne pourrions plus le faire. »

Les règles qui régissent la vie collective dans le domaine alimentaire sont une frontière souple sur laquelle les professionnelles s’ajustent sans cesse pour prendre en compte les rythmes et particularités individuels. Car derrière les enfants qui ne mangent pas à la crèche et peu ou difficilement à la maison se cachent bien d’autres enjeux que l’appétit. On voit se dessiner des questions culturelles, sociales et familiales touchant à l’immigration, au divorce, à l’isolement et à la précarité, mais aussi des questions éducatives comme les limites, l’exercice de l’autorité et la parentalité. Avec, pour ne rien arranger, la culpabilité du parent qui « abandonne » son enfant dans un lieu qui ne le nourrit pas. Un père m’a raconté être rentré chez lui en pleurant car, selon ce que lui avait dit l’éducatrice, son enfant n’avait rien mangé de la journée. Difficile de dire à ces parents que de faire quatre plats différents pour satisfaire les envies de leur enfant n’est pas la bonne démarche, quand, à la crèche, il n’a mangé qu’un bout de pain ou trois cuillères de riz.

Et difficile de ne pas être dans le jugement, comme les médecins d’autrefois, quand l’enfant arrive avec un biberon de coca, les frites du MacDo de la veille, mange encore tout mélangé en purée à l’âge de 2 ans ou attaché dans sa chaise haute à 3 ans et demi. C’est pourtant tout l’art de notre travail dans sa conception actuelle : accueillir, recevoir, conseiller, orienter, sans se réfugier derrière la conception du mauvais parent, mais en percevant au mieux la complexité de chaque situation et, enfin, en renonçant pour une part, à résoudre tous les problèmes.

Camilla en témoigne bien : « Les soucis que nous avons actuellement en équipe sont les suivants : le temps que Naomi passe à table avec nous et le reste du groupe est long pour elle, elle peine à rester assise, mais nous devons la forcer à s’asseoir avec nous jusqu’à la fin du repas, car nous ne pouvons pas enlever un adulte du repas juste pour elle.

Deuxièmement, la maman s’inquiète que son enfant n’ait rien dans le ventre entre le biberon du matin jusqu’à celui du soir et aimerait qu’on lui donne à chaque fois un biberon, un morceau de pain ou un yoghourt. Nous comprenons les angoisses de la maman, mais nous accueillons son enfant dans une collectivité, et face au reste du groupe nous ne pouvons pas proposer du pain ou un yoghourt à chaque repas juste à cette enfant. […] Comment leur expliquer ? N’est-ce pas à la maman aussi de s’investir plus dans  l’alimentation de son enfant en dehors de la crèche ? Comment pouvons-nous faire comprendre à la maman l’importance de son rôle dans cette situation, tout en sachant qu’elle a de la difficulté à nous dire ce qu’elle mange le soir et les week-ends ?

Concernant la santé de l’enfant, est-ce notre rôle de s‘inquiéter de savoir s’il est en carence ? Jusqu’à quel point devons-nous nous investir en tant que professionnels, en sachant que le thème de l’alimentation est très lié à notre affect et à chacun personnellement, car derrière tout questionnement alimentaire il sous-entend un rapport en lien avec la vie et/ou la mort. »

La question n’est pas tant dans l’appétit que dans l’appétence….

Tous les pédiatres que j’ai rencontrés m’ont assuré qu’un enfant ne se laisse jamais mourir de faim, sauf trouble ou maladie très grave. Mais il est simplement impensable aujourd’hui de laisser consciemment un enfant ressentir la faim suffisamment longtemps pour qu’il finisse par manger ce qu’on lui impose. Ce d’autant que le fond de la question n’est pas vraiment l’appétit, mais bien le rapport à la nourriture. Je me souviens de Nathan dans mes premières années de crèche. Il avait 11 mois, mangeait tout en « soupe purée » à la maison et commençait à refuser les repas pour bébé (légume, féculent à l’eau sans sel et viande sans assaisonnement) en morceau à la crèche. Nous avons essayé un retour au mixer pour être en phase avec ce qu’il vivait à la maison, ajouté des condiments, mais rien n’y faisait. Ma collègue me suggéra un jour de lui reproposer son repas de midi (mixé) à quatre heures. Je la regardais horrifiée par cette idée. Mais pour elle, il ne s’agissait pas de punir Nathan, mais de savoir si c’était une question d’appétit. L’idée m’a paru raisonnable, pourtant je ne me suis jamais pardonnée cette trahison, car à n’en pas douter, le regard et les larmes de Nathan quand il a découvert son assiette de midi à quatre heures, m’ont condamnée à l’enfer de manière définitive. Que chacun se rassure, Nathan n’a pas eu à manger son repas et s’est vu servir le goûter immédiatement. Mais la vraie réponse est venue quelques jours plus tard, quand, devant son manque d’entrain, je suis finalement allée chercher une assiette dans le groupe des grands, avec frites (à l’époque « fourchette verte » n’avait pas encore frappé), poulet et je ne sais plus quel légume. Nathan m’a alors pardonné tous mes péchés en plongeant avec joie sa main dans lesdites frites. Il était grand temps, qu’il mange comme les grands…

Le récit de Béatrice rejoint le mien et montre, si ce n’est déjà fait, combien notre présence à ce que vit l’enfant est importante. Comment d’indices en manifestations, d’observations en questions, nous pouvons trouver les clefs et répondre à l’enfant, non pas dans son appétit, mais dans son appétence : « Et voilà qu’en ce jeudi, David est à ma table. Repas : soupe au pistou, pilaf d’orge, épinards en branches, cuisse de poulet et pomme. Je lui mets de tout dans son assiette et lui coupe le poulet en morceaux. […] David grignote un peu de tout. Puis, soudain, il me regarde avec un sourire et des yeux brillants, car je suis en train de ronger ma cuisse de poulet. Je lui demande alors s’il veut faire comme moi. Tout heureux, il me dit oui et termine avec un bonheur immense une cuisse de poulet entière… »

L’adaptation des professionnelles à la situation de chaque enfant est donc permanente

L’éducation est bien loin d’être une science exacte et c’est bien parce que les calculs des calories ou de l’équilibre alimentaire sont difficiles à appliquer au quotidien face aux individualités au sein de la collectivité qu’être éducatrice est un métier. Nous sommes sans cesse dans l’adaptation des règles en référence à un ensemble de savoirs qui, faute de faire de nous des spécialistes en diététique, nous permettent par contre d’agir avec finesse dans le temps comme au quotidien, dans une réflexion quasi permanente, comme l’exprime aussi Béatrice :

« Cet exemple nous montre bien l’importance de l’observation à chaque instant, elle nous permet de nous ajuster le plus finement possible à la situation. […] N’oublions jamais que nous, adultes, sommes des modèles, que l’imitation chez l’enfant est une des sources d’apprentissage permanent […]L’enfant ne doit pas sentir de rivalité entre l’EVE[4] et son milieu familial, au contraire, il doit découvrir le plaisir, par exemple, de pouvoir se tenir à table de deux façons différentes, de manger avec une fourchette ou de manger avec les mains, afin de pouvoir s’adapter et être à l’aise dans chaque contexte… »

Bibliographie

Catherine Bouve, (2010), L’utopie des crèches françaises au XIXe siècle : un pari sur l’enfant pauvre, Essai socio-historique, Peter Lang, Berne.


[1] Tous les prénoms sont fictifs

[2] Chiffres tout aussi fictifs

[3] Catherine Bouve, (2010), L’utopie des crèches françaises au XIXe siècle : un pari sur l’enfant pauvre, Essai socio-historique, Peter Lang, Berne. p. 140.

[4] Espace de Vie Enfantine

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