Les interactions langagières, un outil de travail au service de la relation éducative

« Peut-on travailler sans communiquer ? » interroge Michèle Lacoste dans un important ouvrage consacré à l’exploration des rapports entre langage et travail (Borzeix & Fraenkel, 2001). Poser la question, c’est déjà y répondre. A l’évidence, l’économie de l’information et des services qui caractérise les sociétés contemporaines confronte les professionnels à des exigences accrues en matière de communication. Dans un monde globalisé et fortement multiculturel, les travailleurs sont en permanence engagés dans des interactions verbales avec autrui. Que ce soit à l’oral ou à l’écrit, à distance ou en face-à-face, ils échangent de l’information, se coordonnent pour résoudre des problèmes, élaborent des prescriptions, produisent des traces visant à garder la mémoire de leur activité, etc. C’est en ceci que réside ce que Josiane Boutet a proposé de désigner comme « la part langagière du travail » (Boutet, 2008), une composante à la fois essentielle et en augmentation de bon nombre de pratiques professionnelles.

Les métiers de l’éducation, et ceux relevant de l’éducation de la petite enfance en particulier, n’échappent pas à ce constat et à ces évolutions. A tout instant, les éducateurs de l’enfance s’engagent dans des interactions langagières, que ce soit avec les enfants, des collègues de travail, des parents ou d’autres partenaires institutionnels. La parole orale et écrite se retrouve au cœur non seulement du lien éducatif mais plus généralement de l’ensemble des activités accomplies dans le contexte des institutions au sein desquelles les éducateurs sont employés. Par conséquent, les métiers de l’éducation amènent à envisager les interactions verbales comme un ingrédient central et non pas périphérique de l’activité professionnelle. C’est là peut-être que résident leur modernité et leur caractère emblématique des changements profonds qui caractérisent les pratiques professionnelles de ce qu’on désigne parfois comme la « nouvelle économie ».

Pourtant, reconnaître l’évidence d’une présence des interactions langagières dans le quotidien du travail des éducateurs ne présuppose pas une compréhension fine des enjeux liés à leur réalisation. Qu’est-ce qui se joue dans les interactions verbales dans lesquelles les éducateurs se trouvent engagés en permanence ? En quoi ces interactions constituent-elles pour les éducateurs un instrument de travail ? Et comment les éducateurs en font-ils réellement usage ?

Les théories sociologiques et sociolinguistiques de l’interaction apportent quelques éléments de réponse à ces questions. Ou du moins, elles permettent de donner un éclairage particulier permettant de dépasser le regard transparent que les professionnels eux-mêmes portent parfois sur cet aspect particulier de leur activité. C’est ce que nous proposons d’amorcer dans ce bref article, en mettant en évidence, au moyen de la vignette « Activité coloriage » transcrite ci-contre, diverses facettes du pouvoir d’action que représentent les interactions langagières dans le travail des éducateurs.

Conduire des activités et accomplir des actions

Les interactions verbales présentent en premier lieu pour les participants des enjeux sur le plan opératoire. Elles permettent aux éducateurs de conduire des activités obéissant à des règles d’organisation spécifiques et de réaliser des suites ordonnées d’opérations par lesquelles elles sont accomplies. Dans la vignette qui sert d’illustration à notre propos, la situation dont il est question consiste en une activité de coloriage proposée par une stagiaire (STA) et une éducatrice (EDU) à un petit groupe d’enfants (Dominique, Nina, Marion, Simon, Emma, Dimitri, Melissa). Cette activité suppose un déploiement structuré qui suit une progression repérable. L’interaction verbale débute par une consigne formulée par la stagiaire à l’attention des enfants (1-5), se poursuit par l’installation des enfants autour des tables (7-20), la réalisation conjointe par les éducatrices et les enfants des contours de leur main (11-13 ; 22) et se termine par le coloriage par les enfants de la surface délimitée par les contours de la main (23-27).

Ainsi donc, on pourra dire que l’interaction verbale permet de faire progresser l’activité et de rendre visibles et repérables pour les participants les étapes successives par lesquelles elle se déploie. Les ingrédients constitutifs de ce déploiement sont de diverses natures et relèvent de différents systèmes de signes. Certains consistent en des actes graphiques (dessiner, colorier), en des manipulations d’objets (déplacer des chaises, disposer des feuilles sur les tables), ou encore en des déplacements dans l’espace. Mais d’autres mobilisent de manière plus évidente des ressources langagières. C’est le cas notamment des consignes que formule la stagiaire à l’attention des enfants (1-3), des évaluations qu’elle énonce en réponse à leur engagement (5, 6) ou encore des nombreux conseils adressés à la fois par la stagiaire et l’éducatrice à l’attention des enfants (11, 22, 24). Il nous faut considérer dès lors qu’une part importante de l’activité de coloriage est prise en charge verbalement. On dira qu’elle est partiellement « médiatisée » par l’usage du langage.

La pragmatique linguistique, issue d’une longue tradition relevant de la philosophie du langage (Austin, 1970; Searle, 1972), apporte une contribution éclairante à la compréhension de cette part langagière de l’activité. Pour les pragmaticiens, l’usage du langage ne relève pas d’une stricte description ou représentation de la réalité mais consiste en la réalisation d’actions qui transforment les rapports des individus au monde : c’est la notion d’acte de langage. Les actes de langage traduisent des buts spécifiques et relèvent de règles de fonctionnement distinctes et repérables. Ainsi donc, John Searle propose-t-il par exemple de faire une distinction entre plusieurs sortes d’actes de langage. Les actes dits assertifs permettent aux locuteurs qui les produisent de s’engager sur la vérité de ce qui est dit. Ils permettent ainsi d’informer, de témoigner ou d’affirmer des points de vue. C’est le cas, par exemple, des énoncés produits par le papa de Melissa à son arrivée (« Dino est malade et je repars avec lui », 30). Les actes dits promissifs reviennent pour les locuteurs qui les énoncent à contracter une obligation de faire ce qui est décrit. C’est le cas de certains énoncés produits par la stagiaire au cours de ses consignes (« Je vais vous donner des feuilles », 1 ; « je vais d’abord dessiner les mains des enfants de ce côté », 13). D’autres actes sont dits directifs dès lors qu’ils attribuent une obligation de faire à l’interlocuteur. Ces actes sont omniprésents dans la vignette en question. Ils sont produits en grand nombre aussi bien par la stagiaire (« Léo, mets ta feuille dans l’autre sens », 5) que par l’éducatrice (« Simon, écarte bien les doigts comme ça c’est plus facile », 22) et le papa (« Melissa, va jouer avec tes copines », 30) et constituent une ressource déterminante pour orienter le comportement des enfants. Enfin, d’autres actes de langage se distinguent par le fait qu’ils rendent manifeste un état psychologique du locuteur. Ces actes sont désignés comme expressifs. La remarque adressée par l’éducatrice à l’attention de Simon en constitue un bon exemple : « J’aime vraiment pas quand tu fais voler le matériel » (20).

Ainsi donc, l’usage de la parole revient-il à réaliser des actes de langage particuliers et à rendre manifestes les buts spécifiques qui leur sont attachés. Pourtant, dans les situations de communication de la vie quotidienne comme dans les interactions professionnelles, les intentions sous-jacentes aux actes de langage ne sont pas toujours manifestées explicitement et de manière univoque. Il faut interpréter et inférer à partir des propos tenus la signification sous-jacente à l’acte de langage produit. Et ce processus est lui-même éminemment collectif et dynamique du moment qu’il suppose une négociation et un ajustement permanent entre les participants. Prenons un exemple. Au moment où Dimitri s’adresse à la stagiaire et lui demande « on fait comment ? » (23), on pourrait penser qu’il a produit un acte directif de question et qu’il sollicite de la part de la stagiaire une simple réponse verbale. Or, la stagiaire, si elle répond bien à la question (« Tu prends une couleur et tu colories dedans la main »), fait plus : elle se met à disposition pour montrer à Dimitri comment s’y prendre (« Regarde je te montre »). Ce faisant, elle attribue rétroactivement à la demande de l’enfant une valeur de demande d’aide et non pas seulement de question. La valeur même de l’acte de langage produit par Dimitri se modifie ainsi selon la nature des réactions auxquelles il donne lieu dans l’interaction. On voit ici combien la production des actes de langage déborde de la sphère d’influence des individus qui les énoncent et comment la dynamique propre au processus interactionnel lui-même contribue à l’accomplissement collectif des actions langagières.

Cadrer l’expérience et configurer des contextes

Si les interactions langagières permettent, comme nous l’avons illustré ci-dessus, d’accomplir et d’interpréter des séquences ordonnées d’actions permettant de conduire des activités, elles jouent également un rôle déterminant dans la manière dont les participants s’orientent dans les situations ou contextes dans lesquels ils s’engagent. Certes, ces contextes agissent pour une part comme des ingrédients qui s’imposent aux participants et qui exercent une influence sur les interactions langagières. Par exemple, on peut considérer que la nature de l’environnement spatial, les contraintes horaires, le nombre d’enfants ou encore la pédagogie ou les projets d’établissement propres aux institutions déterminent pour une part les modalités d’accomplissement des interactions verbales. Mais réciproquement, on peut considérer également que ces interactions verbales constituent des ressources par lesquelles les participants s’ajustent (ou pas) à ces ingrédients du contexte et manifestent la manière dont ils les interprètent. Selon ce second point de vue, le rapport des participants aux contextes de leur activité n’est pas donné une fois pour toutes mais construit par l’interaction elle-même. Ainsi donc, une part importante de ce qui se joue dans les interactions langagières contribue à une (re)configuration permanente des rapports entre les participants et les conditions dans lesquelles se réalise leur activité. C’est ce que les théories sociolinguistiques de l’interaction désignent comme les enjeux contextuels de l’usage du langage (Duranti & Goodwin, 1992).

Le sociologue d’origine canadienne Erwing Goffman apporte une contribution intéressante à la compréhension de cet aspect des interactions langagières. Dans sa théorie du cadrage de l’expérience, Goffman (1991) montre par exemple que la manière dont les individus font l’expérience des réalités qu’ils rencontrent dans la vie quotidienne n’est pas immédiate et univoque mais médiatisée, filtrée, par ce qu’il appelle des cadres de l’expérience. Ces cadres sociaux désignent un ensemble de savoirs et de savoir-faire, culturellement construits, qui permettent d’interpréter l’expérience comme relevant d’un type particulier, et de répondre à la question « qu’est-ce qui se passe ici ? ». C’est notamment en mobilisant ces cadres sociaux que les individus parviennent à interpréter la signification des situations qu’ils rencontrent et d’y ajuster leurs propres comportements. Si ces cadres jouissent, sur le plan sociétal, d’une forme de réalité partagée par les membres d’une communauté, leur convocation en situation constitue une opération à chaque fois nouvelle et le produit d’un travail d’interprétation incessant. C’est en ceci que réside, pour Goffman, le caractère « vulnérable » et nécessairement incertain du cadrage de l’expérience. Les individus peuvent se tromper sur la signification de ce qu’ils font. Ils peuvent être abusés ou manipulés dans leurs interprétations de la situation (c’est le cas du canular par exemple). Ou encore, ils peuvent détourner ou renégocier les attentes sociales qui régissent l’activité en cours. Ici aussi, la dynamique propre aux interactions verbales constitue une des ressources par lesquelles des contextes locaux d’activité peuvent être collectivement établis et interprétés.

Pour Goffman, plusieurs facteurs viennent complexifier la manière dont les cadres organisent l’expérience quotidienne des individus. Le premier facteur de complexité réside dans le fait qu’une pluralité de cadres se trouvent fréquemment à l’œuvre dans les situations dont les individus font l’expérience. Dans la vignette qui sert d’illustration à notre propos, au moins trois cadres d’activité distincts peuvent par exemple être repérés. Celui de « l’activité coloriage » tout d’abord ; celui de « l’activité d’aménagement de l’environnement matériel » ensuite ; et enfin celui de « l’accueil d’un enfant ». Chacun de ces cadres génère des attentes sociales particulières et repose sur des règles du jeu auxquelles les participants sont appelés à se conformer. Par exemple, la conduite de l’activité coloriage suppose que des consignes et des ressources soient mises disposition des enfants et que les enfants s’y engagent conformément à ces consignes. C’est donc aussi en produisant ces consignes et en s’y ajustant que les participants rendent visible le fait qu’ils jouent à une activité d’un certain type.

Un deuxième facteur de complexité du cadrage de l’expérience résulte du fait que les cadres sous-jacents à la situation sont rarement stables mais se transforment et alternent en permanence. Dans notre situation, on observe par exemple comment l’émergence progressive d’un problème de place en lien avec la disposition des feuilles (« Simon, tu peux pas mettre ta feuille ici y a pas de place. […] Regarde t’es tout coincé », 6) va conduire l’éducatrice à quitter momentanément le cadre de l’activité coloriage pour s’engager dans celui de l’aménagement de l’espace et de la disposition des tables et des chaises (« T’as pris des grandes feuilles, je vais aller chercher une autre table », 7). Une fois l’espace de l’activité réaménagé, l’éducatrice s’engage à nouveau dans le cadre de l’activité de coloriage (« Je vais aussi aider pour faire le tour de vos mains, sinon on sera encore là demain matin », 21), avant de s’interrompre pour accueillir Melissa (« Y a Melissa qui arrive, je vais l’accueillir, ça joue ? », 28). On voit donc ici comment s’opèrent en permanence des transitions entre les microcontextes de l’activité de l’éducatrice et comment les interactions langagières permettent de verbaliser publiquement ces transitions.

Enfin, un troisième facteur de complexité du cadrage de l’expérience réside dans le fait que, comme Goffman l’a bien montré, les cadres qui configurent les situations d’interaction peuvent faire l’objet de négociations, de remises en question, voire même de contestations ou de transgressions. C’est le cas dans notre exemple lorsque la stagiaire introduit la consigne et que les enfants prennent position par rapport au cadre proposé. Dominique anticipe par exemple une activité « peinture » (2), alors que Nina manifeste sa préférence pour une telle activité (« Pourquoi on fait pas la peinture ? », 4). Et c’est le cas encore au moment de l’aménagement des tables par l’éducatrice, lorsque Simon transgresse ouvertement le cadre en renversant volontairement la chaise de Nina (17). L’éducatrice doit alors réguler le comportement de Simon et rétablir explicitement les règles qui prévalent au cadre en cours d’accomplissement (« ça ne va pas quand tu fais comme ça !  Tu peux pas lancer le matériel et le casser », 18). On le voit, l’établissement, la négociation et les transgressions des cadres font l’objet d’un travail langagier permanent qui met en jeu, outre l’organisation locale du contexte, les rôles endossés par les participants et les relations interpersonnelles qu’ils entretiennent mutuellement. Dans cette perspective, contester l’activité de coloriage ou renverser volontairement une chaise revient non seulement à transgresser une règle du jeu mais encore à mettre au défi les participants qui ont autorité de les faire respecter.

Faire apprendre et se développer

En contexte éducatif, les interactions verbales n’ont pas seulement pour fonction d’assurer la progression de l’activité et d’aménager les contextes locaux au sein desquels ces activités sont conduites. Elles ont pour vocation également de contribuer aux apprentissages, au développement et à la formation des individus qui s’y trouvent engagés. Nous touchons là à des dimensions épistémiques et développementales des interactions verbales, qui ont été abondamment investiguées par les théories socioculturelles de l’apprentissage.

Plus particulièrement, deux concepts relevant de ce courant apparaissent comme centraux pour comprendre la part des autres et des interactions langagières dans les processus de développement : celui de zone proximale de développement et celui d’étayage.

Le concept de zone proximale de développement (ZPD) a été proposé par le psychologue russe Lev S. Vygotski pour caractériser les processus de développement du langage chez les enfants. Ce concept véhicule cependant plusieurs implications plus générales pour la problématique des apprentissages et du développement. En premier lieu, le concept de ZPD revient à considérer que les apprentissages et le développement se configurent dans des situations de résolutions de problèmes, c’est-à-dire dans une confrontation à des enjeux pratiques, à de l’activité. Deuxièmement, il implique de considérer que les apprentissages et le développement présentent une organisation fondamentalement sociale et collective. C’est par la médiation des interactions avec des personnes plus expérimentées que s’opèrent, progressivement, des déplacements du niveau actuel de développement (ce que l’enfant parvient à réaliser seul) vers sa zone proximale (ce que l’enfant parvient à réaliser avec l’aide d’autrui). Enfin, la perspective inaugurée par Vygotski revient à considérer que les ressources langagières constituent des ingrédients centraux des interactions sociales et qu’elles jouent un rôle essentiel dans les processus de développement. Le langage introduit une intrusion des exigences de la culture et du monde social dans la relation que les individus entretiennent à leur environnement et à leur activité. Il constitue un moyen, un outil, pour mettre en ordre la pensée et organiser la perception de l’action.

Jérôme Bruner, psychologue américain, s’intéresse lui aussi principalement au développement du langage chez l’enfant et montre comment l’acquisition du langage s’effectue à travers les interactions verbales que l’enfant est en mesure de conduire avec des adultes. Ses travaux prolongent les thèses de Vygotski et précisent les conditions interactionnelles dans lesquelles peut se déplacer la zone proximale de développement. Le concept employé pour ce faire est celui d’étayage, qui désigne l’ensemble des interactions d’assistance de l’expert permettant à un individu moins expérimenté d’apprendre à organiser ses conduites afin de pouvoir résoudre seul un problème qu’il ne savait pas résoudre au départ. Le processus d’étayage est donc localement orienté vers la tâche à réaliser ; il consiste à diriger progressivement l’apprenant vers la réussite de cette tâche.

Dans notre vignette « Activité coloriage », une pluralité de processus d’étayage peut être observée, en lien avec divers mécanismes d’apprentissage et de développement qui concernent non seulement les enfants mais également les éducatrices présentes.

En premier lieu, on s’intéressera aux étayages que les interactions verbales permettent d’apporter aux enfants et aux activités dans lesquelles ils s’engagent. Cet étayage se manifeste en particulier dans le choix de la tâche proposée et dans la manière dont sont distribués les différents ingrédients de sa réalisation. La réalisation du contour des mains est partiellement prise en charge par les éducatrices (« Je vous donne à chacun une feuille et après, je vais passer vers chacun pour dessiner le tour de votre main », 3) alors que les enfants sont invités à colorier seuls la surface dessinée par la main (« Tu prends une couleur et tu colories dedans ta main », 24). Une adaptation permanente des éducatrices semble ici à l’œuvre pour s’ajuster au mieux à ce que les enfants sont capables de faire seuls ou avec aide, en d’autres termes à leur ZPD.

Mais il serait erroné de réduire la question de l’étayage aux seules interactions entre les éducatrices et les enfants. Dans cette vignette, un autre processus développemental est à l’œuvre, qui concerne l’éducatrice et la stagiaire. Cette relation éducative relève de la formation professionnelle et concerne la relation tutorale qui s’établit entre la stagiaire et sa référente professionnelle (Kunégel, 2011).

Plusieurs indices montrent en effet comment l’éducatrice référente, dans ses modalités d’engagement dans l’interaction verbale, endosse une fonction tutorale et aménage les conditions dans lesquelles la stagiaire participe aux activités en cours d’accomplissement. Au moment où, par exemple, émerge le problème de la taille des feuilles et du manque de place (6), c’est l’éducatrice qui va s’interrompre et prendre en charge le réaménagement spatial de l’environnement en collaboration avec Simon (6-20). A son retour, elle vient apporter sa contribution à l’activité afin que la réalisation du tour des mains des enfants ne dure pas jusqu’à « demain matin » (21). A l’arrivé de Melissa et de son papa, c’est elle à nouveau qui propose de prendre en charge l’accueil (« Y a Melissa qui arrive, je vais l’accueillir, ça joue ? », 28), avant de créer pour Melissa un espace d’engagement auprès de la stagiaire (« Mais on est en plein chantier et je pense que Eva sera bien contente que tu nous rejoignes », 31).

D’une manière générale, c’est donc ici l’éducatrice référente qui semble prendre en charge les multiples transitions et interruptions qui caractérisent l’évolution des microcontextes d’activité, permettant ainsi à la stagiaire de se centrer sur la conduite de l’activité de coloriage. En verbalisant ces transitions et en proposant à la stagiaire des conditions atténuées de participation, l’éducatrice apporte une forme d’étayage à l’activité de la stagiaire et contribue donc activement à sa formation (Filliettaz, Trébert & Rémery, 2012). C’est là aussi que réside une fonction centrale des interactions langagières, celle d’aménager l’activité d’autrui de sorte à lui permettre d’apprendre et de se développer.

Le métier d’éducateur comme accomplissement interactionnel

De ce rapide parcours à travers quelques repères théoriques et une situation observée dans le quotidien du travail, il résulte que les professionnels de l’éducation sont constamment engagés dans des relations de nature interactionnelle avec autrui. Ces interactions langagières endossent une multitude de fonctions et leur permettent de conduire différentes facettes de leur activité. Comme nous l’avons souligné ici à grands traits, elles permettent notamment d’accomplir et de faire progresser des activités, d’aménager et de reconfigurer les contextes locaux dans lesquels elles prennent place, de négocier les relations interpersonnelles et enfin d’engager des processus d’apprentissage, de développement et de formation. Ces divers aspects de l’activité professionnelle ne « se font pas tout seuls ». Ils résultent d’un engagement permanent des éducateurs et peuvent dès lors être considérés comme accomplis dans et par l’interaction elle-même.

Reconnaître la centralité des interactions langagières dans le quotidien du travail des éducateurs revient à considérer l’accomplissement même de l’interaction comme un outil de travail déterminant dans le champ de la petite enfance. Mais un outil de travail hautement complexe et spécifique, qui ne peut être manipulé que collectivement. Car c’est là une des exigences incontournables des interactions langagières que de présupposer des formes constantes de coordination avec autrui. A de nombreux égards, l’éducateur ne peut agir que pris dans un réseau complexe d’interdépendances à chaque instant remis en question. C’est en ceci que résident en partie son pouvoir d’action, mais également ses contraintes et ses exigences propres.

Envisager le métier d’éducateur comme un accomplissement interactionnel revient à (ré)interroger les compétences sous-jacentes aux pratiques professionnelles. A la lumière des quelques réflexions proposées dans cet article, ces compétences résident, pour une part importante, dans la capacité des éducateurs à s’engager dans des actions conjointes, à les faire progresser, à renégocier les conditions dans lesquelles elles sont accomplies, les positions sociales des individus qui y participent et les opportunités d’apprentissage et de développement qui en résultent. En d’autres termes, une part non négligeable de la compétence professionnelle des éducateurs de l’enfance semble reposer sur la capacité à utiliser adéquatement les interactions langagières comme un outil de travail. Rendre visibles ces compétences interactionnelles constitue, pour la recherche comme pour les praticiens, un défi de taille qui commence à peine à être relevé[1] (Filliettaz & Rémery, 2012). Mais ce défi ouvre des perspectives qui nous semblent prometteuses, aussi bien pour la reconnaissance des métiers de la petite enfance que pour la formation des professionnels de l’éducation.

Bibliographie

Austin, J.L. (1970). Quand dire, c’est faire. Paris : Seuil.

Borzeix, A. & Fraenkel, B. (éd.) (2001). Langage et travail. Paris : CNRS.

Boutet, J. (2008). La vie verbale au travail : des manufactures aux centres d’appel. Toulouse : Editions Octarès.

Duranti, A. & Goodwin, C. (éd.) (1992). Rethinking context: language as an interactive phenomenon. Cambridge : Cambridge University Press.

Filliettaz, L., Trébert, D. & Remery, V. (2012). Relation tutorale et configuration de participation à l’interaction : le cas de la formation professionnelle des éducatrices et éducateurs de l’enfance. Actes du 2ème colloque international de didactique professionnelle, Apprentissage et développement professionnel, Nantes, 7-8 juin 2012. (Consulté le 27 juillet 2012 à l’adresse http://www.didactiqueprofessionnelle.org/).

Filliettaz, L. & Rémery, V. (2012). Construction des compétences professionnelles et trajectoire située d’apprentissage. Biennale internationale de léducation, la formation et des pratiques professionnelles : « Transmettre ? », Paris, CNAM, juillet 2012.

Goffman, E. (1991). Les cadres de l’expérience. Paris : Minuit.

Kunégel, P. (2011). Les maîtres d’apprentissage. Analyse des pratiques tutorales en situation de travail. Paris : L’Harmattan.

Searle, J.R. (1972). Les actes de langage : essai de philosophie du langage. Paris : Hermann.


[1] L’équipe Interaction & Formation conduit depuis janvier 2012 un programme de recherche financé par le Fonds national suisse de la recherche scientifique (No CRSII1—136291), et dont l’objectif est de mieux comprendre comment se construisent et se transmettent les compétences professionnelles et interactionnelles des éducatrices et éducateurs de l’enfance (voir http://www.unige.ch/fapse/interaction-formation et http://www2.unine.ch/ic-you).

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