Pouvoir et pouvoir dire : comment l’inégale maîtrise des outils symboliques légitimes creuse les inégalités en crèche

Il est extrêmement rare, quand on parle d’enfants dans leurs premières années de vie, d’entendre dire que ces derniers exercent de l’autorité, ou du pouvoir. L’autorité, le pouvoir, ça semble être purement un truc d’adultes.[1]

Or, les choses sont plus complexes que cela. Il suffit de travailler au quotidien dans le monde étrange et fascinant de la crèche pour se persuader, si besoin était, que les enfants ne sont pas des créatures sans défense et pacifiques : peu importent les mobiles de leurs actions ou de leurs comportements, il est indéniable que les enfants usent en permanence des ressources qui se trouvent à leur disposition… parfois avec une véhémence explosive autant qu’insoupçonnée.

Prenons Achille[2], petit garçon placide, presque lunaire, qui joue la plupart du temps tout seul avec les animaux en plastique de la crèche. Pendant des mois, je ne l’ai pour ainsi dire pas entendu. Un jour, tandis qu’un enfant tentait de s’approprier un des animaux avec lesquels jouait Achille, ce dernier lui a décoché un hurlement si effroyable que la pièce entière s’est figée et tournée vers la scène. Le rival, penaud, battait déjà en retraite, ayant bien saisi le message.

Les enfants qui pratiquent (parfois cinq jours pleins dans une semaine !) le monde de la crèche, s’imprègnent très vite et en profondeur de son style propre, des modes d’exercice du pouvoir qui y ont cours via les éducs, donc les personnes dépositaires de l’autorité sociale ; par cette véritable « infusion institutionnelle », ils en viennent à s’approprier et à mettre en pratique eux-mêmes, comme ils peuvent, des outils calqués sur ceux qu’emploient les éducs. Il s’agit en effet pour les enfants de recycler au mieux les formes que revêt le pouvoir afin d’influer sur les actions et les perceptions des éducs, ce dans l’optique de servir leurs propres intérêts.

Alors, comment tout cela prend-il forme dans la réalité des crèches, au quotidien ? C’est ce qui va nous occuper tout au long de cet article, qui prend comme sujet non pas ce que l’autorité est devenue du côté de nous autres, adultes, mais plutôt ce qui arrive lorsque les enfants s’approprient et exercent du pouvoir, à leur manière particulière.

Wilfried Lignier, sociologue, constituera notre première ressource. Il a effectué il y a quelques années de cela une recherche ethnographique dans une crèche parisienne, auprès d’un groupe d’enfants âgés de 2-3 ans. Il a tiré de cette recherche un ouvrage que l’on peut recommander chaudement à toute personne travaillant en crèche (Lignier, 2019), de même qu’un article : « Symbolic Power for Beginners : the Very First Social Efforts to Control Others’ Actions and Perceptions » (Lignier, 2021)[3].

Dans ce dernier, Lignier montre comment, dans le cours d’interactions en face-à-face, l’exercice du pouvoir symbolique dépend de manière cruciale de la capacité des individus, via les symboles sélectionnés, à convoquer différentes formes d’autorité sociale contenues dans le langage en tant que produit sociohistorique (p. 6). Les jeunes enfants n’inventent pas ex nihilo, ils s’approprient et réactivent des stratégies symboliques ayant prouvé leur efficacité au cours d’innombrables interactions passées.

Si l’article de Lignier constituera l’essentiel de notre propos, nous le mettrons également en résonance avec mes propres observations de vie en crèche, à Lausanne, auprès d’enfants de 3-4 ans.

Le pouvoir symbolique pour les débutants

Devenir un agent social requiert l’acquisition d’un certain pouvoir qui s’exerce sur les perceptions ou actions d’autrui, afin de les orienter d’une manière ou d’une autre[4]. Ce pouvoir peut évidemment être assuré par des moyens physiques (par la force brute, la violence…), mais de manière générale au sein d’une société humaine, et a fortiori quand l’agent social est un enfant, les pratiques symboliques, et l’exercice d’un certain pouvoir symbolique qui en découle, ont une plus grande chance d’aboutir à des effets vertueux, parce qu’elles jouissent d’une légitimité sociale plus importante que les coups.

Que signifie au juste « pouvoir symbolique » ? Chez Bourdieu[5], le pouvoir symbolique est compris comme une forme d’imposition structurelle provenant des classes dominantes, et consistant en un système de divisions et de classifications du monde social. Ces divisions et ces classifications en viennent à fonctionner comme de véritables outils de perception du monde, y compris pour les membres des « classes dominées » (p. 4), que l’on nommera plutôt aujourd’hui « classes populaires » ou « classes populaires migrantes ». Lignier s’affilie à la théorie macrosociologique de Bourdieu, tout en adoptant un niveau d’observation et de description résolument microsociologique, de l’ordre des interactions les plus fines, au sein d’une crèche. A ce niveau-là, le pouvoir symbolique peut être défini comme une contrainte sociale exercée par la circulation de symboles, c’est-à-dire de formes culturelles collectivement construites comme signifiantes (p. 3). Dans les sociétés humaines, les formes culturelles en question sont souvent réduites à la sphère du langage (les mots étant considérés comme les symboles par excellence), mais cela vient du fait qu’on ne s’intéresse la plupart du temps qu’aux individus déjà socialisés, et qu’on néglige les enfants en bas âge. Ces derniers utilisent une myriade de symboles qui ne sont pas des mots. Nous reviendrons sur ce point plus bas.

Le pouvoir qui est en jeu chez les enfants de 2-3 ans déjà, est un pouvoir symbolique : même s’ils n’en ont peut-être pas conscience, les trotteurs[6] ont un intérêt objectif à utiliser leurs premiers mots, leurs premières phrases, voire des compétences narratives en germe, dans le but d’influer sur la manière dont les humains qui composent leur environnement social agissent ou pensent (p. 3). Les symboles étant les constituants de base de la culture, il est important de considérer la manière dont les enfants se les approprient et les emploient dans leurs efforts pour communiquer, pour intégrer une culture d’humains, mais aussi, de manière un peu plus terre-à-terre et moins glamour, pour défendre leurs propres intérêts.

Car en effet, la notion de communication a acquis dans les dernières décennies (et en particulier probablement, dans le champ de la psychologie) un statut hégémonique, devenant l’alpha et l’oméga de tous les rapports sociaux à quelque niveau que ce soit. Pour bien vivre, c’est simple, apprenons à bien communiquer (et sans violence[7]) !

Or, comme le rappelle Lignier, contrairement à la vision édulcorée qu’on en a généralement :

  • Les symboles sont de fait presque toujours utilisés dans le cadre de luttes sociales (d’ampleurs variées), et rarement comme des outils strictement coopératifs permettant de transférer des informations ou du savoir[8] ; et
  • Les agents sociaux engagés dans des interactions symboliques ont souvent des habiletés très inégales à produire ou à recevoir des symboles de manière appropriée, en fonction de leurs caractéristiques sociales et des ressources qui y sont associées.

Pouvoir symbolique et classe sociale

Ce dernier point se manifeste de manière flagrante dans des crèches présentant une grande mixité sociale[9]. Voyons plutôt :

Asrar et Célia[10] évoluent dans le même groupe d’enfants, celui des « grands », dans la crèche lausannoise qui m’emploie. Ils mangent à la même table, font la sieste dans la même salle, jouent avec les mêmes jeux et dans les mêmes espaces. Asrar a 4 ans au moment de mes observations, Célia 3 ans et demi. Et néanmoins, malgré ses 6 mois d’existence en plus (soit un écart immense pour ces vies toutes neuves), Asrar présente des compétences symboliques si rudimentaires en comparaison avec Célia qu’on a sans arrêt le sentiment en les observant qu’ils vivent dans la même société, mais pas dans le même monde[11]. Pour être précis, ils ne proviennent pas de la même classe sociale : Célia est issue de la classe moyenne supérieure, ses parents travaillent respectivement dans le génie civil et dans l’enseignement post-obligatoire ; elle a une aisance langagière très développée et elle en use à longueur de journée pour élaborer des requêtes, des argumentaires, des comptes rendus sur sa vie ou les dessins animés qu’elle regarde, des jeux symboliques avec des enfants ayant peu ou prou la même position sociale qu’elle (donc des ressources symboliques similaires). Un de ses parents étant allemand, elle est elle-même bilingue.

Asrar est quant à lui issu de la classe populaire migrante, sa mère (sans profession) étant à même de le confier à la crèche quatre demi-journées par semaine dans le cadre d’une mesure sociale pour apprendre le français[12]. Asrar ne sait formuler clairement en français que des mots comme « bébé », « maman », « pipi » et, depuis peu, « nez », terme qu’il emploie régulièrement en regardant l’éduc qui est en train d’interagir avec lui et en tapotant son propre appendice nasal[13]. Asrar parle parfois en arabe, sa langue maternelle, mais il nous est difficile de déterminer ce qu’il maîtrise de cette langue. La plupart du temps, outre les signes (du langage des signes) qu’il maîtrise et que nous employons avec lui, il crie (parfois de manière intempestive et sans que nous puissions en identifier avec certitude la cause), pleure, gémit, ou encore ébauche un geste de préhension pour signifier à une éduc qu’il désire qu’on lui transmette tel ou tel objet. Une éducatrice remplaçante qui ne le connaissait pas encore, après l’avoir côtoyé un après-midi, m’a confié qu’elle pensait qu’Asrar avait 2 ans.

(Une brève parenthèse pour bien préciser, si besoin était, que la description que l’on fait ici d’Asrar ne préjuge en aucun cas de la valeur propre de ce dernier. Pour parler avec Lahire, « la sociologie assume de pointer les manques, les handicaps et les obstacles, lorsqu’ils existent, tout en étant consciente que les groupes les plus dominés et démunis ne sont jamais réductibles à être seulement “moins que les autres” et ne le sont qu’au regard d’une inégale maîtrise des compétences et des savoirs rentables scolairement et professionnellement » [Lahire, 2019, p. 53]).

Quelle différence cela fait-il que Célia fonctionne en crèche avec des compétences langagières très développées, quand Asrar emploie quelques mots, des gestes, des cris, des pleurs ?

Eh bien, une différence capitale. Pour bien la cerner, séparons les types de compétences symboliques manifestées massivement par Célia, d’un côté, et celles qu’Asrar emploie presque exclusivement, de l’autre.

Signaux ou signes ?

Il existe des symboles non verbaux : les signaux. Ce sont ceux qu’Asrar emploie en immense majorité dans ses interactions en crèche : crier, pleurer, pointer, faire des gestes, etc., sont des signaux, outils symboliques dont la fonction principale est d’orienter l’attention et les actions d’autrui. Néanmoins, les signaux peuvent être considérés comme des outils culturels pauvres : ils sont certes efficaces pour attirer l’attention des éducs sur le contexte interactionnel, donc pour indiquer le lieu d’une action requise par l’enfant émettant le signal. Mais au-delà de cela : 1. Ils ne fournissent aucune information sur qui devrait agir (leur portée est générale) et 2. Ils ne disent rien ou très peu sur pourquoi une action externe est requise (ils sont ambigus). Autrement dit, les signaux ne sont utiles que dans la gestion de situations routinières (de manière générale, quand un enfant pleure, il s’agit de le consoler), mais ne permettent pas une gestion ciblée, plus fine, basée sur l’expression d’émotions (traduites en mots) ou de raisons.

 

La loi du plus fort – Collectif CrrC
Les arrangements – Collectif CrrC

Et il existe des symboles verbaux : les signes (utilisés isolément, ou articulés en phrases, voire en monologues, en histoires complexes, etc.). Ce sont ces outils que Célia emploie en immense majorité dans ses interactions en crèche, elle les a pratiqués intensivement dès ses premiers pas symboliques dans sa famille, et les maîtrise sur le bout des doigts. Contrairement aux signaux, les signes sont des outils d’une complexité ahurissante, « riches » au sens où ils permettent de transcender les aspects généraux et ambigus inhérents à l’usage de signaux. La maîtrise des signes comporte plusieurs degrés de raffinement, dont nous sélectionnons ici trois types qui se manifestent déjà massivement en crèche :

1. Appeler les éducs par leur prénom : tous les enfants n’en sont pas également capables. Cet outil est efficace, d’une part car il est difficile de ne pas répondre à une sollicitation directe, d’autre part du fait que le prénom évoque la proximité sociale, si bien qu’on est mieux disposé envers une personne qui maîtrise le nôtre[14] ! Mais pour qu’un enfant puisse utiliser cet outil, il ne suffit pas juste qu’il ait les compétences verbales et de mémorisation requises. Employer le prénom des éducs présuppose encore un sentiment de légitimité (en anglais : entitlement) appuyé : l’enfant ne doit pas avoir peur de déranger cet adulte en particulier, et doit également être certain que sa demande est pertinente au regard de l’adulte (p. 17). Lignier constate que ce ne sont pas tant les enfants les plus âgés que ceux issus des classes moyenne et supérieure, qui maîtrisent le mieux cet outil.

2. Employer des stratégies de politesse : de façon générale, les enfants étudiés par Lignier emploient beaucoup les formes de politesse instituées (et ce même s’ils connaissent encore très peu de mots, la proportionnalité étant ici signifiante). De façon plus spécifique, les enfants des classes moyenne et supérieure en emploient davantage et plus fréquemment que les enfants des classes inférieures. « S’il te plaît » et « merci » comptent parmi les termes les plus usités, et de façon révélatrice, on dit souvent aux enfants qu’il s’agit de « mots magiques » (p. 22). Ils le sont réellement, du point de vue sociologique : « s’il te plaît » est un terme qui contient le pouvoir collectif de la société entière, et son utilisation est susceptible de produire des obligations sociales. Cette composante magique du langage, les enfants semblent d’ailleurs avoir tendance à essayer de la généraliser afin d’en étendre la portée : très souvent, on observe des enfants qui emploient le mot « pardon » comme un mot magique, ce quoi qu’ils aient pu réaliser de répréhensible avant de le sortir de leur chapeau ; ils ont alors à apprendre petit à petit qu’un « pardon » n’efface pas miraculeusement les dégâts occasionnés par un gnon dans le visage d’un autre enfant, et surtout, ne permet pas d’éviter les remontrances des éducs[15].

3. Œuvrer à se faire valoriser: les enfants travaillent également à influer sur la manière dont les adultes valorisent leur propre personne et tout ce qui s’y rattache de manière large. Une des manifestations de cet effort de valorisation de soi par des tiers autorisés est l’embellissement par les enfants de leur propre production culturelle. Lignier a observé comment les enfants – moyennant une maîtrise suffisante des outils symboliques légitimes – présentent leur production aux adultes[16]. Trois exemples (p. 27) :

Cléa manipule une boule de pâte à modeler. S’arrêtant et observant la boule un instant, elle déclare soudain : « Ninocéros ! »

Jim fait tournoyer son crayon sur la feuille, très rapidement. Un dessin ayant ainsi émergé, il se tourne vers l’éducatrice : « Est-ce que c’est le soleil ? »

Lola a dessiné deux lignes parallèles sur sa feuille par ailleurs immaculée. Elle dit : « Un poisson ! » L’éducatrice réagit : « Un poisson ? Oh, comme il est beau ! »

Comme on le voit, par la force performative du langage, les enfants transforment, embellissent leurs créations, en font des entités marquées par une certaine aura de prestige[17], ce en quoi Lignier décèle une manifestation précoce de distinction sociale[18]. Autrement dit, les enfants intègrent très tôt quels éléments de leur monde sont valorisés par la culture (d’adultes) environnante, et par conséquent, par l’évocation desquels ils peuvent grossir leur propre capital symbolique. Néanmoins, on s’en doute, les enfants des classes supérieures ont des compétences plus affûtées dans ce domaine, ils ont notamment la possibilité d’amplifier leur élaboration au-delà des (relativement) simples évocations « rhinocéros », « soleil » ou « poisson », en partant par exemple dans le jeu symbolique où toute une séquence narrative, toute une histoire est tissée autour de la situation initiale (de jeu, dessin…) et des objets qui en sont constitutifs (p. 29). Par ailleurs, les enfants des classes supérieures bénéficient doublement de ces situations interactionnelles, par les effets d’« échafaudage » qui se coconstruisent avec les éducs quand ces dernières entrent en résonance avec le jeu en cours de l’enfant, posent des questions, élaborent de concert la situation symbolique (p. 30), contribuant ainsi également à l’augmentation du capital symbolique des enfants.

Pour boucler notre petite boucle avec Asrar, ce dernier ne semble pas intéressé à dessiner lorsqu’on lui présente le matériel idoine, tout au plus passe-t-il un crayon sur la feuille, puis s’en désintéresse. Il ne sait nommer aucun animal en français, et n’imite même pas les sons (le cri d’un animal est un signal s’il en est !) que produisent les animaux, une pratique culturelle omniprésente dans l’éducation de la petite enfance. La pâte à modeler trouve plus de succès à ses yeux, mais il ne la modèle pas véritablement, semblant trouver dans les sensations tactiles que procure cette matière molle, son principal intérêt. L’autre jour, j’ai fait avec Asrar un puzzle destiné aux enfants plus petits, où on place des pièces en bois représentant une voiture, un papillon, un chien, etc., dans des renfoncements prévus à cet effet dans le socle en bois du jeu, la forme de chaque pièce épousant parfaitement le renfoncement associé. Asrar parvenait au prix d’un effort cognitif évident, à poser l’une ou l’autre des pièces en question à sa place assignée. A chaque fois, il levait alors les yeux vers moi, un grand sourire illuminant son visage, il levait son pouce en l’air et s’exclamait : « Yeaaaah ! » Parfois aussi, il se mettait à applaudir. Je valorisais alors moi-même, d’un mot (« Yeah ! », « Bravo ! »), d’un commentaire ou en me joignant aux applaudissements, cette manifestation d’une compétence qu’Asrar avait travaillé, à son niveau, à voir valorisée par moi.

Conclusion

Asrar et Célia ne vivent pas dans le même monde. Ils ne jouent jamais ensemble, n’ont à peu près aucune espèce de contact l’un avec l’autre, à l’exception notable et unidirectionnelle, du regard de Célia : parfois, lorsque Asrar hurle, gémit ou évolue simplement dans l’espace à sa manière bien à lui, je vois Célia qui l’observe, intensément, longuement, sans mot dire… Moi, je vois dans ces scènes la distance sociale qui sépare ces deux enfants. Célia, elle, que voit-elle ?

Les différences abyssales en termes de maîtrise des outils symboliques légitimes ne constituent pas le seul élément qui mette les enfants de familles migrantes dans un rapport d’inégalité drastique avec les enfants des classes supérieures. Lignier rappelle en effet qu’au soubassement même de la vie en crèche, le style social propre de cette dernière, en dépit de son universalité proclamée, se situe clairement du côté des classes moyennes et supérieures : rapport quasi sacralisé aux livres et à la lecture, valorisation du langage pour communiquer ou régler des conflits, prohibition de la force physique, prohibition de jeux en plastique ou faisant beaucoup de bruit, etc. (Lignier, 2019, p. 147). Tout cela rend beaucoup plus difficile pour les enfants les moins dotés en capitaux divers de « tirer leur épingle du jeu », l’appropriation de cet univers particulier qu’est la crèche leur demandant beaucoup plus d’ajustements que pour les enfants des classes supérieures dont l’espace domestique est extrêmement semblable à celui de la crèche.

L’une des barrières auxquelles se heurtent les enfants les moins dotés est l’illégitimité dont sont frappés les outils qui sont à leur portée, et qui se réduisent bien souvent aux signaux et à l’emploi de la force physique. Cette illégitimité aura souvent pour conséquence concrète, dans les interactions en crèche, que ces enfants, au mieux ne parviendront pas à s’imposer à d’autres enfants ou à recruter l’autorité des adultes (dans la tentative de récupérer un objet par exemple), au pire essuieront de manière réitérée des formes de remise à l’ordre de la part des éducs du fait que leurs comportements dévient des normes qui prévalent en institution de la petite enfance (« Tu peux lui dire, au lieu de taper ! »).

Alors quoi, en tant qu’éducs, que faire de tout cela ? C’est à chaque équipe éducative de façonner les contours d’une action pédagogique qui réponde aux problèmes que pose la pratique. Néanmoins, et pour appuyer l’importance de travaux (encore trop rares) comme ceux de Lignier, rappelons ici que la petite enfance est toujours massivement dominée par la psychologie du développement, et que les outils théoriques, analytiques, critiques des sciences sociales y ont assez peu cours, ce qui est on ne peut plus fâcheux.

La mise en évidence d’une grille de lecture proprement sociologique de la réalité qui se joue en crèche a un mérite parmi d’autres : elle empêche d’entretenir l’illusion (certes bonne pour le moral) que les enfants sont tous égaux. Ils ne le sont pas, comme nous l’avons copieusement montré ici[19]. Ce qui ne signifie pas qu’il faille baisser les bras, au contraire ! Nous avons du pain sur la planche, aujourd’hui plus que jamais.

Quentin Nussbaumer

Bibliographie

Lahire, Bernard (dir.) (2019), Enfances de classe. De l’inégalité parmi les enfants, Seuil, Paris.

Lignier, Wilfried (2019), Prendre. Naissance d’une pratique sociale élémentaire, Seuil, Paris.

Lignier, Wilfried (2021), « Symbolic Power for Beginners : the Very First Social Efforts to Control Others’ Actions and Perceptions », American Sociological Association, No 39(4).

 

[1]-Autre Personnel Encadrant (APE). Dans le canton de Vaud, c’est ainsi que l’on nomme des personnes travaillant dans une institution d’accueil de jour n’étant pas au bénéfice d’un titre professionnel admis par l’Office de l’accueil de jour des enfants (OAJE).

[2]-Tous les prénoms apparaissant dans le présent article sont fictifs.

[3]-Pour une meilleure lisibilité, à partir de ce point, quand nous renverrons à l’article en question, nous ne citerons pas intégralement mais indiquerons uniquement le numéro de la page entre parenthèses.

[4]-« The power to bring about what would not take place without a challenge of some sort to the ongoing social activity of others » (p. 3).

[5]-Nous reprenons ici ce qu’en dit Lignier. L’ouvrage de référence sur la question est : Bourdieu, Pierre (2001), Langage et pouvoir symbolique, Seuil, Paris.

[6]-C’est ainsi que l’on désigne souvent les enfants de 2-3 ans dans les crèches lausannoises.

[7]-L’éducation dite « positive » martèle ces deux éléments ad nauseam, voir l’article de Michelle Fracheboud « Tous les livres ne se valent pas ! », dans le présent numéro.

[8]-Et ce, même du côté des enfants, aussi contre-intuitif que cela puisse-t-il paraître. En fait, même les sociologues semblent rechigner à associer enfance et rapports de pouvoir : en effet, à rebours de ce que l’on trouve à l’œuvre dans la production sociologique de Lignier, Lahire ou Bourdieu, le thème des rapports de pouvoir est globalement absent de la sociologie de l’enfance anglo-saxonne, qui se focalise sur l’agency (agentivité) et la peer culture (culture de pairs) des enfants, et fait ainsi fonctionner leur monde comme une sorte d’isolat sans connexion réelle avec les institutions, la production culturelle, la dépendance, voire la subordination des enfants vis-à-vis des adultes.

[9]-Voir notamment Paccaud, Suon et Undurraga (2023), « La petite enfance des inégalités : accueillir des enfants dont les familles sont bénéficiaires du revenu d’insertion », Revue [petite] enfance, N°140.

[10]-Prénoms d’emprunt. J’ai anonymisé les enfants dont je parle en modifiant largement leurs caractéristiques sociales tout en maintenant l’écart entre les positions sociales qu’ils occupent respectivement.

[11]-La formule désormais célèbre est de Lahire (2019).

[12]-Ce qui est une rareté dans le monde des institutions de la petite enfance suisses. En effet, ce pays est si arriéré dans sa politique de l’enfance qu’en règle générale, il faut avoir une activité professionnelle pour mériter, disons-le clairement, une place en crèche pour son enfant. Célia a le « droit » à une place à 100 %, ses deux parents travaillant à 100 %.

[13]-L’équipe éducative a cru d’abord qu’Asrar symbolisait ce faisant quelque chose comme une odeur qu’il avait captée, ou bien que se toucher le nez renvoyait à un symbole inconnu de nous mais propre au langage des signes. Mais à la suite d’une indication de la maman, nous avons réalisé qu’Asrar avait récemment appris le mot « nez », et qu’il se référait, inlassablement, à cette nouvelle acquisition lexicale.

[14]-Lignier (p. 19) avance même que l’efficacité de l’emploi du prénom en contexte interactionnel pourrait relever d’un sens, acquis précocement par les enfants, de l’obligation morale, quelque chose de l’ordre de : « Toi, parce que je te connais et que tu me connais, tu dois m’aider. »

[15]-Quelle éduc n’a jamais sermonné un enfant : « Ça sert à rien de dire pardon, il faut simplement pas taper ! » Dans un exemple comme celui-là, l’effet magique se dissout à travers sa disqualification, en situation d’interaction, par l’éduc.

[16]-En l’occurrence, ce n’est pas une éduc mais Lignier lui-même qui est l’interlocuteur des enfants dans les situations exposées ici.

[17]-Mes propres observations vont dans le même sens que Lignier, les enfants dont j’ai pu observer la production réalisaient notamment des chevaux, des voitures, des dinosaures, des êtres humains, et non pas, par exemple, des rats, des mouches ou toute autre entité peu valorisée au sein de la société de manière large.

[18]-Bourdieu, Pierre (1979), La distinction, Minuit, Paris.

[19]-Je renvoie également au No 140 de la présente revue, qui traite spécifiquement des inégalités dans la petite enfance.

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