A la recherche de systèmes compétents

avec la participation de Mathias Urban, Katrien Van Laere et Arianna Lazzari

Chercheurs, praticiens et décideurs politiques s’accordent à dire que la qualité des services à la petite enfance – et ses conséquences pour les enfants et les familles – dépend de la « compétence » du personnel.  CoRe un projet de recherche aborde la question de savoir ce qui fait la compétence d’un praticien de la petite enfance.

Un nouveau rapport européen a été publié en octobre sur les critères de compétence en éducation et en accueil de la petite enfance (recherche CoRE). Ce rapport identifie les meilleurs moyens pour développer, soutenir et maintenir les compétences à tous les niveaux et émet des recommandations politiques claires pour le travail dans ce domaine.

Cette étude, menée par Michel Vandenbroeck, Jan Peeters et Katrien Van Laere de l’Université de Gand, département des politiques sociales, et Mathias Urban et  Arianna Lazzari, de la Cass School of Education and Communities à l’Université d’East London et commanditée par la Direction générale de l’éducation et la culture de la Commission européenne, a examiné les « compétences » et le professionnalisme présents dans la pratique liée à la petite enfance et a effectué une revue complète de la littérature dans ce domaine. Elle a enquêté auprès d’experts de dix-sept pays et mené sept études de cas approfondies en étroite collaboration avec les réseaux européens (Enfants d’Europe, DECET et ISSA).

Compétence et conditions

Il est largement reconnu que la compétence du personnel est l’un des meilleurs facteurs de prévision de la qualité de l’éducation et de l’accueil des jeunes enfants (AEJE). Cette nouvelle étude suggère que la qualité de la force de travail est déterminée par de nombreux autres facteurs, y compris la compétence des individus et des systèmes organisationnels. Les facteurs clés comprennent de bonnes conditions de travail, qui réduisent le taux de renouvellement du personnel ; un soutien pédagogique continu pour documenter et permettre une réflexion critique sur la pratique ; et une co-construction de la pédagogie à travers un dialogue entre théorie et pratique. S’il est important de pouvoir s’appuyer sur un corpus de connaissances et d’aptitudes pratiques, les praticiens et les équipes ont également besoin de compétences réflexives, car ils travaillent dans des contextes hautement complexes, diversifiés et imprévisibles.

Une pratique compétente nécessite des systèmes de soutien compétents

Le rapport CoRE confirme les recommandations contenues dans des précédents documents stratégiques (voir la liste des lectures ci-dessous). Tout comme ces derniers, CoRE souligne l’importance de travailler, dans chaque groupe d’enfants, avec au moins un praticien titulaire d’une licence, ou bachelier (niveau 5 dans la classification internationale standard), qui partage les responsabilités avec d’autres membres qualifiés de l’équipe. Quant à la relation entre théorie et pratique, elle est un outil essentiel pour soutenir les aptitudes réflexives de l’équipe.

Une étude de cas portant sur des praticiens en voie d’obtenir une qualification du niveau de la licence au Collège Coopératif Rhône-Alpes à Lyon met en évidence l’alternance entre théorie et pratique, alors qu’une autre étude de cas sur le paedagog danois, ou coordinateur pédagogique, montre comment intégrer une formation pratique dans des institutions d’éducation tertiaire, dans le cadre de cours portant sur l’activité et la culture. Le travail des pedagogista, ou coordinateurs pédagogiques, dont il est question dans une étude de cas à Pistoia dans le nord de l’Italie, illustre comment renforcer un professionnalisme réflexif dans la pratique. Toutes les études de cas CORE exposent l’importance d’un soutien au développement professionnel et d’un soutien pédagogique continus, ce qui peut également faciliter une mobilité d’emploi horizontale et verticale. Des expériences issues d’Espagne et de Lituanie illustrent les possibilités de valoriser l’apprentissage antérieur, par exemple à travers un développement professionnel sur le lieu de travail.

Des assistants invisibles

Des systèmes de soutien compétents sont nécessaires pour tous les praticiens et sont une condition préalable indispensable pour développer des pratiques de grande qualité. Toutefois, une part importante du personnel de la petite enfance dans de nombreux pays européens est souvent oubliée dans les documents politiques et les stratégies de qualification. CORE les désigne comme les « assistants invisibles ». L’enquête révèle que, dans de nombreux pays, une grande partie du personnel est composée d’assistants dont les qualifications sont faibles, voire inexistantes. Dans la plupart des pays de l’Union européenne, les assistants moins qualifiés ont moins souvent accès aux formations au travail que leurs pairs mieux qualifiés.

Les études de cas ont mis en évidence d’intéressants exemples sur la manière de leur offrir un soutien. Dans certains cas, des parcours particuliers ont été mis sur pied pour permettre à ces assistants de combiner leur travail avec une éducation tertiaire, comme c’est le cas au Collège Coopératif Rhône-Alpes et au Danemark. Dans d’autres cas, par exemple à Pistoia et en Slovénie, ces parcours sont systématiquement intégrés dans la planification, la documentation et l’évaluation des activités pédagogiques. L’Angleterre, quant à elle, a introduit un statut professionnel diplômé qui reconnaît les compétences acquises  par le praticien dans ce domaine.

Compétences (inter)institutionnelles

L’une des principales constatations de l’étude CoRE est que, dans le contexte de l’AEJE, la « compétence » doit être comprise comme une caractéristique du système tout entier, plutôt que comme un ensemble d’aptitudes, de connaissances et d’attitudes propres à chaque praticien. Le système compétent est celui qui se développe à travers des relations réciproques entre les individus, les équipes, les institutions et le contexte sociopolitique plus large. Un système compétent se caractérise principalement par la manière dont il soutient les individus dans la réalisation de leurs capacités à élaborer des pratiques responsables et sensibles qui répondent aux besoins des enfants et des familles dans des contextes sociétaux en voie de changement rapide. Par conséquent, les recommandations que l’on peut tirer des conclusions de l’étude CoRE se basent sur un déplacement de l’attention, d’une compréhension individuelle vers une compréhension systémique des compétences. Ces conclusions portent sur la nécessité de rémunérer le temps consacré à la planification, à la documentation et à la réflexion ; de s’impliquer dans l’apprentissage par les pairs (par exemple avec des collègues d’institutions voisines) ; de combiner l’activité professionnelle et la fréquentation d’établissements de formation et, enfin, de participer à des projets de recherche-action ou de recherche basée sur la pratique. Ces conditions s’appliquent à tous les praticiens, indépendamment de leur niveau de qualification formelle.

Les approches systémiques de la compétence et de la professionnalisation dépassent le niveau des établissements de la petite enfance pris en particulier. Elles encouragent des collaborations étroites avec d’autres services et d’autres établissements. Ces collaborations prennent des formes différentes selon le contexte local et les réalités des enfants et des familles. Il peut s’agir de partenariats entre des institutions d’AEJE dans une localité (comme le rôle des pedagogista à Pistoia), entre des institutions d’AEJE et d’autres services comme ceux des soins de santé, ceux de la protection de l’enfance ou des services sociaux (c’est le cas des Centres pour enfants en Angleterre), entre l’AEJE et l’enseignement primaire afin d’assurer des transitions en douceur (comme en Slovénie), entre l’AEJE et des institutions de formation (par exemple à Lyon) ou entre l’AEJE et des autorités et des décideurs politiques locaux (comme en Pologne, à Pistoia ou à Gand).

Une gouvernance compétente

Gestion, politique et gouvernance générale sont d’importants aspects des systèmes compétents. Tous les exemples de réussites documentés dans les études de cas CoRE sont ancrés dans une politique publique cohérente. Les systèmes compétents naissent là où la gouvernance de l’AEJE se construit en consultation avec les principaux acteurs, en particulier au niveau local. Les tentatives de réguler le secteur (ou le « marché » lorsque c’est le cas) tendent à aboutir à une certaine discontinuité entre les initiatives de qualification à différents niveaux du système et par conséquent échouent dans leur mission de professionnalisation du système d’AEJE dans son ensemble. L’enquête CoRE révèle également l’importance des cadres programmatiques ou des profils de formation, mais pas dans des termes étroits et prescriptifs. Les cadres généraux pédagogiques encouragent la cohérence des programmes de formation, créent des liens entre la formation préalable à l’entrée en service et l’emploi et soutiennent à la fois le partage entre collègues et la synergie entre pratique et formation professionnelle initiale. Notons toutefois que des programmes obligatoires trop détaillés risquent de limiter la liberté d’action des institutions de formation ainsi que le jugement professionnel des praticiens, ce qui risque de freiner l’expérimentation et l’innovation.

Fournir des conditions de travail appropriées est un autre aspect important de la gouvernance de la qualité du personnel. Il s’agit des salaires (visant la parité avec les enseignants de l’école obligatoire), de la représentation syndicale et des associations professionnelles destinées à soutenir une identité professionnelle solide.

Sur la base des conclusions de l’étude CoRE, nous attendons de la Commission européenne qu’elle plaide en faveur d’une grande qualité pour l’éducation et l’accueil de la petite enfance en tant que bien public faisant partie intégrante des systèmes éducatifs des Etats membres. Par conséquent, la qualité des services mérite autant d’attention et de soutien que sa quantité (comme cela a été le cas, par exemple, dans les objectifs de Barcelone). Les critères de qualité doivent notamment inclure des références à la compétence du personnel d’un point de vue systémique : non seulement dans le chef de chaque praticien, mais aussi aux niveaux des institutions et des politiques locales, régionales et nationales.

Les critères critiques d’un système compétent : l’étude de cas de Gand 

Dans les centres d’accueil pour enfants de 0 à 3 ans de Gand, les coordinateurs pédagogiques sont titulaires d’un diplôme de licence ou de  bachelier. Ils sont chargés d’élaborer une politique de développement professionnel cohérente au plan institutionnel et de soutenir les praticiens dans leur réflexion critique sur leur travail. Les praticiens travaillant avec les enfants sont titulaires d’un diplôme d’enseignement secondaire en accueil de l’enfance et, dans la plupart des centres, certains praticiens non diplômés suivent une formation pour adultes dans le domaine de l’accueil des enfants.

Les chercheurs ont interrogé des coordinateurs pédagogiques et des praticiens travaillant dans des centres de la petite enfance de quartiers défavorisés à Gand. Ils leur ont demandé quels étaient les contextes et les circonstances qui leur ont permis d’acquérir des compétences au cours de leur carrière.

Pour les conseillers pédagogiques, il est essentiel de créer une culture commune au sein de l’institution pour augmenter les compétences à l’échelle de toute l’équipe. Cette culture doit s’appuyer sur une vision claire et un système de valeurs lié au travail avec les parents, les enfants et le voisinage. Ils insistent sur le fait que l’équipe tout entière doit avoir la possibilité d’élaborer et d’évaluer cette vision. Celle-ci devient alors la source d’inspiration pour la politique de l’institution en matière de compétences et le sujet de débats et de discussions des réunions d’équipe et des formations sur le lieu de travail.

Il faut aussi, soulignent-ils, que les membres de l’équipe partagent un ensemble de valeurs sur les services à la petite enfance. Quand on leur demande de donner un exemple, ils s’accordent pour dire qu’il est important que les praticiens soient convaincus que chacun d’eux peut faire la différence pour les enfants et les parents, mais aussi pour ses collègues. Le point de départ de cette conviction est que le cercle vicieux de la pauvreté peut être brisé à travers un engagement ferme de l’équipe envers les enfants et les parents de groupes défavorisés, ainsi qu’envers les collègues des groupes cibles suivant une formation sur le lieu de travail.

Toutefois, disent les conseillers, cette culture de l’espoir doit également laisser une place à l’expression des pensées et des sentiments négatifs. Les praticiens doivent avoir la possibilité de parler ouvertement des doutes et des peurs que suscitent chez eux les situations dans lesquelles vivent les enfants et les adultes. Cette valeur et le fait de croire aux opportunités qu’un centre peut leur offrir sont source d’une grande motivation pour ces praticiens.

L’apprentissage commence par une réflexion sur la pratique 

Un directeur ou un coordinateur pédagogique doit pouvoir développer au sein de son équipe une vision de l’apprentissage qui soit adaptée au style d’apprentissage du praticien. Dans cette vision, l’accroissement des compétences commence par la pratique : en réfléchissant aux situations de la vie réelle avec les parents et les enfants, de nouvelles connaissances pédagogiques peuvent se construire. Le but est que les praticiens soient capables de motiver leur choix. Selon les termes de l’un des coordinateurs pédagogiques : « Ils doivent pouvoir passer de la pratique à la théorie. » La tâche du conseiller consiste à aider les praticiens à traduire des idées théoriques dans la pratique et de les inciter à formuler des concepts théoriques à partir de ce qui s’est passé dans la pratique.

Selon les coordinateurs pédagogiques, les formations ne devraient pas viser les compétences techniques, car celles-ci sont très faciles à acquérir dans la pratique. Les conseillers pédagogiques, quant à eux, sont convaincus que la formation initiale doit se concentrer sur l’acquisition de compétences larges, susceptibles de changer la pratique pédagogique.

Tous les praticiens soulignent combien il est important de partager les connaissances et de demander conseil aux collègues. Ils privilégient le développement professionnel qui passe par des « groupes de collègues », un lieu d’échange d’expériences entre différents services sur des questions de la vie réelle, liées aux problèmes auxquels ils sont confrontés dans la pratique quotidienne. Le personnel d’accueil doté d’une formation de niveau secondaire se montre critique envers les connaissances enseignées dans les livres ou dans les cours théoriques. Ils souhaitent en dépasser les limites grâce aux leçons informelles que leur donnent leurs pairs, à travers des cas concrets de la pratique quotidienne discutés entre collègues en guise d’échange de connaissances et d’expériences. Ils considèrent cet apprentissage informel comme aussi précieux que le cours lui-même. Selon l’un d’eux : « Parce que nous, les praticiens d’accueil, travaillons en permanence en équipe, nous devons nous soutenir mutuellement et cette attitude de travail de groupe détermine le style d’apprentissage que nous préférons. »

L’importance de l’apprentissage intergénérationnel

Les praticiens jeunes ou inexpérimentés apprennent de leurs pairs d’une manière différente que le font leurs aînés ou les plus expérimentés. Les jeunes collègues en apprendront davantage de manière informelle des praticiens plus expérimentés que l’inverse. Ils ont beaucoup de respect pour l’expérience et les compétences de leurs aînés. « Un jeune éducateur ne commente pas le travail de ses collègues plus expérimentés. Il n’a pas non plus le pouvoir de changer une pratique établie. »

Un praticien plus âgé, qui jouit d’un grand respect de la part de ses jeunes collègues, s’exprime ainsi : « Il faut laisser les jeunes faire leurs expériences et n’intervenir que quand ils commencent à être en difficulté. » Les plus anciens doivent créer une atmosphère ouverte qui permette à leurs jeunes collègues de prendre des initiatives. L’un des conseillers pédagogiques a décidé de rassembler dans un même groupe des praticiens expérimentés et d’autres plus jeunes, afin qu’ils puissent apprendre les uns des autres dans un climat d’ouverture et de dialogue.

Il existe une différence d’interprétation de la profession entre aînés et cadets. Les collègues les plus jeunes se concentrent sur les aspects techniques et pratiques du travail, et insistent surtout sur l’organisation, l’hygiène et les soins. Pour ces jeunes praticiens, la communication avec les parents tourne autour des informations pratiques : les horaires de sommeil et les habitudes alimentaires. Les plus anciens ou plus expérimentés, en revanche, semblent oublier ces aspects plus techniques et les conversations sont davantage pour eux des opportunités de construire une relation avec les parents. Ils considèrent le travail avec les parents comme une source de savoir pédagogique plutôt que technique. Ils soulignent l’importance d’une communication qui ait du sens pour les parents et ont développé des compétences qui intègrent à la fois des connaissances, des valeurs et des attitudes en matière d’éducation (dans le sens général d’élever un enfant) et une opinion sur la parentalité et sur le contexte culturel. Ils sont à l’écoute de ce que veulent communiquer les parents et des signaux qu’ils donnent sur ce qui les dérange. En somme, ils s’intéressent à une communication plus en profondeur avec les parents.

Ecouter les signaux des parents issus de contextes différents augmente les compétences

Une autre constatation remarquable faite par les praticiens concerne la diversité des parents et des enfants avec lesquels ils ont affaire. Les praticiens et les coordinateurs pédagogiques qui travaillent dans un contexte de diversité – par exemple avec des enfants à besoins spécifiques, des enfants et des parents vivant dans la pauvreté, ou des familles de minorités ethniques – ont expliqué que leur professionnalisme s’est développé au contact des parents et des  enfants issus d’horizons différents. « Le travail avec la diversité est peut-être ce qui a augmenté, plus que tout autre chose, mes compétences en tant que travailleur du secteur de la petite enfance. »

Urban, M., Vandenbroeck, M., Peeters, J., Lazzari, A., Van Laere, K., CoRe  Final report / Research Documents. London Ghent.

Télécharger : www.vbjk.be/EN

Autres lectures

Cameron, C., et Moss, P. (2007). Care Work in Europe: current understanding and future directions. Routledge: Londres.

Enfants d’Europe (2008). Vers une approche européenne des services à l’enfance.

Oberhuemer, P., Schreyer, I., et Neuman, M. J. (2010). Professionals in early childhood education and care systems. European profiles and perspectives. Barbara Budrich Publishers: Opladen et Farmington Hills.

OCDE (2001, 2006). Petite enfance, grands défis.

Peeters, J. (2008). The Construction of a new profession. Amsterdam : SWP.

Réseau des modes de garde d’enfants de la Commission européenne (1996). Objectifs qualitatifs des services à la petite enfance.

Réseau Eurydice (2009). Éducation et l’accueil des jeunes enfants en Europe: réduire les inégalités sociales et culturelles. http://eacea.ec.europa.eu/education/eurydice/documents/thematic_reports/098FR.pdf

UNICEF (2008). La transition en cours dans la garde et l’éducation de l’enfant, Rapport Unicef, Bilan Innocenti

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