Ces indispensables théories sur le développement de l’enfance…

Par Karina Kühni[1], Gil Meyer[2], Annelyse Spack[3]

La reconnaissance d’un accueil professionnel de la petite enfance dans des structures collectives est soumise à conditions, et pas seulement de la part de ceux qui professent (sans expertise autre que leur idéologie) à tout-va que l’amour des enfants est nécessaire et suffisant.

Lors de trois précédentes livraisons (Revue [petite] enfance, 2009, 2011), cette publication s’était penchée sur ce qui entrave ou occulte la reconnaissance, ès qualités, d’un groupe professionnel dont les services ne cessent d’être en même temps demandés. La liste, faite d’analyses plus que de lamentos (les éducatrices ne font pas que pleurer, rire ou chanter, elles s’appliquent aussi à parler, à écrire) n’est pas close, si l’on songe à la thématique dominante de la « conciliation vie familiale – vie professionnelle » qui prend soin de ne rien dire de ce qui se fait ou ne se fait pas dans les IPE, de ne rien dire de ce que des familles sociologiquement contrastées attendent ou n’attendent pas des lieux auxquels elles confient, le plus souvent en confiance, leur jeune enfant.

La nécessité de se constituer en un groupe professionnel

Qu’est-ce qu’une profession reconnue? La question mérite d’être posée, car, comme le rappelle Verba (1993, p. 26), « dire sa profession ou son métier, c’est dire qui l’on est. C’est se signifier aux yeux des autres, se valoriser ou se dévaloriser ».

Parmi les éléments qui fondent l’identification d’un groupe aspirant à la reconnaissance professionnelle figure la nécessité de dépasser l’intuition, la bonne volonté, en bref les qualités personnelles. Il importe de faire œuvre de compétences. Contrairement aux qualités personnelles, les compétences (professionnelles) passent par un processus d’acquisition. Par le biais d’une formation spécifique, par le biais de formations complémentaires, par le biais d’un appui sur des savoirs légitimés. De même que ce travail s’élabore et s’affine sur les lieux professionnels, pour autant qu’il soit mis en débat.

Au vu de la multiplicité des missions désormais assignées aux professionnels de la petite enfance (nous renonçons à en dresser la liste, qui inclut le bien-être de l’enfant, la gestion du rapport individu-collectif, le soutien à l’exercice de la parentalité, le souci de prévention, parfois exacerbé par des positions politico-scientifiques ayant fait grand bruit – cf. Giampino et Vidal, 2009), il tombe sous le sens que l’exercice du métier n’est pas trivial, qu’il est porteur de défis (cf. Coquoz, 2009).

Il ne fait nul doute que ces professionnels se réfèrent à des savoirs acquis et, souvent, notamment auprès des familles ou des décideurs; ils le font savoir. Là aussi un défi est posé aux professionnels de l’éducation.

Les risques du «prêt-à-penser»

Connaître l’enfant pour mieux l’éduquer, pour mieux travailler, l’idée n’est pas nouvelle, ni stupide, elle est même séduisante. Néanmoins, il semble se dessiner depuis plusieurs décennies un engouement facile, et cependant préjudiciable, pour ce que nous pourrions nommer « un prêt-à-penser » qui s’érigerait en un « prêt-à-travailler », dès lors que l’on applique des connaissances reconverties en méthodes, voire en technologies sans plus réfléchir. De quoi parle-t-on plus précisément ?

Tenter d’expliquer par des lois le fonctionnement de l’humain, les théoriciens des sciences humaines s’y sont collés, happés dans une nécessité non pas uniquement de connaissance mais de reconnaissance d’un savoir devant être hissé au statut de vrai savoir scientifique.

Que reprocher au fait de se mettre en quête d’une bonne connaissance de l’enfant dans le but de trouver une solution scientifique au problème de ce dernier ? Comment ne pas trouver légitime de vouloir débusquer le normal de l’a-normal à partir de bases scientifiques? Pourquoi douter que cette envie de connaître l’enfant puisse être autre chose que bénéfice pour ce dernier? (Cifali, 1994, pp. 37-38).

Et pourtant! Il y a une vingtaine d’années, certaines dérives étaient déjà perçues, devinées, énoncées. Ne s’agissait-il pas plus de bénéfices envisagés pour l’adulte, pour les professionnels que pour l’enfant? « (…) désir de gagner en légitimité, de dépasser l’amateurisme pour accéder à la maîtrise supposée du spécialiste; volonté d’atténuer l’angoisse et de colmater le vide insupportable » (Cifali, 1994, p. 38). Il semble que nous soyons passés, sans vraiment nous en rendre compte, de quelque chose de l’ordre de la connaissance à propos d’un phénomène à quelque chose de l’ordre d’une « description comme mode de connaissance » (ibid., p. 41). Avoir, d’une part, le plus d’informations possible sur « le cas » qui pose problème et, d’autre part, le plus de solutions prêtes à l’emploi pour le régler.

La référence dogmatique à la psychologie

La psychologie de l’enfant occupe, on s’en doute, une place prépondérante dans la revendication professionnelle d’un appui sur les savoirs constitués. Il aura fallu du temps pour que l’enfant tienne sa place dans les préoccupations sociales et scientifiques. C’est chose faite, et plus que faite. Depuis longtemps la pipeaulogie a cédé la place à la psychologie dans les écoles d’éducateurs dignes de ce nom.

Le recours à la psychologie revêt de multiples contours. En tant que réflexion sur l’enfance et ses mystères, la tentation de la psychanalyse est grande. Françoise Dolto puis Alice Miller furent des références obligées, elles le sont moins aujourd’hui sans que l’on puisse l’expliquer[4].

La systémique est désormais au centre de toutes les attentions, le champ de la petite enfance ne fait pas exception si l’on en juge par le succès des formations continues qui lui sont consacrées.

Mais il est une constante: la psychologie du développement, et plus particulièrement du développement cognitif et social. Quoi de plus compréhensible! Un enfant ne se développe pas n’importe comment, et la contribution de l’éducation y est aussi décisive que complexe.

Il est difficile de s’y retrouver au quotidien en matière de psychologie du développement, tant les points de vue théoriques sont divers. A commencer par cette interminable querelle entre l’inné et l’acquis. « Il y a un peu des deux », nous dit le discours commun. Soit.

Nous nous arrêterons ici sur un modèle conceptuel, celui de Piaget. Car personne n’y échappe dans les lieux de formation à l’éducation de la petite enfance; car c’est un modèle complet et largement diffusé[5]. Le projet de Piaget étant de décrire l’évolution de l’intelligence enfantine, les fameux « stades », mais aussi d’en expliquer les mécanismes.

Les stades, c’est rassurant, mais c’est aussi compliqué.

C’est rassurant, car cela permet, sur la base d’un socle scientifiquement fondé, de savoir « où en est l’enfant » à propos de ci, de ça, d’à peu près tout. Le terme « rassurant » doit cependant être nuancé. Combien d’inquiétudes le psychologue américain Gesell, un pionnier, n’aura-t-il pas suscitées dès les années 1920 auprès de parents soucieux de se documenter en matière de puériculture scientifique, avec sa fine – presque à la semaine près – description des stades[6].

Les stades, c’est aussi compliqué. D’une part, car il n’est pas de théorie développementale qui n’ait suggéré de typologie. Il suffit de présenter simultanément diverses typologies (Freud, Gesell, Piaget, Wallon, Erikson, Kohlberg…) à des étudiants pour que ceux-ci y perdent leur latin psychologique, notamment parce que l’échelle des âges varie d’un auteur à l’autre. Quoi de plus compréhensible, les auteurs ne parlent pas de la même chose. Reste que la référence à l’âge comme facteur causal des conduites demeure prépondérante, alors que ce n’est qu’un repère, nous disent (parfois entre les lignes il est vrai) les psychologues. Rien n’y fait, tel âge, tel stade ou tel sous-stade demeure une préoccupation fréquente pour l’éducateur soucieux de bien faire[7].

Nous ajouterons que, sous cette recherche de compréhension, se cache peut-être aussi une certaine volonté de professionnalisation (pouvoir, savoir, vouloir, devoir absolument (tout) expliquer de quoi il retourne) dans des professions peu reconnues! Cependant, doit-elle forcément s’accompagner de certitudes éducatives qui emprisonnent l’enfant dans une norme, dans un ou des stades de développement ? Nouvelle grammaire totalitaire faisant plus office de bible explicative que de base à partir de laquelle comprendre les enjeux contradictoires et en tension qui composent le fait éducatif. C’est-à-dire travailler dans, avec, sur des situations éducatives complexes, singulières, soumises à des aléas…

Attention aux normes développementales, carcan réclamé et privilégié des éducateurs de tout bord pour jouer le parfait petit éduc, à ses yeux, aux yeux des parents, des autres professionnels, voire des enfants.

Il est encore ceci. Le recours respectueux à la notion de stade, laquelle suggère une norme collective et théoriquement, sinon statistiquement fondée, heurte un principe hautement clamé par les professionnels de l’éducation: « Chaque enfant est différent. »

Vers une référence dynamique à la psychologie

Que faire de cette contradiction? L’esquiver, car réductrice et enfermante. Piaget nous dit aussi autre chose sur le développement de l’enfant, ce qu’il appelle les aspects fonctionnels. Ou comment l’enfant s’y prend, non sans mal, pour interagir avec son environnement, condition essentielle du développement. Et là nombreux sont les défis qui lui sont posés, et par là même, au professionnel.

Au risque de déplaire, un bref rappel. Selon Piaget, l’intelligence, loin d’être une vertu statique, se définit comme le processus d’adaptation à des situations nouvelles (pour l’enfant). Processus qui se décompose en une nécessaire dialectique assimilation – accommodation. La première signifie que l’enfant doit intégrer les informations nouvelles à ce qu’il maîtrise déjà. L’accommodation veut que pour intégrer la nouveauté, l’enfant doit pouvoir ajuster ses conduites, exercice tout sauf trivial, aux éléments nouveaux qu’il rencontre, innombrables.

Or, qu’est-ce qui pousse l’enfant à aller inexorablement de l’avant ? Invoquer la naturelle curiosité enfantine ne fait que repousser la question. D’aucuns plaident pour un environnement paisible et harmonieux, d’autres pour un environnement riche et stimulant. Dans les deux cas la crèche-garderie est un territoire idéal.

Mais de quoi parle-t-on exactement? Comment aller à l’intérieur de l’action éducative légitimée? Une fois encore Piaget se propose à nous sur le plan théorique. Ce n’est pas l’environnement en tant que tel qui importe, c’est ce que l’enfant en fait.

Dans un ouvrage d’abord difficile, résumé tardif de son œuvre, Piaget (1975), comme tant d’autres, rappelle que l’être humain aspire à un état d’équilibre. Et que tout état de déséquilibre sera compensé. En termes de développement cognitif, il ne s’agit pas du modèle de la balance, avec retour à l’état d’équilibre initial. Car qui dit développement dit progrès. Ce qui fait progresser l’enfant réside dans les éléments qui posent problème, des « perturbations » selon le terme de Piaget, qui mettront l’enfant en situation de conflit cognitif. Des perturbations qui peuvent être ignorées car incomprises, trop complexes, ce qui ramène à l’état antérieur. Ou des perturbations auxquelles l’enfant répondra par la recherche de conduites nouvelles, par exemple par des activités exploratoires, ce qui conduira à un état d’équilibre plus avancé, et ainsi de suite[8].

Parler de conflit, de perturbation semble choquant dans le monde de la petite enfance. Et pourtant ! Ces deux notions, scientifiquement fertiles, invitent à une marge de manœuvre, à une liberté professionnelle pour les professionnels de la petite enfance. Une marge faite d’observations, d’analyses, qui sait ? de débats entre pairs.

Osons détourner le propos tenu par un « psy ». « Aujourd’hui, au nom de la généralisation de l’observation, apparue petit à petit, l’enfant n’a plus le droit à l’incertitude. (…) L’observation précoce a trouvé tout de suite son efficacité: le dépistage précoce. Mais pour dépister quoi ? » (Lévy, 2011, p. 41).

Ce commentaire se fonde certes sur la relation précoce mère-enfant. Nous en retiendrons l’appel au « droit à l’incertitude ». Il sous-entend la complexité que peut représenter la nouveauté pour l’enfant. Car la nouveauté, du moins perçue comme telle, génère une perturbation, et l’enfant tentera, avec ses moyens, d’y répondre. Nous poserons que les professionnels ont aussi à tirer profit de ce droit à l’incertitude.

Deux vignettes pour illustrer notre propos. La première concerne le bébé Alexia, la seconde l’éducatrice Olga.

Alexia a 9 mois, elle se déplace à quatre pattes et elle attrape tous les objets qu’elle rencontre sur son passage. Elle les met en bouche, elle les jette, elle les tape par terre. Vraiment tous ? Si nous l’observons attentivement, nous nous rendons compte assez rapidement que tout d’abord certains d’entre eux ne l’intéressent pas. Un peu comme si elle ne les voyait pas. Les très gros (gros coussins, chaises… ), les tout petits (un grain de riz oublié, un morceau de papier). Si nous observons encore plus minutieusement, Alexia en fait, s’intéresse aux petits objets, cependant il lui est encore difficile de s’en emparer. Elle s’arrête, elle regarde, elle pose sa main sur la petite chose à sa portée mais de manière maladroite. Elle referme la paume de sa main et elle replie les doigts. Elle regarde encore mais la chose a disparu, elle s’est comme volatilisée (en fait, elle est collée sur le bord de sa main). Elle ne sait pas encore saisir les petits objets entre le pouce et l’index. Alors elle semble privilégier ceux qui lui semblent susceptibles d’être empoignés. Mais à chaque fois qu’elle s’arrête et qu’elle semble très concentrée, c’est quand elle s’immobilise vers un petit objet et que celui-ci lui résiste. Il lui arrive d’accompagner « cet exercice » de petits cris, voire de pleurs.

A partir de cette petite saynète, que faire, que comprendre, comment travailler?

Alexia n’a pas de problèmes. Elle joue. Alors pourquoi s’y intéresser? Au-delà de cocher la case 22b et de dire si elle est en avance ou non  et/ou de s’inquiéter des crises de colère que cela peut susciter, voyons comment prolonger la réflexion.

Parce que, avoir une idée de ce que sont l’assimilation et l’accommodation selon Piaget nous donne une orientation de lecture de comment joue Alexia, mais aussi de ce qui s’y joue… Alexia se frotte au schème de préhension d’accord.

Alors cela donne déjà une idée pour le travail: quels sont les objets à disposition pour cette enfant dans notre lieu. Elle intègre ou tente d’intégrer complètement ce savoir. Faut-il l’y aider? Si oui, comment? Pourquoi? Si non, pourquoi? Elle y est déjà habile puisqu’elle attrape plein de choses qu’elle met en bouche, lance, tape, secoue etc. Pourtant tout n’est pas encore terminé… les petits objets posent problème. Comment, à partir de là, Alexia réorganise-t-elle ses connaissances? Cela vaut-il la peine de lui proposer de petits objets un peu moins petits que ceux qu’elle a rencontrés par hasard? Est-elle en train de nous montrer qu’elle est prête à prendre des objets entre l’index et le pouce? Laisser aller, intervenir?

Et si elle les met en bouche? Va-t-elle les avaler? Se met-elle toujours en colère quand quelque chose lui résiste? Est-ce sa manière à elle de s’accommoder à une nouvelle situation? Chaque éducatrice se pose ces questions nous l’espérons lorsqu’elle rencontre ces situations et, bien évidemment, cela oriente son travail au quotidien. De plus, elle partage ses impressions, ses questionnements, ses observations en colloque et cela guide aussi le travail et amène parfois des changements (regard sur l’enfant qui se modifie, jeux à disposition, aménagements…).

Après un bébé, une éducatrice. Voici une seconde vignette concernant la vie ordinaire dans une crèche-garderie.

Olga, l’éducatrice, lit un livre à une dizaine d’enfants de 4 ans, 4 ans et demi. Il est conçu simplement de photos (d’animaux, de machines, de personnes, de paysages…) qui sont recouvertes d’une autre page avec un trou au milieu. On ne voit de la photo qu’un rond, qu’un fragment de l’entier de l’image. Aux enfants de deviner « l’intégralité » à partir de ce que la portion d’image laisse entrevoir.

Elle le connaît sur le bout des doigts, sur le bout de la langue et des yeux, elle l’a lu et relu tant de fois. Et ce n’est pas pour cela qu’elle se pense dans la routine, au contraire. A chaque lecture, c’est une découverte. Oui parce que le groupe est nouveau, oui parce que Damien se rappelle cette fois que la petite partie rouge est la tache de la voile du bateau et crie avec enthousiasme « bateau ». Et Olga d’ajouter : « Oui tu as raison, c’est bien le voilier! » Oui parce que Lou dit toujours et encore : « C’est un néné », alors que tous les autres repèrent ou se souviennent que c’est un coquillage. Oui parce que tous ces visages sont attentifs. L’image, ou plutôt le bout d’image du pingouin est à chaque fois intéressante. À la première lecture, tous les enfants pensent que c’est une vache. À la deuxième lecture, une partie des enfants crient : « vache » et une autre partie dit: « Mais non, c’est un pingouin. » Le silence comme le brouhaha peuvent s’installer. Ils ne sont pas d’accord. Il y a ceux, celles qui s’emportent (« t’es bête, tu vois pas que c’est »…) et ceux, celles qui cogitent…(« Et si j’avais tort »). Olga apprécie vraiment ce moment de discussion entre eux, ou simplement l’effet que cela produit dans les yeux de certains quand ils entendent le mot pingouin.

Le conflit cognitif de Piaget dans les yeux des enfants…vous le voyez? Le conflit cognitif dans leurs mots, vous l’entendez?

Savoir cela a donné de la bouteille à Olga, elle laisse les enfants parler, elle cherche d’autres histoires qui suscitent ce débat intérieur ou cette dispute cognitive. En aucun cas ce n’est de la routine.

L’action professionnelle dans le champ de la petite enfance doit donc composer avec la psychologie. Pas uniquement dès lors qu’on revendique, à raison, que les structures d’accueil ne sont plus réduites à des lieux de garde. Le débat se prolonge.

La complexité de donner du sens à une action collective. Parlons pédagogie

Aujourd’hui, tout le monde s’accorde sur le fait que le projet pédagogique (ou institutionnel) constitue un fondement[9] de l’orientation du travail collectif au sein des institutions, tant pour les enfants que pour leurs parents. Il permet d’inscrire formellement les valeurs constitutives de l’accueil à l’interne de la structure autant que d’afficher, de manière concrète, l’ampleur des missions assignées (ou pas) pour l’extérieur. Reste que (De Paolis et al., 1995, p. 25) « la tentation de reproduire artificiellement un modèle familial ou de faire de la crèche une antichambre des apprentissages précoces préalables à l’école enfantine » demeure. Ou encore la difficulté de se positionner face à l’enfant de demain, faut-il faire de ce dernier un être compétitif à tout prix ou faut-il lui permettre de conquérir par lui-même ses propres compétences?

Nombreux sont les écrits professionnels qui témoignent de la nécessité d’un consensus ou du moins de la continuité de cette action collective réfléchie et d’offrir un espace de liberté et d’expérimentation à l’enfant. Toutefois, il ne suffit pas de la décréter. Pour Hameline (1994, pp. 153-155) le propre d’une idée pédagogique est à la fois d’être « circulante », « usuelle » et « utile », mais elle peut également être « discordante », voire une source de conflits plus ou moins ouverts, nous dira-t-il. Il ajoute que « la pédagogie se situe bel et bien au point de jonction de l’éducation et de la démocratie ». Selon lui, la pensée pédagogique a directement à voir avec la pensée démocratique, ses interrogations et ses exigences questionnent la démocratie autant que ses incertitudes sont les incertitudes même de la démocratie. Nous revoici face au « droit à l’incertitude » évoqué précédemment.

Comment, dans une telle complexité où se mêlent des stratégies multiples, des actions paradoxales, les professionnels élaborent-ils, et confrontent-ils le sens collectif de leur action au quotidien? Suffit-il de se munir d’un modèle pédagogique, d’un concept, puis de s’essouffler à tenter de les appliquer? Le souci d’une pédagogie axée sur l’enfant, plutôt que de se focaliser sur les seuls savoirs, devrait laisser l’enfant forger par lui-même ses compétences au lieu de les lui inculquer de manière autoritaire, voire sclérosée.

Il n’est pas certain que Rousseau[10] (dont nous célébrons aujourd’hui le tricentenaire de la naissance) aurait soutenu le développement des crèches, si l’on en croit l’interview fictive de Gauthier Ambrus (Le Temps, 17-18 janvier 2012), toutefois il nous invite à nous méfier des raisonnements par trop mécaniques. C’est là aussi où ses idées doivent continuer de nous inspirer. « Commencez donc par mieux étudier vos élèves, car assurément vous ne le connaissez pas » nous dira-t-il dans l’Emile, injonction qui fondera, des siècles plus tard, les débuts de l’Ecole active et de l’Education nouvelle. Certes, il y a le discours savant de l’expert, qui place l’enfant au centre des préoccupations et des réflexions, mais comment faire vivre ces conceptions au sein d’une équipe?

Il est particulièrement inconfortable pour les professionnels (pour toute personne qui se doit d’agir) de naviguer parfois à vue, d’avoir l’impression d’être dans une forme d’incohérence, mais il est indispensable d’interroger les savoirs constitués, de penser l’éducation à l’aide de stratégies contradictoires, de mieux comprendre ensemble les situations éducatives, que de se saisir de la théorie de manière figée et parfois superficielle.

La recherche du sens de l’action éducative s’élabore au sein des rencontres collectives, elle devrait permettre d’instaurer un double dialogue, d’une part avec les auteurs et les concepts qui fondent en partie le « dire et le faire » dans l’éducation ou du moins qui permet une continuité pour les enfants et leurs familles, d’autre part une perpétuelle confrontation avec ses propres collègues.

Comme le souligne Frund (2008, p. 54), les notions de métis et de phronésis sont intéressantes quand il s’agit de penser collectivement sa pratique. « La métis est l’intelligence pratique singulière qui permet à l’individu de se débrouiller face à l’imprévu et la phronésis est la sagesse pratique collective qui permet la coordination des intelligences individuelles ».

Outre la nécessité de partager ses savoirs, un questionnement continu serait une sorte de garde-fou entre professionnels afin de se protéger « d’une certitude d’avoir découvert enfin la méthode juste, rationnelle et efficace d’éduquer sainement les enfants (…) » (Coquoz, 1997, p. 18). Car nous le savons tous (du moins nous en avons tous fait l’expérience), l’ajustement de nos actions au quotidien en lien avec nos valeurs et nos savoirs est constant.

La transposition de ces idées pédagogiques, discutées par Hameline, constitue une trame qui orienterait le sens du travail commun, transcrit dans un projet pédagogique, sans pour autant qu’elles ne se figent, immuablement.

Du concept au travail

Les « théories de l’enfant » décrivent notre société plus qu’elles ne décrivent l’enfant. La folie gestionnaire de vigueur actuellement en réponse à des questions/difficultés de tout ordre, donne le vertige. Posséder l’outil, maîtriser le mode d’emploi, appliquer la procédure semblent être les nouveaux credo éducatifs. Eriger en technologie, en technocratie, l’éducation revient à annuler la rencontre de personnes non façonnables à merci, supprimer des découvertes et des possibles que l’on ne peut saisir qu’en éduquant et pas avant.

Cifali (1994, p.39) parle d’enfant adjectivé, nous pourrions parler de théories adjectivantes, qui enferment encore plus l’enfant dont on s’occupe. Ceci, par l’utilisation sommaire, réductrice, appauvrissante qu’en font certains, l’enfant se trouve réduit à la qualification, à la catégorisation qu’on lui assigne sous couvert de scientificité.

« Les concepts sont des mots qui expriment des idées et ces idées ont trait à des objets, à des propriétés, à des fonctions ou à des relations » nous dit De Jonckheere (2010, p. 87). Les concepts sont là pour nous aider à penser et non imposer comment et quoi penser. Cela fait une grande différence à nos yeux. Un concept ne demande pas à être appliqué, au contraire, il permet de réfléchir et d’envisager une autre manière (parfois des autres manières) de faire à partir du cas spécifique rencontré. La connaissance comme « matière à partir de laquelle penser » et non manière de penser unique et univoque constitue, selon nous, un enjeu majeur pour un groupe professionnel soucieux de mettre en exergue ses compétences dans l’exercice de son activité.

Bibliographie

Cifali, M. (1994). Le lien éducatif : contre-jour psychanalytique. Paris: PUF.

Coquoz, J. (1997). Peut-il être facile d’éduquer des enfants ? Les Cahiers protestants, N°4, pp. 15-20.

Coquoz, J. (2009). Les défis de l’éducation précoce et les enjeux de la formation. Revue [petite] enfance N° 101, pp. 10-14.

De Jonckheere, C. (2010). 83 mots pour penser l »intervention en travail social. Genève: IES Editions.

Frund, R. (1998). L’antipédagogie chez les pédagogues: réception des thèses d’Alice Miller par les éducatrices de la petite enfance. Lausanne: EESP, mémoire de diplôme.

Frund, R. (2008). L’activité professionnelle : compétences visibles et invisibles. Lausanne: Cahiers de l’EESP, N°47.

Giampino, S. & Vidal, C. (2009). Nos enfants sous haute surveillance. Evaluations, dépistages, médicaments…. Paris: Albin Michel.

Hameline, D. (1994).  « Qu’est-ce qu’une idée pédagogique? » In Hubert Hannoun, Anne-Marie Hans (Eds.), Pour une philosophie de l’éducation, CNDP-CRDP Bourgogne, coll. Documents, actes et rapports sur l’éducation, pp. 149-164.

Lévy, R. (2011). « Le symptôme de l’enfant: fauteur de troubles? ». In Ratia-Armengol, D. & Vicente-Brion, C. (Eds). L’enfance: un trouble à l’ordre public?. Toulouse: eres, coll. 1001 BB, pp. 37-53.

Piaget, J. (1975). L’équilibration des structures cognitives: problème central du développement. Paris: PUF.

Revue [petite] enfance N° 100 (2009). Dossier Le Care, prendre soin, avoir le souci de, et puis quoi encore?

Revue [petite] enfance N° 101 (2009). Dossier Les niveaux de formation. Quelles incidences sur le travail?

Revue [petite] enfance N° 106 (2011). Dossier La reconnaissance du travail et la reconnaissance au travail.

Richard-De Paolis, P., Troutot, P.-Y., Gaberel, P.-E., Kaiser, C., Meyer, G., Pavillard, S., Pecorini, M. & Spack, A. (1995). Petite enfance en Suisse romande. Lausanne : Réalités sociales.

Verba, D. (1993; 2001). Le métier d’éducateurs de jeunes enfants. Paris: Syros.


[1] Educatrice de la petite enfance et chargée de cours à la Haute école de travail social et de la santé – EESP – Lausanne.

[2] Professeur à la Haute école de travail social et de la santé – EESP – Lausanne.

[3] Professeure à la Haute école de travail social et de la santé – EESP – Lausanne.

[4] Dans son mémoire de diplôme d’éducateur de la petite enfance, Robert Frund (1998) a tenté de percer ce mystère: comment expliquer l’engouement pour Alice Miller quand celle-ci, autour du concept de « pédagogie noire », pose que l’éducation peut s’apparenter à un crime.

[5] Aux risques d’un malentendu. De par sa renommée, Piaget est intervenu dans le débat éducatif, il a même un temps dirigé le Bureau international de l’éducation. Plusieurs de ses ouvrages évoquent les conséquences possibles de sa théorie en matière d’éducation, reste qu’il s’est toujours défendu de faire œuvre de pédagogue. Aujourd’hui encore Piaget demeure au centre des débats. Le socioconstructivisme posé par sa théorie du développement tend à devenir le terme d’une insulte au sein du milieu enseignant.

[6] Les ouvrages de Gesell et Ilg continuent de figurer dans nombre de travaux de diplôme.

[7] Nous nous permettons d’évoquer une anecdote, emblématique de ce souci de la norme. Dans le cadre d’un module proposé par l’EESP intitulé “Comprendre l’enfant dans son environnement social”, les étudiants sont invités à faire des travaux pratiques destinés à les sensibiliser à la technique d’entretiens avec de jeunes enfants. Deux thématiques sont proposées, la compréhension des émotions et celle de l’autorité. Le but explicitement annoncé par les enseignants est celui de tenter de saisir les spécificités du raisonnement enfantin, de se plonger dans ses méandres. Un nombre conséquent d’enfants ont été interviewés. Le sérieux des travaux fournis par les étudiants était indéniable. Mais rien n’y a fait, nombre d’entre eux ont subverti la consigne, en détaillant, dans leur présentation de l’exercice, leur préoccupation quant à savoir si les enfants, dans leurs réponses, se sont montrés ou pas en conformité avec les réponses attendues pour un âge donné telles que les ont codifiées les psychologues.

[8] Nous ne nous attarderons pas davantage sur ce modèle, dont l’étape la plus avancée consiste en l’anticipation de l’événement perturbateur. La métaphore du joueur d’échecs nous paraît exemplaire, du joueur qui méconnaît les règles vers celui qui répond au coup par coup jusqu’à celui qui anticipe les mouvements de l’adversaire.

[9] Il aura fallu un certain nombre d’années pour qu’enfin les missions des structures d’accueil fassent l’objet de discussions et deviennent ainsi légitimées.

[10] Le Temps, samedi 17 et dimanche 18 mars 2012, consacre, dans son supplément Culturel  un dossier complet sur le tricentenaire de Jean-Jacques Rousseau.

Retour en haut