Ces livres qui nous trouvent par hasard

En lisant Ce n’est pas toi que j’attendais, Fabien Toulmé, Ed. Belcourt (2014)

Deux mots sur l’objet d’abord : il s’agit d’une BD, mais au format d’un livre. Elle n’est pas sans rappeler le fameux Persepolis de Marjane Satrapi[1] et c’est peut-être bien ce qui m’a poussée à m’arrêter dans les rayons d’une librairie. Les dessins sont simples, avec un choix de couleurs sobres, chaque chapitre étant coloré par un dégradé d’une même teinte.

Comme dans Persepolis, il ne s’agit pas d’une fiction. Fabien Toulmé raconte dans ce livre, avec beaucoup de pudeur, de l’humour, mais aussi une incroyable franchise, la naissance de sa seconde fille. Tout est dans le titre : le bébé, attendu avec impatience par toute la famille, tant fantasmé déjà par ce jeune père très impliqué dans son rôle paternel, est atteint de trisomie. Le monde s’écroule pour lui : « Ce qui devait être l’un des jours les plus heureux de ma vie était devenu un cauchemar. Comme s’il s’agissait de l’enterrement de MA Julia, celle espérée pendant neuf mois » (p. 84). Fabien passe par tout un éventail d’émotions, une immense tristesse, mais aussi une terrible colère : contre les médecins qui n’ont rien vu malgré les nombreux contrôles durant la grossesse, contre les autres parents qui ont des enfants « normaux », contre lui-même et ses difficultés à accepter ce qui lui arrive. Il y a aussi l’angoisse bien sûr pour un avenir incertain : « J’envisageais une vie de voyages, d’aventures, de pays tropicaux… Et je me retrouvais en banlieue parisienne avec un ciel gris, des gens gris et ma fille “triso” qui allait me plomber la vie » (p. 78). Fabien ne s’épargne pas, il ne se présente pas en héros, au contraire, il raconte avec une honnêteté et un courage auxquels on est peu habitué son rejet de son enfant, qu’il se sent d’abord incapable d’aimer, incapable même de prendre dans ses bras. Ils sont loin les récits roses et sucrés habituellement faits autour de la naissance d’un enfant.

Néanmoins, peu à peu, un lien va se construire entre cet enfant « différent » et ce père. De manière tellement subtile et souterraine que Fabien ne s’en rend presque pas compte. C’est lorsque Julia devra subir une grave opération du cœur que les parents en prendront pleinement conscience : « On s’aperçut à cet instant précis qu’on considérait désormais Julia comme notre fille » (p. 174). Fabien pourra alors compléter son titre par un sous-titre : « Ce n’est pas toi que j’attendais… Mais je suis bien content que tu sois venue » (p. 185).

Tout d’abord, ce livre est un touchant témoignage sur l’annonce du handicap et les bouleversements que cela implique dans une famille. En tant que professionnelle, je trouve qu’il permet de nous rappeler que cela prend du temps pour des parents de digérer une telle nouvelle, de traverser le miroir des émotions ressenties pour pouvoir en faire quelque chose. En effet, lorsque le développement d’un enfant nous pose question dans nos lieux d’accueil, nous avons souvent de la peine à accepter que les parents ne partagent pas immédiatement notre point de vue, semblent peu pressés d’aller consulter, de mettre en place un suivi. Nous avons peut-être l’impression qu’une prise en charge la plus rapide possible permettrait de mettre toutes les chances du côté de cet enfant. Pourtant, et ce livre le montre bien, les parents sont projetés dans une autre temporalité, qui est à respecter afin de permettre que les liens se tissent ou perdurent. Des enjeux tout aussi importants que les aspects médicaux ou thérapeutiques.

D’ailleurs, ce livre nous offre toute une panoplie de portraits de professionnel∙le∙s qui donnent à réfléchir. Il y a ceux qui sont incapables d’écouter, ceux qui se montrent peu courageux, comme l’obstétricien qui a suivi la fin de la grossesse et n’a pas détecté la « différence » de Julia et qui, après l’avoir mise au monde par césarienne, ne viendra jamais la voir. Ceux qui parlent, parlent et parlent encore, sans percevoir que le parent ne peut juste plus rien entendre pour l’instant, ceux dont Fabien sent le jugement peser sur lui lorsqu’il ne parvient pas à prendre sa fille dans ses bras…

Les absurdités organisationnelles sont aussi pointées : le bébé doit être transféré dans un autre hôpital, mais il n’y a pas de place pour que la maman puisse le rejoindre. Puis la maman est accueillie aux urgences du nouvel établissement, seule place disponible, mais elle ne peut toujours pas y voir son enfant… ou encore les parents sont renvoyés de service en service pour une consultation pédiatrique dans un périple digne de Kafka.

Heureusement, il y a aussi les autres, qui vont soutenir cette famille, l’aider à dépasser le cauchemar et à apprivoiser le handicap, comme cette femme médecin dont Fabien dit : « Mais le docteur Lebrun était la première personne du corps médical qui nous parlait avec humour, avec amour des trisomiques et en sortant de la consultation, nous nous sentions légers comme jamais depuis la naissance de Julia » (p. 134).

Fabien Toulmé met en évidence que ce dont il a besoin, en tant que père, ce n’est pas de personnes qui en profitent pour exprimer tout leur pathos ou faire part de leurs préjugés (comme cette femme croisée dans un grand magasin et qui dit à la maman de Julia stupéfaite : « Pauvre, pauvre maman ! » (p. 206), mais de personnes qui sont prêtes à les rencontrer, à montrer leur propre vulnérabilité ou à s’engager.

Une scène m’a particulièrement frappée dans le livre : il s’agit du moment où Julia peut enfin rentrer à la maison et où Louise, la grande sœur, va faire sa connaissance. Le dessin rend particulièrement bien l’atmosphère de ce moment : les adultes discutent, il y a comme une pesanteur dans la scène. Louise arrive de l’école. Sa vitalité enfantine anime la scène : elle se jette dans les bras de ses parents, puis soudain aperçoit le landau. Avec délicatesse, elle regarde par-dessus le rebord. La taille des caractères nous laisse imaginer qu’elle chuchote. Ensuite, elle bondit dans la pièce, dans une course effrénée, en criant de joie, pour revenir poser un délicat baiser sur le bébé. En arrière-plan, les adultes se sourient. L’auteur met pleinement en lumière le rôle que Louise va jouer dans cette histoire. Un rôle crucial puisque, contrairement à ses parents, elle n’aura aucune difficulté à aimer et à accepter sa petite sœur, leur montrant la voie. Alors que les parents croyaient l’avoir protégée de la tourmente émotionnelle qu’ils ont vécue, cette fillette leur révélera un jour qu’elle n’a pas été dupe un seul instant. Nous rappelant que les enfants sont souvent bien moins naïfs que nous avons tendance à le penser… L’auteur a su saisir avec finesse, par le dessin et le texte, cette capacité des enfants à comprendre le monde et à amener les adultes à changer leur regard, pour autant que ceux-ci sachent prêter attention et intérêt à ce qui vient de l’enfant. Ce qui différencie Louise de ses parents, c’est qu’elle ne voit pas d’abord le handicap, avec toutes les peurs et les représentations qui vont avec mais, et bien qu’elle se pose peu à peu des questions, elle voit d’abord un bébé, d’abord une personne. Permettez-moi une digression familiale : ma fille cadette a la chance d’avoir un ami et voisin auquel elle est très liée et qui est le frère d’une enfant polyhandicapée. Elle a côtoyé cette enfant « extraordinaire » comme dirait sa maman depuis sa petite enfance jusqu’à aujourd’hui. Je pense que c’est un cadeau que la vie nous a fait : notre fille, par ses questions, nous a fait réfléchir et échanger en famille. C’est vrai, elle s’est sentie triste de découvrir que sa voisine ne pourrait pas faire certaines choses qu’elle-même réalisait avec facilité, et interpellée par un sentiment d’injustice. Mais pour elle, cette enfant n’est pas une « handicapée », c’est « juste » l’une des personnes qu’elle côtoie régulièrement, qui fait partie de sa vie et j’espère qu’en grandissant, cette expérience lui restera.

A mon avis, ces premières rencontres sont primordiales pour pouvoir plus tard affronter l’inquiétante étrangeté de l’autre, et parvenir à « canaliser nos réactions archaïques, à rompre l’imperméabilité qui nous éloigne, à dépasser notre inclination à repousser la différence ou à l’utiliser en termes de séparation et à faire le pari que nous pouvons communiquer malgré la diversité des “ allures de la vie ”»[2] et nous reconnaître dans une commune humanité.

Pour revenir à ma fille, elle a repéré rapidement le livre sur la table du salon, s’est mise à le feuilleter, le lire par petits bouts durant plusieurs jours, déclarant qu’il était « drôlement bien ». Ce qui, en retour, a amené de nouvelles questions et échanges entre elle et nous autour de ce qu’elle découvrait dans sa lecture. Ensemble, et grâce à ce livre, nous avons continué à tisser le monde.

Plusieurs scènes du livre montrent l’une des grandes difficultés que vivent les parents d’un enfant porteur de handicap : le regard des passants, les préjugés, les réactions, les mots parfois blessants.

J’aimerais terminer en laissant la parole à l’auteur qui dit dans une interview publiée sur un site internet consacré au handicap : « Une fois que l’on a démystifié toute cette problématique du handicap, on découvre des choses belles, agréables, heureuses. C’est ce que j’aimerais que les gens arrivent à comprendre. Finalement, ce qui nous rend triste et nous fait peur, c’est qu’on accole toujours à cette problématique les difficultés qui vont nous arriver quand l’enfant va grandir, qu’on sera obligé de le garder à la maison, etc., mais ça vient au second plan parce qu’un enfant handicapé est d’abord un enfant. L’aspect handicap s’estompe derrière la personnalité de l’enfant, l’amour qu’il nous apporte, qu’on lui donne, voilà ! »[3]

Michelle Fracheboud

[1] Satrapi, Marjane (2002), Persepolis, Paris, L’association.

[2] Gardou, Charles (2001), « Enjeux et dérives de la relation aux personnes en situation de handicap », Spirale – Revue de recherches en éducation, N°27, p. 127.

[3] http://www.yanous.com/espaces/parents/parents141107.html

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