Emotions et incertitudes

Devant Le dernier voyage, d’Irène Cohen-Janca et Maurizio A. C. Quarello, Ed. des Eléphants, Paris, 2015.

En passant devant les rayons de livres intitulés « Albums pour enfant », mon regard reste accroché à un ouvrage, plutôt épais, sombre. Je lis : Le dernier voyage, le docteur Korczak et ses enfants. Korczak que je connais bien à travers mes études d’éducatrice, mes lectures et la journée de formation organisée à Genève au nom des droits des enfants[1].

Intriguée, je le saisis. Pour le genre « Album pour enfants », je le trouve sobre et épais. L’auteure, Irène Cohen-Janca et l’illustrateur Maurizio A. C. Quarello sont nommés en haut de la couverture. En bas, trois têtes d’éléphants pour l’éditeur. Je ne connais ni l’auteure, ni l’illustrateur qui, après quelques recherches sur internet, bien plus tard, s’avèrent être passablement connus.

Comme bien des personnes, je tourne le livre pour prendre connaissance du résumé. Celui-ci est concis : « Le 29 novembre 1940, 170 enfants juifs marchent dans les rues… »

Je lis jusqu’au bout les quelques lignes. Des images se bousculent dans ma tête, les images que j’ai vues pendant les cours d’histoire, à la télé lors de différents reportages et au cinéma, je me rappelle, La liste de Schindler, l’holocauste. Je pense au livre qui traîne depuis quelque temps à côté de mon lit : Le procès Eichmann de Hannah Arendt[2], la banalité du mal. Je chasse les images, je pose le livre. Je n’en ai pas envie. Pas envie de sentir de la tristesse, pas envie de me sentir mal, pas envie de m’imaginer tout ce qui s’est passé et surtout, surtout, pas envie de me dire que ça pourrait revenir. La peur de l’autre nous amenant à la haine, haine qui permet l’assassinat ou l’obéissance absolue, sans réflexion…

Je refais un tour parmi les étagères. Albums pour enfants. Comment ça : Album pour enfants ? Je reviens en arrière, je reprends le livre, je l’ouvre. Je le feuillette : des images, du texte. Les images sont dans les tons bruns et rouge-ocre-beige. Tristesse, chaleur. Qu’a-t-on bien pu écrire dans un album pour enfants au sujet de Korczak et de la Shoah ?

A la première page se trouve une dédicace : « A mon père, qui cherchait par la lecture à comprendre l’incompréhensible. » Ilona Meyer – l’Editeur.

Est-il possible de comprendre ? Faut-il chercher à comprendre ? Nos enfants ont-ils besoin de comprendre ? Et à quel âge, ont-ils besoin de savoir ?

Je lis, je reste crochée quelques pages plus loin. Je lis : « (…) écrivait des livres pour expliquer aux adultes comment aimer et respecter les enfants… » Le paradoxe saute aux yeux, l’incompréhensible est posé, car je sais qu’ils seront tués, lui et les enfants. Nul amour, nul respect.

La question revient : nos enfants, doivent-ils savoir ? A quel âge ?

Les enfants de l’orphelinat ont dû quitter la belle maison rue Krochmalna, ils ont dû se rendre de l’autre côté. Nous faisons connaissance avec deux personnes : « je », le narrateur, et Mietek, un enfant plus jeune et apeuré. Ma lecture s’arrête sur « Il (Korczak) ne nous traite pas d’idiots et ne méprise pas nos questions ». Non, les enfants ne sont pas des idiots, j’en suis persuadée. Les enfants sont sensibles, intéressés par ce qui les entoure, malins, dotés d’une intelligence de compréhension, mais est-ce que tout peut leur être dit ? Quel est l’âge ou, en d’autres termes, quelle est la maturité nécessaire pour entendre les horreurs commises ? Quel est le sens à donner, quelle est la manière d’en parler ? Y a-t-il une « bonne » manière ?

Les enfants partent pour le ghetto de Varsovie. Le ghetto, qui était simplement un quartier de la ville avant la construction de murs. Parce que Korczak refuse la résignation, ils se déplacent comme une parade de cirque, le cœur serré et la tête haute.

La description de l’installation dans la nouvelle maison (33, rue Chlodna, « de l’autre côté ») rend compte de la détresse. Je sens le froid, je sens la peur. A nouveau, une phrase me retient : « (…) que les enfants, même les plus pauvres, sont des gens importants… »

Les enfants discutent, le plus grand explique à Mietek ce qu’il a appris de Korczak. Il parle de la « République des enfants », là où l’opinion des enfants compte, là où ils discutent et décident. Il évoque le droit de se plaindre contre les injustices, les tribunaux dont le travail est de chercher la vérité, il affirme que l’amour, on ne peut pas l’exiger, mais le respect, oui.

En même temps, il sait. Il sait que, désormais, il n’y a plus de république, plus de tribunal, plus de recherche de vérité et plus de justice.

Simon (on découvre qu’il est « je ») et les autres enfants apprennent que Korczak est en prison, qu’il a été battu. Cependant, il revient, cassé mais debout. La vie dans le ghetto est décrite sans euphémismes, les morts dans les rues, la faim, la peur, les maladies.

Les enfants apprennent un poème d’Issac Leib Peretz intitulé « Frères » :

« Blancs et bruns, noirs et jaunes, mélangeons les couleurs. Nous sommes tous frères et sœurs d’un même père et d’une même mère, et Dieu nous a tous créés. Le monde entier est notre patrie. Nous sommes tous sœurs et frères. »

Comment lire ce livre à des enfants ? Faut-il en dire plus ? Tout ? Que comprendront-ils ? Les mêmes questions viennent sans cesse, lancinantes.

Au cours des pages suivantes, l’horreur devient tangible.

« Les Allemands ne veulent pas que les enfants juifs grandissent. »

Je pose le livre. Album pour enfants ? Je peine à le lire.

Je le reprends. La fin, le 5 août 1942, 192 enfants et 10 grandes personnes, avec le docteur Korczak, montent dans le train vers Treblinka, le dernier voyage.

Les émotions. Elles me traversent, me submergent. Je pose le livre. Insoutenable. Injuste. Je pense à la photo de l’enfant dont je ne me rappelle plus le nom, sur la plage. Petit et mort. Je pense aux réfugiés filmés aux frontières, peu vêtus, dans le froid. Ces images, les enfants les voient, dans les journaux, à la télé ou en entendent des récits à la radio. Cela paraît « normal », c’est, dira-t-on, l’actualité, les nouvelles, les informations, le TJ.

Ne faut-il pas savoir pour comprendre ? Peut-être est-il indispensable de savoir, d’être submergé par les émotions, être secoué par l’immensité de l’horreur pour ne pas tomber dans la banalité du mal. Les enfants ont-ils besoin de lire ce genre « d’album pour enfants » ? La professionnelle se réveille en me chuchotant que ce n’est certainement pas un besoin. La fameuse et maltraitée pyramide de Maslow fait une apparition dans ma tête. Faut-il savoir pour être bien ?

Je pose, je reprends le livre, je le pose encore une fois. Je pars sans. Quelques mois plus tard, je l’achète. Il a trotté dans ma tête. J’en ai parlé autour de moi, aux adultes et aux enfants. J’ai parlé de la couleur, des dessins, du contenu et surtout de mes questionnements. Les enfants, doivent-ils savoir ?

J’ai décidé dans ma vie privée que oui, elles (mes deux filles) devaient savoir. Que je voulais les protéger, mais pour pouvoir les protéger, il fallait qu’elles sachent, qu’elles soient tristes, qu’elles soient ébranlées, touchées, choquées, secouées. Il fallait qu’elles sachent que les murs font du mal, que les autres, les êtres différents, ne doivent pas faire peur, que la différence est une force et non pas une tare. Que le mal entre par la petite porte et que les gens les plus banals peuvent faire les pires des choses. Que des slogans comme « du travail pour tous » ou des notions de patrie ou d’identité ne doivent pas permettre des atrocités.

La professionnelle que je suis n’a pas su ce qu’il fallait faire de ce livre. Faut-il l’apporter à l’UAPE, faut-il le lire, le laisser traîner dans un bac à livres ? Cette lecture va-t-elle trop loin, cela dépasse-t-il notre désormais mission inscrite dans la loi, dite « éducative ». Que diraient les parents ? Quel est l’avis des collègues ?

Je me permets quelques réflexions en vrac. Il me paraît irresponsable de laisser traîner un tel ouvrage dans un bac à livres, en même temps, me serait-il possible de le lire à un groupe d’enfants, à un enfant ? Serais-je capable d’assumer une telle lecture ? Et si celle-ci se fait juste avant que l’enfant quitte l’UAPE, quelle suite y serait donnée. Que vais-je dire aux parents ? Et ceux-ci, que pourraient-ils faire de cette information ? De plus, suis-je capable d’accueillir leurs réactions ?

A priori, ce sont des faits historiques qui devraient être dits comme tels. N’est-il pas indispensable que les enfants connaissent l’histoire des enfants ? Bien entendu, l’âge est important, mais dans les UAPE ou les Apems, les enfants ont entre 8 et 11 ans, et bien des projets pédagogiques prônent les approches à la citoyenneté. Pour être un×e citoyen×ne acteur/trice, n’est-il pas nécessaire de connaître l’histoire. De savoir les erreurs commises pour éviter que celles-ci ne se reproduisent ?

Si vous lisez cet article et que vous vous approchez du livre, faites-moi savoir ce que vous en pensez.

Claudia Mühlebach

[1] Conférence dans le cadre du colloque « La révolution silencieuse ». 25 ans des droits de l’enfant, 20-21 novembre 2014, organisée par la Ville de Genève, l’Institut international des droits de l’enfant et l’Institut universitaire Kurt Bösch.

[2]  Arendt, Hannah [1966], Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, (traduction française A., Guérin), Paris, Gallimard, Folio, 1991.

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