Du sang et des larmes, pour ne pas parler du reste…

Tout le monde le sait, les mecs sont en titane et les gonzesses sont en guimauve. Ce sont les conneries structurantes que l’on déblatère depuis la nuit des temps. Et pourtant, depuis bien avant l’invention du langage, du titane et de la guimauve, l’on sait parfaitement que c’est faux. L’article qui partirait d’un point de vue queer pour décrire les pratiques sociales des émotions reste à écrire.

Parmi les vieilleries qui ont la vie dure, il y a aussi cette vision des émotions qui, au nom de leur primitivité, leur accorde un label d’authenticité. Comme elles viennent d’avant la pomme d’Eve et la boîte de Pandore, elles seraient absolument vraies. Ici, en douce, on institue l’émotion comme débarrassée des codes sociaux, défaite des contraintes de subordination et des valeurs qui hiérarchisent le beau, le bon et le vrai. Ce qui est sans doute une farce dont la capacité de nuisance est loin d’être épuisée.

Ces émotions supra-culturelles, anhistoriques et dépolitisées sont un fonds de commerce important et lucratif. Certaines et certains revendiquent l’intelligence émotionnelle comme une marque déposée, tandis que d’autres font leur business autour du marché émotionnel. Avez-vous vu ces larmes d’hommes et de femmes politiques sur le cadavre d’un jeune homme abattu froidement par la police parce qu’il était au mauvais endroit avec la mauvaise couleur de peau ? Ces larmes publiques ne sont pas irrémédiablement des larmes de crocodile, mais elles ont aussi l’avantage médiatique d’occulter la permanence du racisme et les cadavres de centaines de civils massacrés par des frappes chirurgicales de drones antiterroristes. Moins tragique, mais tout aussi mensonger, il y a ces efforts d’un présidentiable, très grand défenseur de la grandeur morale et citoyenne des femmes au foyer, pour présenter son épouse (qu’il a grassement payée avec de l’argent public à ne rien faire), comme la victime d’une calomnie. Les émotions sont régulièrement les ingrédients d’une arnaque intellectuelle et d’une manipulation redoutable. Il convient de s’en souvenir, si l’on en a assez d’être le dindon de la fable ou la dinde de la farce. Les crédules ont tendance à oublier combien il est aisé de faire taire les faits en mobilisant le pouvoir exorbitant des émotions.

Tout près de nous, au quotidien, il y a ces comportements commerciaux qui jouent avec la prescription émotionnelle. A la caisse : le SBAM, le sourire, bonjour, au-revoir et merci, auquel on ajoute parfois l’art de jeter un regard, le tout ne pesant absolument rien dans les rapports humains. A l’hôpital, il y a ce légendaire sourire infirmier qui découvre brièvement les dents et qui disparaîtra bientôt parce qu’il n’est pas tarifé. Au travail, on échange parfois de ces : « Bonjour cher ami », qui signifient textuellement : « Crève charogne, j’aurai ta montre et ton poste ! ». Sans être particulièrement faux-jeton, il n’en reste pas moins que l’on a des traites à payer. Les conventions sociales entretiennent l’hypocrisie en organisant les affichages émotionnels convenables. La paix des ménages tient elle-même à l’efficience d’une politesse suffisante. Les adultes ont intégré qu’une guerre permanente épuiserait son monde et assurerait peut-être l’extinction de l’espèce à brève échéance, alors que les humains ont, malgré tout, une forte tendance à vouloir durer.

Dans le glacis protestant d’antan, comme chez les officiers prussiens, il était de bon ton de ne montrer, en toutes circonstances, qu’un visage en acier inoxydable. Il en est encore de même dans les métiers de l’hyper-virilité : les généraux, les tueurs de la mafia et les dentistes, pour ne citer que ces trois exemples en voie de « ringardisation ». Je ne sais pas de quand date l’élaboration « mythomaniaque » d’une rationalité strictement désaffectivée. Dans la tradition plus ou moins philosophique, on oppose depuis longtemps la raison et l’émotion, la raison étant un attribut spécifiquement masculin et l’émotion étant une caractéristique féminine. Les hommes feraient des plans, bâtiraient des arguments et agiraient dans l’espace public, alors que les femmes feraient des crises, pousseraient des cris et éclateraient en sanglots dans l’espace domestique. Il y a des siècles que l’on sait que c’est faux, et pourtant les sirènes réacs entonnent toujours la même rengaine avec le même entrain. Si la raison gouvernait le monde, un petit principe de réalité aurait dû au moins gripper la chanson. Nous pourrions en revanche, dès aujourd’hui, assumer que, si l’émotion n’est pas le stade ultime de l’humaine vérité, la raison de glace n’est pas l’argument décisif d’un avenir radieux. L’effort de penser vit de ce que le monde nous fait et de ce que nous faisons du monde. Parce qu’il faut bien être touché×e par les événements et les situations pour vouloir les transformer en quelque chose de mieux, qui ressemblerait à ce que l’on entend par une vie bonne.

J’ai toujours été fasciné par la promptitude avec laquelle un bébé charmeur peut devenir un bébé rageur. Comme tous les parents, je me suis appliqué à construire une chaîne causale qui s’employait à justifier ces sautes d’humeur. « Elle a faim », « il fait ses dents » ou les très classiques coliques… Le fait saillant de l’histoire, c’est que je n’y comprenais rien, et que ce rien générait de l’angoisse parentale. Cette inquiétude angoissée se résorbait quand bébé redevenait câlin. Ce retour à une possible caresse s’est toujours dispensé d’une explication causale, puisque le bonheur est, par nature ou par culture, plus économique que l’anxiété.

Cette labilité émotionnelle des enfants a un versant plus mystérieux encore : l’ambiguïté. Parfois, l’on ne sait pas si c’est du lard ou du cochon, du bonheur ou de la tristesse, de la joie ou de la rage, de l’amour ou de la haine. En réalité, je crois que ce n’est pas « ou/ou », mais que c’est bel et bien « et », de la douceur et de la colère, de l’amour et de la haine. Ces émotions contradictoires sont assez courantes chez les adultes aussi, elles sont un des principes fondateurs de l’adolescence. Je t’aime parce que je te déteste, je te déteste parce que je t’aime, deviennent je t’aime et je te déteste sans raison et avec raison. Je t’adore et je t’abhorre, dans un même mouvement, avec une même force dévastatrice. Les hommes et les femmes composent avec ces tourmentes, depuis le début de la reproduction sexuée au moins.

Un point culminant de la bêtise éducative est atteint avec les images de nomination des émotions. Qu’il s’agisse de photographies, de dessins ou de pictogrammes.

Il faut une longue pratique sociale et une finesse avérée pour distinguer, chez certain×e×s, un léger sourire d’un rictus policé. Ce n’est pas une image ridiculement rudimentaire qui pourra ouvrir à une intelligence aiguisée du réel compliqué. D’ailleurs, si les situations sociales et sentimentales étaient simples, ça se saurait ! Et ce n’est pas parce que de nombreuses formations considèrent les relations humaines comme des algorithmes, que cela les rend opérantes dans la vraie vie. Quelles que soient les performances des sites de rencontres.

Les vendeuses doivent, par nécessité contractuelle, être charmantes. Elles doivent charmer le client et la cliente par divers artifices séducteurs pour vendre leur camelote. Mais pas trop. Leur savoir professionnel passe par un tour de chauffe de l’acheteur et par un tour de refroidissement du même, pour ne pas avoir à supporter les dommages collatéraux du charme : l’insistance lourde du pigeon ou le rendez-vous inopportun de la cliente.

Les enfants et les adultes jouent des émotions et sont joués par elles. Ce qui ne veut pas dire qu’elles sont d’un niveau supérieur de « pipeaulogie », ni que l’émotionnel est une scène de théâtre. Il s’y passe des choses importantes qui, souvent, rendent plus vif le discours, plus fine la compréhension et plus ajustée l’action. Quand elles viennent à manquer, quand les comportements sont de purs produits rationnalisés, le glissement vers la déshumanisation est assuré, l’horreur est à la porte. Les massacres commencent tous par une perte d’humanité.

Les éducatrices et les éducateurs qui travaillent là où la vie est exubérante, là où le cœur et la raison sont tellement emmêlés, devraient savoir se saisir des émotions qui passent pour en faire quelque chose de possiblement merveilleux ou de banalement vivable. Mais ils/elles ne devraient pas être terrassé×e×s par ce qui advient.

Encore une fois, l’éducation de la prime enfance est au cœur du monde et de ses tensions.

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