Editorial

Autorité et violence

L’autorité, nous dit Reboul, est « le pouvoir […] qu’a quelqu’un de faire faire à d’autres ce qu’il veut sans avoir à recourir à la violence, pouvoir dû soit à sa position sociale, soit à sa compétence, soit à son ascendant » (2018, p. 69). Ce qui retient notre attention, c’est que dans sa définition, Reboul évacue la violence de la caractérisation de l’autorité, alors que justement, c’est bien cette violence, qu’elle soit symbolique, réelle, subjective ou objective, qui pose un problème majeur lorsqu’il s’agit de mobiliser la notion d’autorité. Nous pouvons lire dans cette prise de position que, là où il y a violence, l’autorité disparaît. Dans ce sens, l’effacement de la notion d’autorité aujourd’hui serait la conséquence logique des nombreuses violences commises en son nom : l’utilisation de la violence au nom d’une certaine autorité a été si répandue que cela a disqualifié le mot et la notion dans son ensemble, en tous les cas aux yeux d’une majorité de celles et ceux ayant pour profession d’éduquer. La définition de Reboul nous convient donc, car elle place résolument l’exercice de l’autorité en dehors de celui de la violence. Penser l’autorité éducative comme incompatible avec la violence apparaît comme une condition absolue pour reprendre un débat professionnel serein sur cet axe central de l’activité éducative. Mais comment redonner dignité à une notion que l’on a dégradée presque entièrement en la dévoyant sans relâche ? Nous devons noter la dimension politique de la question, puisque « seul un enfant sur sept dans le monde est protégé par la loi contre les châtiments corporels, écrit l’ONG Save the Children à l’occasion de la Journée internationale de l’éducation non violente. Il s’agit pourtant de la forme de violence la plus fréquente à l’encontre des enfants, allant de la gifle à la maltraitance extrême. En Suisse aussi, il est nécessaire d’agir. La Confédération a longtemps été à la traîne de l’évolution internationale. Ce n’est que l’année dernière que les Chambres fédérales ont transmis au Conseil fédéral une motion visant à ancrer le droit à une éducation sans violence dans la loi. »[1]

Autorité et transcendance

Il n’est pas possible de réformer quoi que ce soit sans en connaître les racines principales. Il y a cinq cents ans, Calvin établissait que Dieu a défini une fois pour toutes les autorités séculières, le droit de résister à ces dernières étant dès lors limité par avance et par principe (Marcuse, 1971). Pour ce père du protestantisme, l’être humain n’a aucun droit de résistance politique, ses aspirations personnelles n’ont aucune pertinence, et il a quasi le devoir d’endurer toutes formes de violence ou de domination qu’exige l’accomplissement de la loi divine, en se soumettant à ses représentants et ses exécutants (Ibidem). C’est ainsi que « l’obéissance constitue le mécanisme qui assure la cohésion de l’ordre séculier » (Ibidem, p. 33), ce mécanisme s’enracinant dans la famille. Jouant sur les termes « Père » et « Seigneur » utilisés pour désigner Dieu, Calvin va en effet transférer la légitimité de l’autorité divine vers le Pater familias, le père de famille. Au sortir du Moyen Age, cette nouvelle manière de légitimer le pouvoir du père par celui du Père était novatrice. Le père de famille constitue donc chez Calvin l’autorité concrète de base[2] permettant de maintenir l’ordre établi : à travers l’autorité qui leur est déléguée, les pères peuvent et doivent assujettir leur entourage, notamment éduquer, c’est-à-dire, ici, conditionner les enfants à la « crainte respectueuse », concept majeur forgé auparavant par Luther (Ibidem, p. 47). La crainte respectueuse est une notion très efficace dans la reproduction du pouvoir des réformateurs. Les enfants n’ont pas vocation à s’exprimer ou à s’épanouir, mais à craindre et à obéir : respect de l’autorité est synonyme de crainte de l’autorité. C’est ainsi que l’autorité parentale est pensée par Luther comme moyen de dompter la volonté enfantine (Ibidem, p. 45), afin de fabriquer des individus qui pourront entrer dans le moule des divins desseins. L’autorité est destinée à favoriser l’acquisition de la « liberté d’obéir » (Ibidem, p. 39), avec tout ce que cette expression contient de supercherie.

Si cela semble bien lointain, nous ne nous sentons pas complètement étrangers à cette logique, certains échos résonnant ­particulièrement encore aujourd’hui, par exemple le principe de légitimation de l’autorité par des références insaisissables, plutôt que par des fondements démocratiques ou au moins concrets.

Autorité et développement de l’enfant

En crèche, selon le sociologue Lignier, c’est actuellement une approche psycho-affective du jeune âge tout autre qui prédomine :

« Cette approche voit dans le bébé un être à qui il faut avant tout faire confiance, qu’il faut respecter dans sa spontanéité, dans son rythme propre. Contrevenir à ces tendances naturelles risquerait de produire divers traumatismes et refoulements, néfastes pour le développement de sa personnalité ; plus positivement, l’épanouissement de l’enfant, conçu comme excédant largement l’apprentissage de diverses compétences, serait favorisé par une prise en charge donnant constamment la priorité à l’autonomie et à l’expression individuelle – laisser les enfants faire, leur donner le plus souvent possible la parole, être attentif aux signes et signaux qu’ils peuvent émettre, etc. » (2019, p. 92).

Comment l’autorité éducative trouve-t-elle sa place, sa fonction et son rôle dans ce cadre ? Cela dépend évidemment de la conception que l’on en a, et c’est là, selon nous, que se crée une impasse. Ne pouvant souscrire à une autorité trop empreinte de hiérarchie et de brutalité, nous sommes cependant incapables d’en imaginer une autre, comme tétanisé·es par la conscience de notre responsabilité et par le poids du passé. Nous sommes plein·es de doutes et, si cela est rassurant en soi, les éducateurs et les éducatrices savent également que les enfants n’ont que faire de nos doutes et n’en ont pas besoin : ce dont ils ont besoin, c’est d’un cadre fiable, qui ne les abîme pas et auquel ils peuvent se confronter sans crainte. Un cadre est donc nécessaire. En cela, les éducatrices et les éducateurs qui, dans ce numéro, présentent l’exercice de l’autorité comme étant de garantir un cadre, indiquent une voie à explorer. Etre garant·e du cadre donc, mais que signifie concrètement être garant·e, et de quel cadre parlons-nous ? Autrement dit, si l’orientation générale est indiquée, le chemin reste à trouver et à tracer.

Autorité et pouvoir

Comme nous l’avons vu avec Reboul, l’autorité est le pouvoir que détient quelqu’un pour influencer le comportement d’autrui, ce qui implique une hiérarchie dans la relation ou l’interaction. Il est donc impossible de parler ­d’autorité sans parler de pouvoir et de relations de pouvoir. « L’exercice du pouvoir semble se développer en partant du haut, là où se situent ceux qui ont beaucoup de pouvoir, pour aller vers le bas où se trouvent les sans-pouvoir que sont les bénéficiaires de l’action sociale, les fous, les migrants, les chômeurs, les handicapés, les enfants et, dans certains cas, les femmes. » (De Jonckheere, 2010, pp. 304-305.)

Ce qui nous intéresse dans cette citation, ce sont deux choses. La première est l’affirmation que l’exercice du pouvoir « semble » se développer en partant du haut : mais pour celles et ceux qui se situent « vers le bas », il s’agit plus que d’une semblance. Ce que De Jonckheere suggère déjà, nous y reviendrons, c’est que le pouvoir contient potentiellement une part d’illusion. Toutes les éducatrices et tous les éducateurs savent ou devraient savoir que leur autorité ou leur pouvoir sur les enfants ne tient qu’à un fil, qu’il n’existe en réalité aucune garantie d’obéissance et qu’à tout moment, un enfant ou un groupe d’enfants peut refuser d’obtempérer. L’obéissance n’est en réalité jamais garantie, d’où ce recours permanent à la violence et la menace, à travers les siècles, pour obtenir ce que l’autorité n’aura su conquérir d’elle-même.

La deuxième chose qui nous intéresse dans cette citation est la catégorisation des bénéficiaires de l’action sociale, puisque les enfants y sont considérés comme équivalents aux fous, aux migrants, aux chômeurs, aux handicapés, aux femmes : cela ouvre des perspectives intéressantes de réflexion, que nous ne pouvons toutefois engager ici, nous contentant d’indiquer que les destinataires de violences autoritaires se retrouvent la plupart du temps dans l’une de ces catégories.

Autorité et savoir

« Le pouvoir devient domination des corps et des esprits lorsque des individus, en raison du statut et de la position sociale qu’ils occupent, cumulent le pouvoir disciplinaire et le savoir. Autorisés, par la vérité des savoirs qu’ils détiennent, ils définissent les problèmes de ceux auxquels ils ont affaire et ont l’autorité leur permettant de prendre des décisions ayant des conséquences sur la vie d’autrui comme exclure, enfermer, punir, insérer, libérer, récompenser. » (Ibidem, p. 307.) Si autorité et pouvoir sont étroitement liés, pouvoir et savoir le sont tout autant. Il y a des savoirs qui font autorité et ont du pouvoir, nous l’avons vu avec Calvin. Si le protestantisme a perdu de l’influence, c’est que d’autres religiosités en ont gagné. La croyance en la science présente certaines caractéristiques du développement d’une foi, tout comme la croyance du libéralisme au principe de « main invisible » développé par Adam Smith. Science et libéralisme économique nous présentent tous deux une réalité qui serait gouvernée par des forces invisibles, et fondent leur propre autorité sur l’accès qu’elles auraient à cette compréhension d’une dynamique cachée.

Les choses sont plus simples en réalité. « En lui-même, le pouvoir n’est ni bon ni mauvais ; d’ailleurs, on ne peut connaître sa nature, on peut seulement voir la manière dont il s’exerce, les lieux de son exercice, les manières dont il quadrille l’espace et la pensée, ce qu’il produit dans les corps et les âmes. » (Ibidem, p. 308.) Il suffit de regarder ce que nous avons sous les yeux pour comprendre comment nous vivons, nul besoin de chercher des explications qui seraient hors de portée du commun des mortel·les, dans le ciel ou derrière le rideau de la réalité.

Micro-pouvoirs et vérité

Revenons à De Jonckheere et à sa vision du pouvoir qui s’exercerait, semble-t-il, du haut vers le bas. « Il importe de déconstruire cette linéarité et irréversibilité de l’exercice du pouvoir. (…) car elle ne rend pas compte des micro-pouvoirs s’exerçant dans nos vies ordinaires. » (Ibidem, pp. 304-305.) Il y aurait une version officielle, qui est que le pouvoir s’exerce du haut vers le bas, et une réalité officieuse, qui est que le combat pour le pouvoir continue au jour le jour dans la vie quotidienne, chacun·e participant plus ou moins au débat et à la définition de règles communes à travers son comportement. De Jonckheere souligne que l’existence avec nos semblables est une permanente relation de pouvoir, et que celui-ci se (re)définit donc aussi au quotidien. « Les micro-pouvoirs constituent nos rapports quotidiens avec nos semblables. Par rapport au pouvoir politique plus global, au macro-pouvoir, ces micro-pouvoirs sont plus subtils et moins visibles que lui. (…) Le pouvoir n’est pas seulement disciplinaire comme surveiller et punir. Il produit la vérité, c’est-à-dire qu’il s’impose comme une connaissance vraie sur le monde et sur les humains. » (Ibidem, pp. 305-306.)

De nouveaux possibles : vraiment ?

Dans le rapport entre adultes et enfants, l’autorité, quelle que soit la figure qu’elle prend ou se donne, doit avoir pour fonction d’éduquer ; or, « éduquer, c’est former à la liberté » (Reboul, 2018, p. 73). C’est toute la question du rapport à la liberté qui se joue également à travers les mutations que connaît la notion l’autorité, même si les mots « autorité » et « liberté » sont la plupart du temps compris comme mutuellement exclusifs. Il existe une liberté à l’œuvre et qui s’exprime en résistant à sa façon à l’autorité. « Les révoltes, les accès de colère, les fugues, les silences sont, plus encore que les comportements conformes aux attentes des travailleurs sociaux, l’expression de vies fabriquant de nouveaux possibles en résistant au pouvoir qui tend à les capturer. » (De Jonckheere, 2010, p. 309.)

L’effacement de la notion d’autorité apparaît finalement comme une espèce de moratoire informel, la suspension d’une force ou d’une loi en vigueur, afin d’avoir le temps de réexaminer les choses et de prendre les décisions judicieuses et pertinentes pour la suite. Le problème est que le moratoire se prolonge, mais que le débat n’est pas véritablement engagé dans les milieux professionnels de l’éducation, où la notion d’autorité est pourtant la clé de voûte de l’activité. Comme si nous n’étions en fait pas encore prêt·es à renoncer aux fondements de l’ordre établi et à les renouveler.

Quentin Nussbaumer
et Robert Frund

Bibliographie

De Jonckheere, Claude (2010), 83 mots pour penser l’intervention en travail social, ies Editions, Genève.

Lignier, Wilfried (2019), Prendre. Naissance d’une pratique sociale élémentaire, Seuil, Paris.

Marcuse, Herbert (1971), Pour une théorie critique de la société, Denoël, Paris.

Reboul, Olivier (2018), La philosophie de l’éducation (12e édition), PUF, Paris.

 

[1]-https ://www.rts.ch/info/suisse/13983803-leducation-sans-violence-doit-etre-inscrite-dans-la-loi-demande-une-ong.html

[2]-Pour poursuivre cette ligne réflexive : Michel Foucault reprend magistralement la question de la fonction du père et de la famille au sein d’un système social large, dans son cours de 1973-1974 au Collège de France. Foucault, Michel (2003), Le Pouvoir psychiatrique. Cours au collège de France (1973, 1974), Gallimard, Paris.

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