Eduquer: une valse à mille temps

C’est un voyage dans les temps éducatifs que propose cet article, sans illusion de tous les visiter, mais avec le propos de rendre leurs enjeux et leurs effets sur et dans nos pratiques plus perceptibles.

De nos difficultés à se saisir du temps (et à en profiter) vient peut-être notre tendance, tout humaine, à vouloir définir les choses dans une singularité illusoire ; en fait, LE temps n’existe pas, pas plus que L’enfant ou LA pédagogie. Il y a des temps et des méthodes, qui, comme les enfants, passent, vieillissent, sont dépassés, reviennent, se développent. Dans l’éducation de la petite enfance, les temps sont multiples, individuels et collectifs, institutionnels et personnels, annuels et quotidiens, en présence ou hors présence des enfants. Il nous faut prendre le temps de voir avec quelle vitesse vertigineuse l’enfant apprend, grandit, sans le pousser à aller trop vite, sans le freiner non plus. Etre accompagnateur attentif du besoin inconditionnel de devenir, à l’écoute des temps et des rythmes, pareil à un chef d’orchestre qui travaille à inscrire chaque instrument dans un ensemble harmonieux.

Les enfants de Chronos : accélération technologique et éducation

Il nous faut tenir le pari d’accompagner l’individu dans le groupe, tout en étant nous-mêmes pris dans les temps sociaux, ceux de notre époque qui se répercutent sur l’organisation du travail avec ses rythmes.

L’expression contemporaine autour du temps est de dire qu’ « aujourd’hui tout va très vite ». Cette « accélération » est liée au développement technologique et scientifique. Le temps « gagné » grâce au développement des machines (transport, mode de communication, informatique, électroménager) est depuis longtemps perçu (ou vendu…) comme le moyen de libérer l’Homme du travail (dans son sens pénible). Certes, on ne peut pas nier que la technologie a transformé et passablement simplifié notre quotidien. Néanmoins, elle n’a pas réellement permis l’oisiveté de l’Homme, qui, remplacé en toutes tâches par des machines, profiterait du temps pour rêver à un monde encore meilleur. A l’inverse, le progrès… pardon, LES progrès technologiques, ont entraîné une très puissante densification de la production, puisqu’on produit plus facilement, on produit beaucoup plus (trop) et beaucoup plus (trop) vite.

Le monde du travail s’est donc transformé et la pénibilité des tâches avec. Si les machines effectuent les travaux les plus lourds physiquement, le travailleur accomplit un nombre de tâches de plus en plus nombreuses dans un temps de plus en plus court, ce qui se traduit par l’expression de « travail en flux tendus ». Autre effet très pervers des progrès technologiques, c’est le contrôle que l’informatique permet d’avoir sur les tâches effectuées. Aujourd’hui l’ordinateur permet de surveiller la production en temps réel de chaque travailleur. Le nombre de clients servis, le contenu de l’échange, le nombre de pièces produites, etc. Le temps est objectivé dans un calcul dont les données sont la productivité et la consommation. Le risque est que ce système d’organisation du travail parvienne à réduire l’humain à une seule dimension de lui-même, la dimension économique[1].

Car le temps est aussi affaire de pouvoir. En effet, savoir à quoi le consommateur lambda va consacrer son temps « libre » est une source de revenus considérable pour qui a de quoi le remplir. Le besoin de création de certains est mis à profit pour créer des besoins chez les autres ; ou comment on nous amène à penser que telle activité ou tel objet nous est indispensable. La ménagère (qui heureusement est mille en une et bientôt à nouveau 100% féminine) peut donc s’acheter le produit qui lave sans frotter, la sauce qui transforme le poulet en légume sain pour enfant roi, le tout lui permettant de libérer du temps pour le passer avec sa joyeuse famille dans le canapé devant la télé qui enregistre toute seule les épisodes de Gloire et Beauté. On peut même rester jeune, belle et sexy en travaillant, élevant ses enfants et faisant la fête, les crèmes de soins permettant des ravalements de façade miraculeux qui effacent rides, soucis, angoisses et burnout. La bonne nouvelle ici, c’est qu’elles existent aussi en version homme.

Echapper à cette logique est un exercice épuisant et pas toujours très gratifiant, et c’est en qualité de surconsommatrice avertie que je prends parfois un peu d’élan pour parvenir à garder une distance critique.

Et qu’en est-il de l’éducation collective ? Il serait naïf de croire que nous échappons à cette logique de production et d’accélération parce que nous travaillons dans le milieu de l’éducation. L’organisation du travail dans les IPE a beaucoup évolué au cours de ces trente dernières années. Pour exemple, l’une des conversations récurrentes dans les institutions genevoises tourne autour de ce très fameux « temps de travail hors présence des enfants », appelé aussi TTHP ou TTHPE apparu dans les années 1990.

La question du contrôle de l’utilisation de ce TTHPE reste posée et réglée de façons diversifiées d’une institution à l’autre ; il est prévu ou non dans l’horaire, il se fait ou non dans l’institution, etc. Avec des questions autour du temps (que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître…) où il n’existait pas. A ces questions-là, ma collègue Jacqueline Emery répond très bien : « On n’avait pas de TTHPE, on ramenait du travail à la maison, mais on était aussi toutes à 100%, les enfants étaient tous à 100%, on avait que deux horaires différents qui variaient sur deux semaines, on ouvrait de 08h00 à 18h00, on ne changeait ni de collègue, ni de groupe d’âge, on faisait peu d’observations écrites et peu d’entretien, etc. » Si la comparaison qualitative est impossible (le fameux « c’était mieux avant » ), cette illustration permet néanmoins de mieux percevoir l’évolution de l’organisation du travail dans les institutions de la petite enfance, avec d’une part une valorisation du métier (salariale en tout cas), mais aussi une multiplication et une complexification des tâches.

Cette évolution marque aussi l’apparition d’une forme de production éducative, il est demandé aux professionnel×le×s de faire des activités diversifiées, touchant à tous les domaines de développement, pour les enfants du matin, comme de l’après-midi, du mardi comme du jeudi et de communiquer autour de ces activités par divers outils. Le matériel à disposition (jouets, jeux et autres) est souvent très (trop ?) riche, ce qui n’empêche pas une partie des professionnel×le×s d’avoir le sentiment de tourner en rond et de proposer toujours la même chose.

Cette hyperproductivité est souvent critiquée lorsqu’elle relève de l’éducation parentale ; avec violon le lundi, solfège le mardi, cheval le mercredi, gym le jeudi, cuisine le vendredi et scout le samedi. Reste qu’elle est aussi source de questionnement chez les professionnel×le×s et nous y reviendrons plus loin.

J’aimerais d’abord tirer un lien entre le développement du zapping éducatif et l’accélération du débit d’informations auxquelles les enfants accèdent. En effet, le mouvement d’accélération a évolué de manière insidieuse et les dessins animés sont très révélateurs de cette tendance. Prenez ceux des années 1970-1980, et même début 1990, et comparez le nombre d’actions à la minute et le rythme de déroulement du scénario avec une production actuelle, la différence est frappante et l’on s’ennuierait presque devant Goldorak ou Candy. Cela sous-entend que même lorsqu’ils ont peu accès à la télévision, les enfants une fois devant les écrans sont soumis à un nombre d’informations à la minute bien plus élevé qu’il y a quinze ou vingt ans, et il est légitime de se poser la question de l’habitus que cela crée dans le besoin d’information et de stimulation.

Et si, en parallèle, l’enfant se retrouve dans les IPE à passer de la réunion à l’activité peinture ou à l’activité moteur, avant d’entamer l’activité langage, le risque existe que nos pratiques renforcent l’habitude de certains enfants de passer d’une activité à l’autre, sans parvenir à investir et à explorer. Que reste-t-il des temps d’élaboration pour les enfants, qui sortent d’une activité pour rentrer dans une autre ?

Et ce n’est probablement pas anodin, si la question des transitions est largement traitée dans la formation. Savoir comment accompagner les enfants d’un espace-temps-activité à un autre, comment aménager un sas qui ne se résume pas à appuyer sur la télécommande pour passer d’un film d’action à un reportage sur la disparition des escargots à corne bleue, mais qui permette à l’enfant de comprendre d’où il vient et vers où il va, pour qu’il puisse se rendre disponible à ce qui se passe pour lui dans chaque moment.

Il s’agit ici d’une interrogation sur le rôle joué par la quantité et la variété des activités, qui se retrouve chez les professionnel×le×s que je rencontre dans les formations sur les Ateliers Rien. Interrogation rendue difficile dans le climat politique actuel, parce que si en plus de coûter cher, on devient moins productifs, on ne servira vraiment plus à rien. Mais, ce qui est intéressant, ce n’est pas tant la réponse (pour autant qu’il y en ait une) que le débat, qui permet au professionnel×le de repenser le sens des activités et des actions éducatives sous un autre angle, celui de la qualité du moment. On peut toujours agir sur la diversité du matériel, mais pas seulement, on réinvestit la présentation, la manière de le détourner, la pédagogie en termes du nombre et du type d’intervention de l’adulte, l’apport de la répétition des situations, etc.

Tic, tac et badaboum : rythme et arythmie éducative

Ainsi, dans les projets pédagogiques et dans la formation des professionnel×le×s du secteur, il est souvent question du « respect DU rythme de L’enfant ». Avec ce même singulier évoqué en introduction, qui n’existe toujours pas, encore moins en collectivité, sinon pour former une injonction paradoxale. Dès lors, que reste-t-il aux professionnel×le×s, si ce n’est justement le travail, cet exercice périlleux qui consiste à s’inspirer de prescriptions singulières pour créer une multitude infinie d’ajustements au réel.

S’ajuster donc, à la pluralité des temps et des rythmes, à l’individualité (qui elle doit demeurer singulière), en composant avec l’environnement sur lequel nous avons de l’influence, mais dont nous sommes aussi tributaires. Le travail, c’est aussi savoir manier tous les temps ; celui de l’enfant, celui du groupe, celui de l’institution et celui du professionnel (trop souvent évacué comme non prioritaire et pourtant complètement constituant de l’activité), pour aménager des temps pluriels, c’est-à-dire qui prennent en compte plusieurs dimensions.

Celle du Chronos, le temps physique, quantifiable : la durée à disposition pour réaliser l’activité, l’heure de repas, les horaires d’ouverture, etc. Celle du Kairos : l’instant présent que l’on saisit, qualitatif : moment où l’on perçoit qu’il se passe quelque chose d’important pour l’enfant et où l’on « lâche » la montre (Chronos) pour permettre à l’essentiel d’arriver. Nous pourrions ajouter celle de l’Aiôn, le temps par cycle, ou plutôt le cycle temporel, celui de la vie, des générations. Ces temps ne sont pas réellement opposables et ils présentent une porosité réciproque avec laquelle nous composons, en fonction du temps qui prend le dessus.

Ainsi, dans un groupe d’enfants de 1 à 3 ans, la décision de sortir après le goûter va s’élaborer en prenant en compte : le temps météo, en plein hiver l’habillement est beaucoup plus long et aussi il fait nuit plus tôt ; le Chronos : à partir de 16 heures les parents arrivent, et gérer en même temps le passage au vestiaire qui prend du temps et les transmissions s’avèrent parfois difficiles et cela va donc beaucoup influencer le Kairos : c’est-à-dire la recherche de la qualité de l’instant pour les enfants du groupe et pour l’échange avec les parents.

Bien sûr, au-delà des temps, les professionnel×le×s travaillent avec tout un contingent de contraintes et de prescriptions qui influent aussi sur la gestion du temps. Dans un groupe de 0-1 an, l’accent est souvent mis sur la permanence des visages et le suivi de l’enfant dans sa journée par un référent, dans l’objectif d’offrir une sécurité affective. Ce professionnel change, couche et nourrit l’enfant, lui proposant ainsi un rapport individuel privilégié. Mais que se passe-t-il si l’enfant se met à avoir faim à l’heure où le professionnel s’occupe d’un autre enfant ou est lui-même en train de manger (donc absent) ? Le professionnel est alors forcément en échec, puisqu’il ne peut répondre à l’ensemble des prescriptions et est obligé de revisiter ses valeurs pour que son action garde du sens. Si le travail perd trop souvent son sens, le professionnel est en souffrance. Le risque ici est que pour éviter de trop nombreux échecs, le professionnel se réfugie dans une prescription qui serait dominante (la référence par exemple) et perde de vue le travail qui nécessite la transgression régulière des prescriptions, une transgression dans son sens le plus noble et le plus indispensable.

Etre ou ne pas être : finalement, ce n’est peut-être pas ça la question.

Ce court voyage dans les temps éducatifs me ramène, comme beaucoup de mes réflexions sur les aspects du travail, à l’immanquable nécessité du lâcher-prise et du renoncement. Commencer par accepter que nous ne maîtrisons jamais complètement les temps et même que certains nous échappent totalement. Nous ne pouvons ainsi pas définir l’instant ou le moment pendant lequel l’enfant apprend, élabore, comprend, saisit une nouvelle idée, change sa vision du monde, grandit et devient. Et toute la richesse de notre métier tient peut-être en ceci : nous pouvons créer les conditions de l’apprentissage, mais parce que toute une part échappe à notre contrôle, le quotidien est un passionnant recommencement où rien n’est jamais exactement pareil.

Nous accueillons un être qui a été, est et devient à chaque instant. Les enfants ont, parfois mieux que nous, conscience de l’étendue du temps. Ainsi Alix, deux ans et demi, entend l’éducatrice dire à Luis : « Oui, tu as une grande sœur et bientôt tu auras un petit frère puisque ta maman a un bébé dans son ventre. » Elle s’anime et prend la parole : « Quand je serai un peu plus grande, j’aurai un petit frère et quand je serai encore un peu plus grande, j’aurai un bébé dans mon ventre. » Alix a été un bébé dans le ventre de sa maman, elle est une petite fille de deux ans et demi, enfant unique et sera possiblement un jour grande sœur et puis mère à son tour.

Elle est, tout comme nous, prise dans l’Aiôn, le temps dans son étendue, celui dans lequel certains se sont imaginés voyager. Ce temps-là est celui des possibles, la moindre variation et le court du temps est transformé, l’histoire réécrite dans son entièreté. Ce temps est celui qui nous permet, surtout avec le jeune enfant, de décider que rien n’est jamais écrit et, quitte à oser l’utopie, que même le passé peut-être transformé.

Peut-être au-delà de simplement l’étendue, nous jouons en éducation avec l’épaisseur des temps ; avec les reliefs qui se créent quand nous agissons pour cet être multiple et singulier qu’est l’enfant, en essayant toujours de prendre en compte la singularité de l’instant et la multiplicité des temps et de pouvoir, encore et toujours, se laisser surprendre par ce qui arrive et devient.

« Ne rien prévoir sinon l’imprévisible. Ne rien attendre sinon l’inattendu. » Bobin (1990), p. 18.

Cécile Borel

Bibliographie

Bobin, Christian, (1990), Eloge du rien, Edition Fata Morgana.

[1] Film : Jean-Michel Carré, 2007, J’ai très mal au travail, les Acacias.

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