La part émotionnelle du lien éducatif

Ce texte s’inspire dans sa forme d’un travail universitaire sur les émotions, dont une adaptation est parue dans le n° 107 de la Revue [petite] Enfance . Il revisite à travers le texte 6ème sens de Grand Corps Malade les aspects émotionnels de la relation et les liens que nous construisons avec les enfants à besoins spécifiques que nous rencontrons dans notre pratique.

Grand Corps Malade, dans ce slam, parle du sixième sens des personnes en situation de handicap : l’envie de vivre. Il m’a inspiré un réflexion sur un « 6ème sens » souvent malmené, peu explicité ou, à l’inverse, surinvesti des professionnels de la prime enfance : le lien émotionnel. Un lien qui, dans la relation avec des enfants à besoins spécifiques ou en situation de handicap, connaît une intensité particulière que j’avais envie d’explorer.

I. La rencontre :

La vie est calme, il fait beau, […]
On est quelques sourires à partager notre insouciance.

J’avais quoi le jour où je t’ai vue la première fois ? Moins de vingt ans, des illusions, de l’insouciance et pas mal d’ignorance aussi. J’étais assise dans jardin au milieu des enfants de la crèche dans un joyeux moment de jeu, lorsque l’éducatrice est venue t’installer vers nous. Elle m’a dit ton prénom, t’a déposée par terre et est repartie. Je t’ai regardée, mal à l’aise, surprise et, pour être vraiment honnête, avec un vague sentiment de rejet et de dégoût.

Tu avais 4 ans, mais tu en semblais 6. Tu étais grande. Tu ne me regardais pas vraiment, pas longtemps en tout cas. Ton regard fuyait sans cesse comme pour ne pas voir le monde qui t’entourait. Tu restais couchée, le plus souvent la bouche ouverte, un filet de bave au coin des lèvres. Tes bras et tes mains balayaient le sol autour de toi, se refermaient sur les objets et les conduisaient vers ta bouche sans distinction de forme, de texture et sans conscience apparente. Tu étais étrange, différente, impressionnante aussi.

Ce premier jour, à force de chercher, ta main a rencontré un premier objet : une feuille tombée de la haie. Je t’ai regardée la porter à ta bouche et mon sens du devoir a pris le dessus sur mon presque dégoût. J’ai demandé à l’enfant sur mes genoux de se lever et je me suis approchée de toi. J’aurais pu me contenter de t’arracher la feuille des mains, mais je ne me serais pas reconnue dans ce geste. Je t’ai regardée dans les yeux, même s’ils me fuyaient, je t’ai pris la main doucement et je t’ai dit que tu ne pouvais vraiment pas manger ça. Je suis allée chercher un mouchoir et je t’ai essuyé la bouche pour la première fois. Tes yeux ont cessé de fuir un bref instant et puis ta main est allée chercher une autre feuille.

C’était juste le premier jour, le premier contact, il y allait avoir d’autres feuilles, d’autres mouchoirs, ça ne semblait rien. Je ne m’en étais pas rendu compte, pourtant tu venais de changer quelque chose en moi, pour toujours.

II. Alors le petit prince apprivoisa le renard :

Alors j’ai découvert de l’intérieur un monde parallèle
Un monde où les gens te regardent avec gêne ou avec compassion
Un monde où être autonome devient un objectif irréel
Un monde qui existait sans que j’y fasse vraiment attention

Ce monde-là vit à son propre rythme et n’a pas les mêmes préoccupations
Les soucis ont une autre échelle et un moment banal peut être une très bonne occupation
Ce monde-là respire le même air mais pas tout le temps avec la même facilité
Il porte un nom qui fait peur ou qui dérange : les handicapés
On met du temps à accepter ce mot, c’est lui qui finit par s’imposer
La langue française a choisi ce terme, moi j’ai rien d’autre à proposer
Rappelle-toi juste que c’est pas une insulte, on avance tous sur le même chemin
Et tout le monde crie bien fort qu’un handicapé est d’abord un être humain
Alors pourquoi tant d’embarras face à un mec en fauteuil roulant
Ou face à une aveugle, vas-y tu peux leur parler normalement

Je me suis attachée à toi, bien plus que je ne l’aurais cru, et j’aime à penser que tu t’étais attachée à moi, bien plus que tu ne l’aurais cru. Je me suis longtemps demandée ce qui avait si bien fonctionné entre nous deux. Qu’est-ce que nous avions fait ensemble pour que notre relation me paraisse encore aujourd’hui teintée de quelque chose de pas ordinaire. Je n’ai ni nié, ni essayé d’ignorer ta différence, je ne t’ai pas donné plus de place qu’aux autres enfants, je ne t’ai pas privilégiée ou avantagée…

J’avais donc moins de vingt ans et beaucoup d’ignorance. Je n’avais pas rencontré tellement d’enfants comme toi, différents. Je me souvenais vaguement d’une petite fille qui était atteinte de trisomie 21, mais je l’avais peu connue. Je savais des handicapés ce que mes parents et mes professeurs m’avaient appris : « Qu’il ne faut pas se moquer d’eux, que c’est pas de leur faute, les pauvres… » une série de phrases nécessaires, mais creuses quand on n’a jamais été lié à quelqu’un comme toi.

Tu m’as soulevée… je ne sais pas comment le dire autrement. Tu m’as soulevée et sortie de l’ignorance. Tu m’as ouvert les portes de ton monde, ou des gestes simples prennent une tout autre signification. C’est de toute façon le cas dans la petite enfance. Un enfant qui apprend à marcher nous rappelle qu’au départ ça n’a rien d’évident et de facile. Il faut tomber, se relever, recommencer, dépasser sa peur après une chute plus forte que les autres, affronter la frustration de ne pas y arriver tout de suite ou à tous les coups et persévérer jusqu’au moment où le geste devient naturel, normal, tellement intériorisé que nous n’avons plus conscience à quel point c’est extraordinaire.

Pourvoir marcher, pouvoir parler, pouvoir être en contact par le regard, par le jeu, pouvoir être autonome. Nous accompagnons tous les enfants dans cette quête, mais pour certains, comme toi, Lidia ou Ali les obstacles et les résistances sur le chemin sont beaucoup plus nombreux. Se pose alors toute la question de nos attitudes. Comment faire une place à la différence, comment la prendre en compte sans se focaliser dessus, comment répondre en même temps aux besoins d’un accompagnement spécifique et à celui d’être traité comme l’égale des autres.

III. Pas à pas…

C’est pas contagieux pourtant avant de refaire mes premiers pas
Certains savent comme moi qu’y a des regards qu’on oublie pas
C’est peut-être un monde fait de décence, de silence, de résistance
Un équilibre fragile, un oiseau dans l’orage
Une frontière étroite entre souffrance et espérance
Ouvre un peu les yeux, c’est surtout un monde de courage

Tu étais différente. C’est ce que les autres enfants disaient de toi, quand ils essayaient de comprendre : « Elle, elle est grande, mais elle ne peut pas marcher quand-même, sa jambe elle est pas assez forte. Elle est différente, me disaient-ils. Parfois cela ressemblait plus à une question, qu’à une explication.

Il m’a fallu du temps pour comprendre que, ce qui nous a tellement rapprochées, c’est justement l’exigence que nous avions l’une pour l’autre. Je ne te permettais pas de rester couchée, bavant, le regard fuyant tandis que les autres jouaient, chantaient, bricolaient. Je t’asseyais contre moi, je te calais entre mes jambes pour que tu ne retombes pas, je prenais tes mains et je les guidais pour suivre le jeu ou la chanson. J’écoutais les conseils de l’ergothérapeute qui s’occupait de toi pour t’apprendre à tenir assise, à aller aux toilettes, à manger, tout ce qui aurait dû être facile, normal, banal et qui ne l’était pas.

Et toi, tu ne me laissais aucun repos, progressant sans cesse, exigeant que je m’adapte, que je persiste et que jamais je ne renonce.

Quand la faiblesse physique devient une force mentale
Quand c’est le plus vulnérable qui sait où, quand, pourquoi et comment
Quand l’envie de sourire redevient un instinct vital
Quand on comprend que l’énergie ne se lit pas seulement dans le mouvement

J’ai l’impression que nous avons vécu ensemble longtemps… ce qui est faux. Tu ne venais pas tous les jours, et moi je suis partie en cours d’année ; au final notre histoire n’a duré que quelques jours, pendant quelques mois. Reste que, comme avec Pierre et d’autres, nous avons passé du temps ensemble à surmonter des difficultés particulières.
La réponse est peut-être là… Lorsqu’il y a confrontation, que ce soit à la limite que l’adulte impose à l’enfant ou à celle que la vie impose au mouvement, lorsqu’elle est partagée, accompagnée, elle est source de construction et de renforcement du lien.

IV. Une extraordinaire envie de vivre :

J’y reviens sans cesse et un peu malgré moi ; ce que nous avons partagé était extraordinaire, tu étais extraordinaire. Ce mot pourtant dérange, presque autant que le mot handicapé. Il dérange, car il ne laisse aux autres aucun autre choix que d’être des êtres ordinaires, dans une vie ordinaire, cela semble donc bien ennuyeux… Pourtant, toi et moi, savons qu’il ne peut pas être ennuyeux de pouvoir chanter, rire, courir, marcher et respirer sans même avoir besoin d’y penser. Serait-ce donc si démagogique que de reconnaître l’étendue de ton courage, de ton opiniâtreté, de ta volonté à avancer envers et contre tout ?

Moi qui aime les mots, autant pour jouer avec eux que pour leur sens profond, me voilà presque handicapée devant ces réalités sur lesquelles, justement, il est difficile de mettre des mots. Mais, puisque l’on parle d’enfant « à besoins spécifiques » pour s’ouvrir à l’idée que nous pouvons tous un jour être amenés à avoir des besoins spécifiques, pourquoi ne pourrions-nous pas parler d’enfant extraordinaire, en s’ouvrant à l’idée qu’un jour ou l’autre nous serons tous extraordinaires…

Parfois la vie nous teste et met à l’épreuve notre capacité d’adaptation
Les cinq sens des handicapés sont touchés mais c’est un sixième qui les délivre
Bien au-delà de la volonté, plus fort que tout, sans restriction
Ce sixième sens qui apparaît, c’est simplement l’envie de vivre.

Cécile Borel

Bibliographie

Grand Corps Malade (2006), 6ème sens, album : Midi 20, Label AZ.

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