L’autorité et nous. Eléments pour penser l’autorité contemporaine et ses enjeux

En souvenir de A. S.

« Quelqu’un qui a autorité sur moi est quelqu’un qui m’augmente » (Serres Michel, entretien)

Introduction

Vous êtes allé·e écouter hier soir une conférence publique sur Etienne de la Boétie, un écrivain du XVIe siècle, et son ouvrage Discours de la servitude volontaire. Sur le chemin du retour, vous vous faites arrêter par un représentant de l’ordre lors d’un contrôle de police. Comme d’habitude, vous n’avez rien à vous reprocher. Ce matin, vos deux enfants, aussi adolescent l’un que l’autre, peinent à sortir de leur lit et à vous adresser la parole. Vous vous dites que les temps changent et que l’influence que vous avez sur eux semble s’être réduite comme peau de chagrin. Le nez déjà sur leur téléphone portable et sans avoir pris le temps de déjeuner, ils vous souhaitent à peine une bonne journée. Même si vous les sentez aussi à gauche que vous l’étiez à leur âge, il vous est difficile de saisir la pertinence et le pourquoi de leurs références, qu’ils déclament à chaque occasion et lors de chaque repas de famille. Vous devez à votre tour vous dépêcher si vous ne voulez pas manquer votre bus pour vous rendre à votre travail. Vous pestez contre ces horaires, la rareté des heures de passage des transports publics et leur retard. Vous vous reprenez et vous dites que, même si cela complique passablement votre quotidien, considérer votre empreinte carbone est un engagement qui vous semble le minimum au vu de la situation environnementale actuelle et en considération des appels des scientifiques. Vous montez dans le bus. A travers la fenêtre, vous voyez défiler les affiches des différent·es candidat·es aux prochaines élections politiques. Vous vous remémorez les précédentes et vous dites que le charisme et le peu de mots peuvent mener une campagne quasi à eux tout seuls. Une fois descendu·e, vous allez prendre un café dans votre restaurant habituel. Dans la précipitation, vous avez laissé votre porte-monnaie sur la table de la cuisine et oublié votre téléphone portable vous ne savez où. Vous vous retrouvez bien emprunté·e sans ces deux objets. Heureusement, le serveur, pour qui vous êtes un·e habitué·e, vous fait crédit. Il profite de votre oubli pour pester contre un système monétaire et étatique qui prête, ou pire, donne aux riches tout en serrant la gorge aux plus démuni·es. Non sans une certaine fierté, il vous glisse encore à l’oreille qu’il a d’ailleurs subi une peine de prison pour avoir refusé de respecter la loi Covid-19. Vous peinez à le croire, que l’on emprisonne pour cela sous nos latitudes, mais décidez de ne pas mettre en doute sa parole. En ouvrant le journal, vous tombez sur un article qui relate l’histoire de ces femmes et de ces hommes iranien·nes, sortant de leur quotidien et qui, par leur posture de résistant·e remettent en question au péril de leur vie le système politique de leur pays. Il vous semble qu’en elles et eux, dans leur exemplarité, se nouent de la plus puissante des manières les revendications de démocratie et des droits de l’homme qui vous sont si chères. Vous vous sentez petit·e face à de telles existences. Vous avez besoin de penser à autre chose et votre regard se porte sur un couple, assis à la table voisine, aussi éloigné qu’on peut l’être de ces vies iraniennes tragiques. Les deux parlent de leur mariage prochain, du prêtre qui les unira, de ces enfants qu’ils espèrent avoir un jour. Vous souriez, vous êtes renvoyé·e à vos souvenirs et vous finissez votre croissant. Il est encore chaud, vous n’aurez pas aujourd’hui à le payer, et cette matinée vous a déjà amené son lot d’interrogations.

Une autorité qui fait parler d’elle

A considérer un tel début de journée, somme toute ordinaire, on peut y déceler nombre d’occurrences ou de formes d’autorité. On pourrait parler d’une sorte de nébuleuse de l’autorité – autorité parentale, de la force publique, religieuse, pénale, monétaire, de la science, ou encore autorité par l’expérience, par le charisme ou par les actes. A y penser, si l’on prend en compte notre histoire collective proche, avec la pandémie de Covid-19 et le dilemme vécu par la plupart d’entre nous entre liberté de choix et d’action et protection de soi et d’autrui, mais aussi à considérer notre présent et les enjeux relatifs à l’environnement de même qu’autour de la justice sociale, on constate qu’il est devenu difficile de ne pas prendre au sérieux cette question d’une autorité inscrite dans un régime démocratique qui nous mènerait vers un sens et un bien communs reconnus collectivement. ­L’autorité est d’ailleurs souvent présentée comme un fait social dont aucun groupement humain ne peut se passer, quelles que soient sa grandeur et sa complexité. Aucune entité sociale ne pourrait en faire l’économie, garante qu’elle serait de la possibilité de sa cohésion et de sa perpétuation dans le temps. Il y aurait là une constance, que l’on retrouverait jusque dans les mouvements anarchistes, et qui en ferait une condition pour que les individus puissent vivre ensemble, bien qu’avec des différences quant au fondement et à la finalité d’une collectivité (Portier, 2005). Il se peut donc bien que l’autorité comme telle ne soit pas nécessairement le problème. Mais que l’enjeu se situe plutôt autour de la manière dont on la comprend, le contenu qu’on lui donne, ses modalités d’application, la manière dont elle est partagée au sein même d’une collectivité. S’appuyant sur le philosophe Jacques Rancière, Marìa Beatriz Greco (2014) ne parle-t-elle pas d’ailleurs dans le domaine de l’éducation d’« autorité égalitaire » et d’« autorité émancipatrice » ? Nous sommes là bien loin d’une autorité figée et sûre de son fait.

Que l’autorité soit le fait d’un individu, d’un groupe ou d’une instance sociale, le sens commun la désigne le plus souvent comme le pouvoir ou la capacité d’obtenir un certain comportement, avec ou sans contrainte, mais aussi de s’imposer à autrui, de lui commander, de se faire obéir. Elle est également présentée comme un droit, institué ou non, de décider et de commander, là encore avec possibilité de contrainte. En gardant en tête ce sens commun, nous pouvons souligner différentes réflexions et analyses développées autour de l’autorité et de sa place dans nos sociétés contemporaines.

Tout d’abord, certain·es parlent de l’affaiblissement, du déclin, voire de la fin de l’autorité, quelles que soient les sphères de la société – éducation, école, famille, Eglise ou encore politique. Depuis la fin des années 1960, les différentes figures de l’autorité ont en effet perdu leur pouvoir symbolique et leur capacité à orienter les conduites des individus, qu’il s’agisse d’enfants, de croyant·es, de citoyen·nes ou encore d’élèves. Le sens même de l’autorité nous est devenu étranger, alors même qu’ont grandi la revendication de notre autonomie et notre désir de créer et d’orienter nous-mêmes nos existences individuelles. Incivilités scolaires et scepticisme quant à la représentativité des élus politiques seraient à ce titre deux signes forts d’un tel affaiblissement de l’autorité (Ruano-Borbalan, 2001).

Mais dans un mouvement qui semble opposé, ou qui peut se présenter comme une réponse à un tel affaiblissement ou déclin, d’autres soulignent un retour de l’autorité sous des formes différentes. L’Etat social refonde son autorité en cherchant à réguler davantage le champ social, bien que de manière indirecte (Ruano-Borbalan, 2001), par exemple en posant des exigences nouvelles en lien avec le droit à une assistance sociale. Des hommes et des femmes politiques jouent de leur charisme pour ressaisir leur électorat et se font plus présent·es dans le champ politique. Une frange de la population s’inquiète de l’absence d’autorité et énonce cette dernière comme une valeur centrale (Gros, 2017). Des ouvrages constatent la nécessité d’une « nouvelle autorité » (Omer, 2017) ou d’une « autorité bienveillante » (Payne, 2017) qui serait compatible avec les valeurs démocratiques. Parmi cette hétérogénéité dans les occurrences d’un possible retour de l’autorité, peuvent sans doute également être identifiées des pratiques qui tendent vers des formes d’autoritarisme et de domination, se fixant sur certains types de populations en marge de la société. Mais aussi, comme le montre la psychologie sociale, une soumission des individus à l’autorité qui aurait, malgré tout, perduré et que l’on pourrait peut-être rapprocher de ce qu’Etienne de la Boétie (2016) appelait, au XVIe siècle déjà, une « servitude volontaire ».

Un autre mouvement peut être mentionné, relié au premier cité autour de l’affaiblissement de l’autorité traditionnelle. Il renvoie à la lecture d’une société dans laquelle les individus jugent que nul autre qu’eux-mêmes ne peut faire autorité. Nous aurions une autorité sur soi par soi, une autorité de soi-même. Le risque serait alors double : tout d’abord, comme le met en évidence Latour (2015), de voir advenir une critique quasi automatique et qui se soulève sans exigence envers elle-même dès qu’une institution quelconque énonce une certitude ; ensuite, l’occultation par celui-là ou celle-là même se revendiquant autonome et source de son autorité, que ses prises de position sont le fruit d’une intériorisation d’éléments de pensée qui lui sont extérieurs. Autrement dit, on trouve dans cette posture le refus d’une autorité extérieure à soi, qui est d’autant plus fort que l’on estime ne devoir rien à personne. Cette posture est souvent accompagnée d’une recherche de distinction d’avec la majorité de la population au nom de son exceptionnalité et de son refus par principe de suivre toute opinion majoritaire. On voit bien ici la difficulté et l’exigence d’une démarche critique.

Prise dans la multiplicité de ses formes possibles, brièvement évoquées ci-dessus, l’autorité n’aurait alors jamais vraiment disparu, tout en étant mise à mal dans sa forme traditionnelle par la revendication d’autonomie. Pas de disparition donc, mais une transformation de ses formes, faisant quasi écho avec les plaintes autour de sa disparition, qui elles-mêmes se répètent à travers l’histoire, cela déjà depuis Socrate et la jeunesse de son temps qui, selon le philosophe grec, « aime le luxe, (…) est mal élevée, (…) se moque de l’autorité et n’a aucune espèce de respect pour les anciens ».

Dans tous les cas, à se pencher sur les différents discours à son sujet, d’autant plus sur ceux qui l’énoncent pour marquer son absence, l’autorité fait désormais à nouveau parler d’elle. Il importe donc de la prendre au sérieux et de chercher à la problématiser et à l’interroger dans ses occurrences. Ceci semble paradoxal pour une autorité, qui devrait faire autorité par définition en quelque sorte et ne pas prêter flanc à la critique. Mais c’est peut-être bien en tant que mot qui participe à forger notre monde et en posant un regard critique sur elle – critique prise au sens d’aller à la racine des choses – que l’autorité pourrait trouver une légitimité ancrée dans son époque tout en participant à l’interrogation de celle-ci.

Quelques éléments de description et de distinction

Comme le suggèrent les différentes analyses et réflexions mentionnées ci-dessus, l’autorité ne semble pas avoir disparu des discours ni des pratiques. Elle demeure par contre dans un espace d’incertitudes, dues notamment aux critiques envers les institutions depuis la fin des années 1960 et à la centralité et à la valorisation de l’autonomie dans nos sociétés contemporaines. On peut par ailleurs identifier une grande hétérogénéité dans ses différentes applications. Il est en effet question d’autorité légitime, d’autorité publique, d’autorité de l’Etat, d’autorité parentale, d’autorité scolaire, d’autorité de placement, d’autorité pénale ou encore d’autorité religieuse. Cette pluralité la rend sans doute difficile à appréhender. Dans cette nébuleuse de l’autorité, il vaut peut-être la peine d’identifier plus précisément certains éléments de description et de distinction afin de mieux saisir ses multiples occurrences et ses enjeux contemporains.

On peut tout d’abord constater que la plupart des champs de nos sociétés contemporaines sont concernés par cette question de l’autorité prise en son sens commun – non seulement ceux qui lui sont traditionnellement liés tels que les champs politique, religieux, scolaire, familial, pénal, militaire, sanitaire, professionnel ou encore scientifique, mais également les champs culturel, artistique, médiatique, du sport ou encore de la médiation. On pourrait alors dire que chaque champ a son propre régime d’autorité, avec un fonctionnement, des objectifs et des enjeux qui lui sont propres, et qu’il s’agit d’identifier précisément. Ces régimes d’autorité sont d’autant plus nombreux que l’on peut constater une multiplication des champs au sein même de nos sociétés. On peut également poser l’hypothèse d’une articulation entre ces différentes autorités qui peut selon les cas prendre la forme d’une tension. Un exemple type est celui de l’éducation de l’enfant et les différents régimes d’autorité qui peuvent être concernés – familial, scolaire, légal, pénal, religieux, de médiation, entre autres.

Une distinction peut également être faite au sujet du fondement de l’autorité. Sans entrer dans les détails, on peut parler d’autorité qui s’appuie sur la loi, la procédure, la convention, la délibération collective, la raison, sur la connaissance, la science, l’expertise, sur la compétence, le statut, mais aussi sur la tradition, le charisme, l’expérience, l’exemplarité ou encore sur les droits de l’homme. Cette pluralité des fondements n’est sans doute pas étrangère à la difficulté qu’il peut y avoir à appréhender l’autorité en tant que fait social contemporain.

Un autre élément de distinction relié au précédent concerne le porteur ou la porteuse de l’autorité. Cette fonction peut être exercée par une personne du fait d’une légitimité qui lui vient d’elle-même, tout en étant reconnue par autrui. Il peut s’agir du cas de figure d’une autorité charismatique, d’une autorité par l’exemplarité ou d’une autorité par la connaissance qu’un individu a d’un domaine particulier. L’autorité peut également être exercée par une personne en tant que représentante d’une entité instituée au sein de la société (justice civile et pénale, service public, parti politique, association et fondation, enseignement, etc.) et qui l’incarne, en quelque sorte. Une juge ou une enseignante, par exemple, exercent une autorité en référence à leur activité et à leur statut au sein de l’institution pour laquelle elles travaillent. On voit par ailleurs, que la première forme peut venir soutenir la seconde – une juge des mineur·es charismatique, par exemple. Autre cas de figure, un texte en tant que tel peut également faire autorité, qu’il s’agisse d’un texte législatif, d’un texte religieux, d’un rapport scientifique ou d’une décision écrite qui fait suite à une délibération collective.

Autre élément de distinction, on peut être obligé·e par une autorité du fait que l’on se situe au sein d’un espace géographique régi par un système législatif, avec pour conséquence que l’on doit se soumettre aux autorités instituées et reconnues légalement – autorité publique, autorité pénale, autorité scolaire, par exemple. On peut au contraire se référer à une autorité à la suite d’une réflexion et d’un consentement qui émanent de soi, par son propre choix et sans aucune obligation légale. Il pourrait s’agir d’une autorité qui s’appuie sur l’exemplarité ou sur l’expertise que l’on reconnaît à autrui. On peut également être relié·e à une autorité du fait de notre appartenance à une communauté ou que l’on se sent proche d’un individu d’un point de vue idéologique ou affectif. Il s’agit alors d’une autorité charismatique ou d’une autorité qui s’appuie sur la tradition, entre autres.

Une autre distinction porte sur ce que l’autorité n’est pas. On peut la distinguer de la domination, de la soumission et de l’autoritarisme. Contrairement à l’autorité, ces trois formes rendent impossible toute remise en question au sujet de la décision prise par une autorité, que cela soit par voie légale ou par la voie de la désobéissance civile, sauf à mettre son intégrité physique en jeu. Nous reviendrons dans notre dernière partie sur ce thème de la possibilité de la remise en question de l’autorité.

Une dernière distinction que nous proposons ici tient justement dans la critique portée envers l’autorité ou qui a été portée envers elle par le passé. Il nous semble que l’on peut identifier quatre niveaux. Le premier porte sur une critique de l’autorité en tant que telle, comme notion instituée dans une société donnée et qui participe à la construction de nos représentations. La critique vise à faire l’impasse sur cette notion. Le deuxième niveau consiste en une critique de l’autorité également en tant que telle, mais cette fois-ci dans un champ particulier, l’enseignement par exemple. On affirme alors que la notion d’autorité n’est pas pertinente, voire est contre-productive dans le domaine en question, sans pour autant nier sa pertinence dans d’autres domaines. Le troisième niveau porte sur la conception que l’on se fait de l’autorité dans un champ spécifique et quant à la manière dont on conçoit son application. Autrement dit, l’autorité n’est pas contestée comme notion, mais dans le contenu qu’on lui donne et ses modalités d’application telles qu’elles sont élaborées. On peut penser à un mouvement anarchiste qui conteste l’autorité de l’Etat. Enfin, quatrième et dernier niveau, l’autorité est critiquée uniquement dans certaines de ses applications par certain·es de ses acteurs et actrices. L’autorité de tel enseignant ou de telle scientifique est alors contestée au vu de ses actes et de ses énoncés, par exemple.

Manif à l’ombre – Collectif CrrC
Monumental – Collectif CrrC

Quatre enjeux actuels autour de l’autorité

Quatre enjeux nous semblent pouvoir être identifiés autour de l’actualité de l’autorité et en considération des éléments mentionnés ci-dessus. Ils sont aussi d’une certaine manière des conditions de possibilité d’une autorité à nos yeux la plus juste possible.

Le premier enjeu porte sur la finalité de l’autorité. Tout en considérant la pluralité des autorités observée ci-dessus, de leurs pratiques et des champs dans lesquels elles s’inscrivent, il vaut la peine de se demander s’il est possible d’identifier une finalité commune. A ce titre, il est intéressant de partir de l’étymologie du mot autorité. Ce dernier vient du verbe latin augere, qui signifie augmenter. L’autorité peut donc être comprise comme ce qui augmente, ajoute quelque chose à ce qui existe déjà. Se pose alors une première question, relative à ce qu’il faut entendre par augmenter. Se situe-t-on au niveau de l’existence morale d’un individu, du développement de ses connaissances (de soi, d’autrui, de son environnement, etc.), d’une puissance d’agir sur son environnement, d’une maîtrise de son existence, voire d’une vie plus pleine – d’expériences, de connaissances, de rencontres, etc. ? A moins qu’il faille comprendre l’autorité à la suite de Michel Serres (2010) comme une rencontre, ou un tissu de rencontres – avec une personne, avec un livre, avec une institution, etc. –, qui fait sens dans notre propre existence et nous fait grandir. Une seconde question porte sur l’articulation entre l’augmentation des individus d’une société, chacun·e pris·e dans sa singularité, et l’augmentation de la société considérée comme un tout constitué de ces mêmes individus. Autrement dit, la question est de savoir comment arriver, dans une société démocratique et égalitaire, à tenir ensemble les dimensions individuelles et collectives. Ces deux questions sont ouvertes, et d’autres certainement encore. Il nous semble par ailleurs que, dans une démocratie qui prend l’égalité au sérieux et si l’on cherche à donner une juste valeur à l’autorité, il est essentiel que chacun·e ait l’opportunité, dans une temporalité qui lui est propre et dans un domaine spécifique, de faire autorité en participant à l’augmentation d’un tiers ou d’une collectivité. On le voit, l’autorité n’est pas une fin en soi, mais, paradoxalement, un moyen au service de celui et de celle auprès de qui elle se pose comme telle. On prend ici également conscience de la centralité des institutions qui, en instaurant des pratiques d’autorité doivent être à même d’augmenter les individus et la collectivité, ainsi que de développer les capacités de ces derniers à faire autorité dans un domaine et sur un mode particulier.

Un deuxième enjeu porte sur la reconnaissance de la légitimité de l’autorité et de son exercice. Un premier élément nous semble essentiel. La raison d’être de l’autorité au sein d’un champ spécifique – éducatif, civil, politique, etc. – ainsi que le rôle qu’elle joue dans son fonctionnement doivent pouvoir être suffisamment identifiés par les individus concernés. Il est sans doute également bénéfique que ceux-ci puissent situer l’autorité en question dans le tout de la société, voire même de la saisir à travers l’histoire de cette dernière. Cette compréhension de l’autorité est essentielle. Celle-ci fait sens en tant qu’élément important d’un champ spécifique et peut s’inscrire dans une symbolique positive. Une valeur et une reconnaissance pour ainsi dire première peuvent ainsi lui être attribuées. Une seconde reconnaissance, en situation cette fois-ci, peut être identifiée et mise en lien avec le premier enjeu susmentionné relatif à une possible finalité commune. L’autorité est alors reconnue par la personne lorsque cette dernière est augmentée de par sa relation avec l’autorité. Que l’augmentation soit de l’ordre de la connaissance, de la capacité, de la sensibilité, de la prise de conscience, de l’expérience, quelque chose de significatif s’est ajouté en la personne du fait de sa relation avec une autorité particulière. Dans ce second cas, l’autorité est reconnue par la personne en tant qu’autorité en acte et par ses effets. Autre élément, l’exercice de l’autorité implique de fait une relation entre un individu et une entité qui lui est extérieure, qu’il s’agisse d’une tierce personne, d’une institution ou d’un texte de loi, par exemple. Cet extérieur peut être immanent à la société ou se situer dans un rapport de transcendance, comme dans le cas d’une religion. Mais cette relation est désormais rendue fragile, du fait notamment d’une interrogation et d’une critique envers l’autorité dans nos sociétés démocratiques et égalitaires, mais aussi du fait d’une pluralité des régimes d’autorité qui rend difficile son appréhension globale. Il devient donc d’autant plus important, comme établi ci-dessus, que l’autorité puisse faire sens et soit compréhensible pour les personnes, mais aussi qu’elle ait une visibilité suffisante, en tant qu’autorité comme telle et dans ses actes. Elle doit éviter un déficit de visibilité, qui peut mener à des interprétations biaisées à son sujet par les individus, par exemple une autorité interprétée comme étant absente, qui aurait des choses à se reprocher ou des insuffisances, voire une autorité systématiquement partiale. A l’opposé, elle doit également éviter l’excès de visibilité, qui peut provoquer un sentiment de crainte, voire d’oppression. Cette survisibilité peut être le signe d’un besoin d’imposition d’autorité, et donc de déficit démocratique. Tant l’invisibilité que son opposé peuvent d’ailleurs être lus comme le signe d’un fonctionnement problématique de la société, relié sans doute bien souvent à une justice sociale défaillante. L’autorité doit donc trouver une juste visibilité, de ses actes d’autorité, surtout. Finalement, c’est peut-être la question essentielle de la confiance au sein même de la population envers l’autorité et son exercice, mais aussi le respect qui en découle qui apparaissent ici, nourris tant par les actes effectifs d’autorité, leur compréhension, le sens qui peut leur être donné, que par une juste visibilité de l’autorité. Ainsi nous semble-t-il possible d’envisager une reconnaissance de l’autorité, exigeant aussi d’elle qu’elle soit responsable, au sens d’être capable de répondre de la finalité qui lui est demandée.

Un troisième enjeu porte sur les discussions que provoquent l’autorité et son exercice. Tout d’abord, comme convenu ci-dessus, il y a un paradoxe à discuter et à remettre en question une autorité, laquelle ne semble devoir être soumise à rien d’autre qu’à elle-même. Cependant, un regard sur l’histoire de notre XXe siècle met en évidence l’importance d’une démarche critique vis-à-vis de toute entité politique ou sociale qui possède un pouvoir de décision sur une collectivité ou sur un groupe. La psychologie sociale et ses recherches, notamment autour de la soumission à l’autorité, nous montrent d’ailleurs que l’enjeu de la décision sur autrui ne concerne pas uniquement les régimes autoritaires, mais aussi nos sociétés démocratiques et nos institutions régies par le droit. D’un autre côté, comme l’indique Latour (2015), une telle discussion et mise en question de l’autorité, difficile et périlleuse par le passé, semble être devenue désormais « un réflexe presque automatique dès qu’une autorité quelconque énonce une certitude ». En considération de ce paradoxe et de cette double dimension – de la mise en question de l’autorité et de la mise en question de la critique –, il nous semble intéressant d’envisager ce que l’on pourrait appeler les deux temps de l’autorité dans une démocratie. Cette hypothèse de travail vaut avant tout pour penser l’articulation et la tension entre reconnaissance et mise en question d’une autorité. Le premier temps peut être présenté comme celui de la reconnaissance de l’autorité par un individu ou par un groupe en amont d’une situation concrète. L’autorité concernée est reconnue comme légitime par ceux-ci, aussi différentes que puissent en être les raisons – du fait par exemple du statut de la personne qui exerce ou fait autorité, de son expérience ou de son expertise, mais aussi du fait que la personne représente ou incarne une autorité instituée dans un Etat donné. Il n’y a pas ici de mise en question, mais l’acceptation par un individu ou par un groupe d’un fait social d’autorité. Le second moment est celui d’une interrogation par ces derniers concernant cette même autorité et en lien avec une situation concrète. Il peut s’agir notamment d’une mise en question d’une décision officielle, d’une affirmation ou encore de l’application d’un article de loi. Cette mise en question peut prendre différentes formes – un recours contre une décision de justice, une prise de parole dans l’espace public, une désobéissance civile, entre autres. Elle peut également se situer à différents niveaux, en référence aux quatre niveaux de la critique mentionnés dans la partie précédente. Elle peut donc porter sur le fonctionnement général d’une autorité, mais aussi sur la manière dont une société la conçoit, voire sur son bien-fondé et sa légitimité.

Ces deux temps nous paraissent essentiels. Le second temps est le juste pendant du premier. Cette double temporalité donne en effet une reconnaissance et une valeur à ce qui est institué au sein d’une collectivité, sans pour autant que soit fermée toute interrogation. La charge de la preuve, en quelque sorte, se situe cependant du côté de la critique, laquelle doit mobiliser des arguments qui s’inscrivent dans une démarche à la hauteur de l’enjeu de la critique d’une autorité reconnue à un moment et en un lieu donnés. Elément important, le second temps n’est pas un passage obligé, pas plus qu’il n’est une fin en soi. Il a cependant à être rendu possible et valorisé, avec toutes ses exigences pour celui ou celle qui s’y engage.

Face à cet enjeu autour de l’autorité et de la possibilité de sa critique, la mise sur pied d’un observatoire et d’un laboratoire de l’autorité peut être un outil intéressant, en tant qu’entités qui proposent une extériorité à l’autorité afin de penser en tant que tiers son fonctionnement et ses pluralités au sein de la société. Sans monopoliser ni canaliser toute démarche réflexive à son sujet, ils sont un point de référence, de repère, de recherches et de propositions de renouvellement d’une autorité qui trouve désormais « son fondement et son principe dans la référence à la démocratie », comme l’écrit René Rémond (1998). L’observatoire propose une cartographie des occurrences d’autorité, ou plutôt des régimes d’autorité, pour reprendre une expression utilisée ci-dessus. Le laboratoire envisage et pense l’autorité dans les possibilités de son renouvellement à partir de la pluralité de ses régimes. Sur la base de ces deux dispositifs peut être envisagée notamment la question centrale de la séparation et des limites des pouvoirs et des autorités, afin d’éviter des situations d’autoritarisme. Egalement, ils doivent permettre une réflexion sur la place et le sens de l’autorité dans une démocratie, laquelle implique notamment de prendre au sérieux le fait que, comme le souligne encore René Rémond (1998), « les détenteurs de l’autorité peuvent ne pas toujours être les mêmes […] surtout lorsqu’ils tiennent leur pouvoir du choix par tous ». Cette question du renouvellement des détenteurs de l’autorité – par exemple, une nouvelle citoyenne comme représentante, une nouvelle professionnelle comme juge, mais aussi plus fondamentalement, une nouvelle génération qui prend le relais et amène du nouveau – est bien un enjeu dans une démocratie qui entend penser une autorité juste et l’augmentation de ses citoyens. Un observatoire et un laboratoire doivent aussi permettre de considérer les faits d’autorité dans leur signification singulière, leurs finalités, leur éventuelle extension, leurs effets mais aussi leur possible fixation sur certains types de population, en situation de précarité, migratoire, carcérale, par exemple – ce qui pose la question essentielle de la justice sociale dans son lien avec l’autorité. Celle-ci doit donc être discutée et disputée, non pas pour entreprendre sa délégitimation, mais au contraire pour soutenir sa reconnaissance, sa fiabilité et surtout la confiance qu’une population peut avoir en elle.

Un dernier enjeu porte sur l’inscription de l’autorité non seulement dans l’histoire et le présent d’une société, mais aussi dans son devenir. L’autorité n’est pas une fin en soi, elle est un moyen, parmi d’autres, qui doit permettre à une collectivité d’instituer un monde commun, mais aussi de se perpétuer dans le temps et de s’inscrire dans une durée, de se renouveler en s’appuyant sur ce qui est déjà institué, tout en le reprenant, pour le dépasser et amener du nouveau à partir de lui et de sa considération. Autrement dit, une collectivité doit construire un monde commun en référence à des valeurs communes et des biens communs, en sachant que ce monde-ci sera à son tour repris et renouvelé dans un mouvement continu par les générations suivantes. A ce sujet, l’autorité prise au sens de ce qui augmente et ajoute quelque chose à ce qui existe déjà, a peut-être un rôle important à jouer. Son exercice doit permettre aux individus de devenir des acteurs de la communauté et de participer à leur augmentation. Elle doit aussi leur permettre de faire autorité à leur tour et donc de rendre possible l’augmentation d’autrui dans un ou des champs spécifiques et dans une temporalité qui leur est propre. Cette centralité de la transmission à autrui se retrouve chez Myriam Revault d’Allonnes (2009). Selon cette dernière, si l’autorité a encore un sens pour notre monde contemporain, au-delà de sa référence traditionnelle, c’est « parce que ceux qui l’exercent autorisent ceux qui viendront après eux à entreprendre à leur tour quelque chose de neuf, c’est-à-dire d’imprévu ». On retrouve ici cette articulation entre un passé, un présent et un avenir qui est le nôtre, ainsi que la perspective d’un monde commun à reprendre et à construire à partir de ce qui est déjà là, sans s’y soumettre mais en le renouvelant, sachant, comme l’observe la philosophe, que l’on « ne commence [jamais] quelque chose à partir de rien » (Revault d’Allonnes, 2007).

Conclusion

Ce parcours à travers le thème de l’autorité nous permet de mettre le doigt sur la responsabilité qu’a une société de la penser. Toute société doit répondre de l’autorité et de ses faits. Car l’autorité fait aujourd’hui parler d’elle. Elle est présente dans les discours qui circulent dans nos sociétés. Elle est à la fois revendiquée et à la fois contestée. Pour cette raison sans doute, mais également du fait que ses régimes et ses fondements sont nombreux, l’autorité demeure particulièrement difficile à appréhender. Elle fait l’objet d’analyses et de recherches, qui parfois entrent en contradiction les unes avec les autres mais permettent à une société de la penser, et donc de se penser.

Les quatre enjeux que nous avons identifiés – autour de sa finalité, de la reconnaissance de sa légitimité, des discussions qu’elle provoque et de son inscription dans le devenir d’une société – demandent à être approfondis et prolongés. Ils montrent cependant qu’au-delà de la pluralité de ses occurrences, l’enjeu principal pour une autorité au sein d’une démocratie qui prend au sérieux l’égalité et le monde commun tient peut-être dans sa capacité à augmenter les citoyen·nes et la collectivité. Ce qui, par exemple et en référence à Alain Badiou (2016) lorsqu’il parle de la jeunesse, peut tout simplement signifier la création d’occasions à travers lesquelles un·e jeune s’aperçoit qu’il ou elle est capable de choses dont il ou elle ne se savait ni même ne se doutait être capable.

Autrement dit, s’il faut chercher un dénominateur commun entre les occurrences d’autorité – qu’elles soient le fait d’individus, d’institutions étatiques ou de textes, entre autres –, il se situe peut-être dans la possibilité qu’elles ont, à leur échelle et sans doute parfois très modestement, de participer à l’augmentation des individus, de manière à permettre par là même à une collectivité d’instituer du nouveau à partir de ce qui est déjà institué, et de participer ainsi à la constitution d’un monde commun et de son renouvellement. Tout bien considéré, il y aurait peut-être bel et bien, dans cette nébuleuse de l’autorité et contre toute attente, un lien significatif entre un représentant de l’ordre, une scientifique, un papa et un livre de philosophie.

Thierry Gutknecht

Bibliographie

Badiou, Alain (2016), La vraie vie, Fayard, Paris.

Greco, Marìa Beatriz (2014), En dialogue avec Jacques Rancière. Une autorité émancipatrice, L’Harmattan, Paris.

Gros, Frédéric ; Finkielkraut, Alain (2017), « Quand faut-il désobéir ? Dialogue », in A quoi tient l’autorité? Philosophie magazine, No 112, pp. 62-69.

La Boétie, Etienne de (2016) [1576], Discours de la servitude volontaire, Flammarion-GF, Paris.

Latour, Bruno (2015), « Où est le pouvoir ? ». Récupéré de : http ://www.bruno-latour.fr/node/689

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