L’idéalisation de l’enfance – un obstacle pour penser la place de l’adulte

Lorsque nous évoquons l’enfance, des mots comme innocence, insouciance, authenticité, spontanéité ou créativité émergent régulièrement. Nos représentations de l’enfance sont souvent idéalisées. Comment nos façons de penser l’enfant et l’enfance influencent-elles notre positionnement ? Quelle est la place de l’adulte ? Et quelle est la place pour une autorité éducative ?

Le lien fait entre enfance et innocence est ancien et a traversé les temps. Dans certains textes de la Bible, par exemple, l’innocence des petits enfants est thématisée. A travers les époques, les peintres ont utilisé les figures d’enfants pour signifier le bébé Jésus ou des anges. L’enfant est alors un symbole d’une dimension de spiritualité. Qu’est-ce que l’innocence ? C’est la pureté de quelqu’un qui ignore le mal, ou la candeur de celui qui ignore les réalités de la vie. Dans cette vision, les enfants sont mignons, adorables, spontanés, authentiques, créatifs… Cette innocence est présente à la naissance, liée à la nature de l’enfant :

« Tout est bien sortant des mains de l’Auteur des choses, tout dégénère entre les mains de l’homme. » (Rousseau, 1762, p. 9.

Rousseau, dans ses réflexions concernant l’éducation dans l’Emile s’est fondé sur cette représentation d’une nature originelle de l’enfant qu’il s’agit de préserver. L’enfant est bon de naissance, de nature…

Ces représentations, ces façons de voir l’enfant s’enracinent, me semble-t-il, dans les sentiments de joie et de bonheur ou d’attendrissement qu’un enfant peut provoquer chez les adultes. Un sourire d’enfant ou un éclat de rire peuvent ouvrir sur cette image de l’innocence de l’enfant. Pour un jeune enfant, tant de choses sont des découvertes, des expériences nouvelles, jamais vécues auparavant. L’éclat de joie quand le nourrisson arrive à toucher son pied pour la première fois et qu’il découvre que c’est le sien… Son émerveillement de voir s’envoler les graines en parachute d’une fleur de dents-de-lion. Son enchantement pour une bulle de savon… Tous ces petits riens illuminent le regard d’un bébé.

Pour l’enfant, la découverte du monde est importante, tout comme la découverte d’autrui. La joie d’un enfant quand un adulte auquel il tient lui parle, quand ils arrivent à partager une attention, quand ils se comprennent… L’intensité de la rencontre est grande ! Pour l’enfant – et pour l’adulte aussi !

Et tous les progrès de l’enfant qui se mettent en place, petit à petit, comme par magie ! L’enfant qui ne sait pas lever la tête, qui apprend chaque semaine à mieux bouger, à s’asseoir, à ramper, à se lever – et qui fait son premier pas… Le petit bébé qui ne sait que pleurer, qui rapidement se met à différencier ses pleurs, commence à faire des babillages, s’essaie à faire de plus en plus de sons, qui répond aux mots dits par les adultes et qui – tout à coup – dit son premier mot ! Un peu plus tard, il n’arrêtera pas de parler, de raconter, de demander : « pourquoi ? »

La joie de l’enfant lors de la découverte de ce monde, son plaisir à interagir et à rencontrer autrui, et son développement constant sont source d’émerveillement pour l’adulte et parfois d’un peu de nostalgie :

« Aimez l’enfance ; favorisez ses jeux, ses plaisirs, son aimable instinct. Qui de vous n’a pas regretté quelquefois cet âge où le rire est toujours sur les lèvres et où l’âme est toujours en paix ? » (Rousseau, 1762, p. 70.)

Dans son innocence, son authenticité, sa spontanéité, l’enfant est porteur de tous les possibles de l’humanité. Dans cette vision, il semble « meilleur » que l’adulte, plus riche, moins entravé par les contraintes du réel. L’enfant, dans son innocence, semble alors pouvoir sauver l’humanité. Il est porteur d’espoir pour un monde meilleur.

Cette richesse inhérente à l’enfance se démontre à travers les compétences du jeune enfant. Lors des premières vocalises d’un bébé, il est capable de faire tous les sons de toutes les langues humaines. Ce n’est que progressivement, lors de l’apprentissage de « sa » langue qu’il perd cette faculté et qu’il ne pourrait plus que prononcer les sons de la langue de son environnement.

Cependant, l’idée de l’innocence de l’enfant nie la complexité de l’être humain, dès sa naissance. Les mouvements agressifs font partie de l’humain et de ses élans vers autrui. Le bien et le mal ne se séparent pas et l’absence de toute agressivité mettrait la vie d’un bébé en péril. Pour vivre, il faut savoir lutter… Le bien absolu, l’innocence pure est une illusion.

Les crises de rage d’un tout-petit, les pleurs incontrôlés et inconsolables, la colère et la frustration font partie intégrante de la vie des jeunes enfants. Le monde rose et innocent de l’enfance connaît également ses champs d’ombre…

En plus, un bébé ne vit pas en dehors des contraintes de la réalité. Aujourd’hui, les connaissances toujours accrues concernant la gestation indiquent que le fœtus même a déjà son histoire. Les déterminations de la vie d’un enfant dépendent de l’histoire de sa famille, des personnes qui en prennent soin. Tous les problèmes sociaux qui peuvent restreindre les possibilités des adultes marquent également le parcours d’un enfant. Chômage, logement vétuste, toxicomanie et disputes conjugales ne sont pas uniquement les problèmes des adultes ! Une grande partie des personnes vivant en dessous du seuil de pauvreté sont des enfants…

Face à nos problèmes d’adultes, la représentation d’une innocence initiale permet de rêver une période de la vie épargnée par les contraintes : « Vivre est le métier que je lui veux apprendre » (Rousseau, 1762, p. 16). Nous aimerions tellement laisser les enfants vivre, simplement vivre, sans les préparer déjà à une position, un métier, un rang dans la société… Ce sont nos regrets d’adultes qui imprègnent cette représentation de l’enfance.

L’idée de l’innocence de l’enfant empêche de penser la réalité que vivent les enfants. De plus, cette représentation crée également des attentes face aux enfants, impossibles à combler :

« L’idéalisation elle-même peut avoir valeur de charge agressive indirecte à l’égard d’enfants ou d’adolescents – par essence incapables de combler toutes les espérances des adultes, et alors implicitement voués à les décevoir. » (Golse, 2009, p. 8.)

Considérer les enfants comme innocents amène une idée rose de l’enfance, enjolivée. Le rôle de l’adulte devient alors celui de préserver ce monde innocent, de protéger les enfants contre le monde des adultes. Cette protection risque rapidement de favoriser la recherche d’une maîtrise et d’un contrôle pour préserver le monde illusoire, paradisiaque de l’enfance. Cette représentation de l’enfant induit également rapidement une vision de l’enfant en tant que victime. Dès que la protection contre le monde adulte a failli, l’enfant est en danger, une victime potentielle du monde des adultes qui a perdu son innocence…

A part ce rôle de protection, l’action de l’adulte est restreinte par cette représentation d’une innocence innée. Si l’enfant est bon en soi, l’action de l’adulte ne peut que le pervertir. Il faut le laisser le plus possible à son innocence initiale et le laisser libre de se développer selon sa nature :

« De quel droit, si la liberté est vraiment le fond de la nature humaine, puis-je entreprendre d’agir sur autrui ? » (Soëtard, 2001, p. 17.)

Dans cette position, l’éducation n’implique pas d’action directe auprès des enfants. S’occuper de jeunes enfants reviendrait alors à les protéger des contraintes du monde adulte et de leur laisser le temps de se développer :

« Ou bien l’homme est né libre : qu’on le laisse alors à sa liberté ! Ou bien il doit être éduqué, alors fi de la liberté ! Le ‘sois autonome’ reste, à la base, une injonction complètement paradoxale. » (Soëtard, 2001, p. 24.)

L’éducatrice se voit confrontée à un dilemme : comment faire le moins possible pour ne pas entraver le développement de l’enfant à partir de sa nature d’innocence, tout en prenant soin d’un être fondamentalement dépendant ?

D’une part, l’idéalisation de l’enfance empêche ainsi de voir les difficultés et les souffrances des enfants et, d’autre part, elle bloque l’adulte dans ses interventions. Ces représentations idéalisées limitent également la pensée sur les pratiques professionnelles et l’emprise inévitable des adultes face aux enfants.

La relation entre les enfants et les adultes est fortement asymétrique : les adultes dominent par leur force physique, leurs connaissances du monde, les moyens de communication et d’action, leur capacité de penser, et les jeunes enfants se trouvent nécessairement dans un état de dépendance. Il est impossible de changer cet état de fait en essayant de s’effacer pour abolir cette asymétrie. Un adulte, par sa simple présence, a une emprise sur un enfant. Ne rien faire n’est jamais ne rien faire. Rester debout ou s’asseoir, regarder un enfant, ou ne pas le regarder, tout a son importance.

Le fait de s’engager auprès de jeunes enfants demande à un adulte un travail exigeant sur soi-même et le rôle qu’il joue. Pour les adultes, il s’agit d’accepter qu’ils exercent de fait une domination sans chercher à soumettre l’enfant :

« L’autorité est la capacité du plus fort à se priver de la possession ou de la force pour permettre d’augmenter les possibilités, le potentiel de celui qui semble le plus faible. » (Marcelli, 2009, p. 177.)

Il y a un équilibre à trouver qui n’est ni la domination de l’adulte qui impose ses règles à l’enfant, ni un retrait où l’adulte évite d’intervenir pour ne pas entraver le développement « naturel » de l’enfant. Il s’agit d’instaurer des règles, de poser un cadre, et de laisser le temps et l’espace à l’enfant pour « s’engager ou non dans cette conduite d’obéissance : il peut obéir ou refuser d’obéir » (Marcelli, 2009, p. 262).

L’autorité éducative demande une rencontre et des interactions, complexes. L’enfant est acteur dans cette rencontre, et les adultes ont leur rôle à jouer. Pour que l’adulte puisse poser un cadre, son autorité doit nécessairement être reconnue par l’enfant. L’autorité et sa reconnaissance se construisent ensemble, dans l’interaction entre enfants et adultes. Ceci exige un engagement. Exercer une autorité consiste à rencontrer un enfant, au-delà des liens asymétriques.

Bibliographie

Golse, B. (2009). « Avoir peur de nos propres enfants ; L’enfance entre idéalisation et diabolisation. » Peur de nos enfants ? Dialogue ; Recherches cliniques et sociologiques sur le couple et la famille. No. 184, pp. 7-25.

Marcelli, D. (2009). Il est permis d’obéir ; L’obéissance n’est pas soumission. Paris Ed. Albin Michel.

Rousseau, J.-J. (1762). Emile ou de l’éducation. Paris. Ed. Flammarion.

Soëtard, M. (2001). Qu’est-ce que la pédagogie? Le pédagogue au risque de la philosophie. Issy-les-Moulineaux, ESF éditeurs.

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