Manger en travaillant ou travailler en mangeant . Souvenirs de tables.

A mon actif, des centaines de petits déjeuners, de diners, de goûters. Avec des enfants de 2 mois, 3 mois, de 10 mois, de 2 ans, 3 ans, 4 ans, 5 ans… des filles et des garçons, le panel est grand et ma tête remplie d’anecdotes. Envahie de doutes comme d’évidences, de valeurs et d’interrogations.

Ainsi va la vie au travail, le travail de la vie : manger pour vivre ou vivre pour manger. Les EPE[1] mangent en gagnant leur vie, souvent, car presque toujours leur repas est compris dans leur temps de travail… Ce qui à première vue peut sembler alléchant, mais qui, dans un second temps, peut devenir incommodant.

Conjuguer manger et plaisir est le rêve de plus d’une EPE. La convivialité est réquisitionnée à plus d’un coin de table, parfois la rencontre a lieu, mais d’autres fois nous assistons plus à de la disciplinarisation des corps, des goûts, de l’hygiène, des régimes, des graisses, de la diététique, des modes, des cultures.

Trop souvent à mon goût, sans jeu de mots.

Réminiscences

7h58, il est temps de passer à table. Le petit déjeuner aura lieu dans le calme. Peu d’enfants sont présents, les toupies ont émigré dans les casiers, c’est la fin de l’année scolaire, donc une certaine routine s’est installée. Toutes et tous se connaissent. Nous ne manquons ni de baby-bel, ni de kiri , ni de cacao, ni de céréales, ni de petits suisses, ni de pain et encore moins de biscottes… « Matthieu, si tu goûtais le cénovis aujourd’hui ? » « Beurk », dis-tu, mais qu’en sais-tu ? Tu aimes ce qui est salé, tu aimes ce qui est épicé, laisse-toi tenter. L’écrire prend deux lignes, en parler et négocier prend un autre temps, plus long, plus rond. Avec des ratés, des tentatives avortées, des refus et puis, au carrefour de la discussion, une ouverture, un coin de tartine dans la bouche. Le beurk sera cependant réitéré, d’accord, on passe à autre chose, mais nous avons essayé.

11h45, le temps de passer à table est dépassé de 15 minutes. La ballade a été plus longue que prévu. Nous sommes en retard. Tant pis pour le lavage des mains, une lavette vite humidifiée fera l’affaire. Et zut, le repas s’annonce difficile : pressés égale pression. Que l’on se met, que l’on ressent. Et puis, le menu n’arrange pas non plus : galettes de lentilles et salade mêlée. Aucune concurrence possible avec pizza ou spaghettis. La négociation du cénovis citée plus haut n’aura pas lieu. Il s’agit plutôt d’éviter que la déception ne devienne rébellion. « Ça ressemble à du caca, j’ai goûté j’aime pas, je peux mettre dans la poubelle ?». Quand cela concerne un seul enfant, pas de problème, on maîtrise la plupart du temps ; quand cela en concerne deux… on s’arrange, nous avons quelques tours dans notre sac. Quand il s’agit des 8 enfants sur 10 qui composent la table… cela devient plus compliqué. Négocier devient impossible, le nombre prend le dessus et là… son propre repas prend du retard, voire passe à l’as.

15h45 : Avant même d’être assis, les cris avaient envahi la salle, la guerre des places allait peut-être suivre. L’ambiance électrique plombait l’atmosphère depuis le matin, comme parfois, la pluie avait découragé les sorties. Des bagarres pour tout et rien ponctuaient les minutes. Les autres secteurs sentaient la même odeur: la peur. Ou plutôt l’aigreur d’un goûter qui allait se passer dans la douleur. Mises et remises à l’ordre: trop de bruit, trop de cris. Effervescence destructrice : des verres et même des chaises renversés, non ça ne pouvait pas durer : Sévir? Servir ? Subir? Et zut, Ali a croqué dans le croissant au jambon, j’espère vraiment que c’est du jambon de dinde afin de ne pas rajouter de la difficulté à ce goûter. Pour moi, pour Ali, pour ses parents.

Dans tous les cas, peu de plaisir.

Un repas c’est aussi encore un peu cela :

Petit déjeuner

Un petit déjeuner dans un Centre de Vie enfantine. Il est 8h, certains enfants sont là depuis 6h30, une grande majorité d’entre eux sont venus entre 7h20 et 8h, d’autres sont en train d’arriver, d’autres encore arriveront plus tard. Il en va de même pour les éducatrices, certaines (deux) sont là depuis 6h30, et les arrivées des suivantes s’échelonnent jusqu’à l’heure du petit déjeuner où, normalement, « le quota » d’éducs par secteur est présent. Trois des cinq secteurs de la garderie sont là dans le réfectoire où a lieu ce repas du matin. (Les écoliers se préparent pour le départ à l’école, et les bébés mangent à la nursery). Les tables collées entre elles forment quatre longs rectangles dispersés dans la salle dont deux sont utilisés par les éducatrices et les enfants.

Brouhaha de voix, va-et-vient de personnes et de chaises, il s’agit de mettre sur la table le matériel nécessaire à ce repas (verres, couteaux, cuillères, bols, plateaux de nourriture, …), de se trouver une place, chacun·e décidant sur le moment où s’installer.

Notre histoire se passe à la table du groupe des trotteurs (enfants de 3 ans env.) et du groupe des grands (enfants de 4 ans ½). Les deux groupes sont en général plutôt chacun d’un côté des tables, mais des mélanges se font régulièrement.

Deux éducatrices (Lila du groupe des grands et Mélanie du groupe des trotteurs) sont présentes ainsi qu’une stagiaire (Eva, du groupe des grands). Il y a 7 grands et 6 trotteurs lors du début de ce remue-ménage.

Lila s’adresse à Kevin :

« –  tu peux aller encore chercher des bols et des couteaux, y’en a plus. (Pas de réponse il se déplace vers l’armoire)

– Juste après : non, Nino, tu ne peux pas t’asseoir là, Michel a déjà demandé pour s’asseoir à côté de moi.  (Parallèlement à ce “ bavardage “, Lila installe Chloé, enfant des trotteurs qui s’est placée à côté d’elle, plus proche de la table).

– Lila chuchote :  voilà, tu seras mieux installée.

– Nino :  j’peux m’mettre en face de toi ?

– Lila :  ok, tu peux .

– Eva propose :  Nino, il y a une place vers moi si tu veux.

– Joséphine crie : t’avais dit que je pouvais venir à côté de toi.

– Eva reprend : tu n’as pas besoin de hurler, il y a deux places à côté de moi, une pour toi et une pour Michel si il a envie.

En même temps Nino empoigne le jus d’orange et va le verser dans son verre, Lila qui l’a empoigné en faisant de la place sur la table sait qu’il est très plein.

– Lila : Nino, fais vraiment attention, il est très plein, si ça va pas tu me demandes et je t’aide.

– Nino : t’as vu j’ai pas renversé.

– Lila un peu à la cantonade : vous voulez manger quoi ? S’adresse de nouveau un peu en aparté à Chloé : tu veux du cacao ? Chloé fait oui de la tête et tend le bras pour chercher le bocal de cacao.

– Lila : tu mets toute seule ? Dans le même élan, elle lui donne deux cuillères : celle du cacao, tu ne la mets pas dans ton verre, sinon c’est tout mouillé. Lila verse le lait dans le gobelet ouvre le bocal de cacao. Tiens !

– Lila (d’une voix ferme, voire une peu excédée) : Camille, je t’ai déjà dit plusieurs fois que tu ne peux pas mettre autant de cénovis . Ça déborde de partout… Y’en a plein la table, plein le couteau et plein tes doigts. La prochaine fois c’est moi qui mets…ça ne me va pas comme tu fais.

Camille ne répond pas, pose le couteau sur la table et elle commence de manger sa tartine.

– Eva (à Lila) : c’était déjà comme ça hier.

– Lila ne reprend pas mais dit en balayant la salle du regard: y a du monde chez les trotteurs et Mélanie est toujours toute seule… c’est quelle heure ?

– Eva répond : il doit être 8h20…

– Joséphine : j’ai une montre à la maison elle est cassée.

– Lila : dommage, tu aurais pu me dire l’heure. Eva, t’as un œil sur le groupe ?

Au même moment Rita (aide de maison) fait signe de la main à Lila depuis les escaliers et lui lance : Je peux ?

– Lila (suffisamment fort): Oui, ça joue, on ira dans l’autre salle.

– Nino : j’peux aller au coin dinette ?

– Eva (regardant Lila) : je crois pas, les autres n’ont pas terminé.

– Lila : oui et en plus je crois qu’il faut qu’on donne un coup de main aux trotteurs. Elle se lève et se déplace plus près des enfants de l’autre groupe. Mélanie est en train d’accueillir un neuvième enfant qui arrive avec son papa. Lila se place au centre de la table et observe.

– Mélanie : Bonjour, Loyse tu te mets où ? vers Nina ? Y a plus beaucoup de place ce matin, on est tout serrés. (Au papa) tout va bien ?, elle a déjà déjeuné ?

– Le papa : non, elle a juste bu son biberon, mais à 6h et ensuite elle a redormi un tout petit moment. On n’a pas eu le temps de manger.

Loyse ne s’est pas encore assise, elle reste collée à son papa.

– Mélanie : très bien, je vais lui proposer des céréales ou du pain. Tu viens vers nous, papa doit aller au travail et peut-être que Séraphin (le doudou) a faim. Tu veux venir sur les genoux ?

Au même moment Annie (éducatrice de la nursery) arrive et dit à Lila, voyant Mélanie occupée : Alice a téléphoné elle va arriver en retard…

Regard circulaire de Lila et d’Annie sur tous les enfants en train de manger, Annie avance : tu crois qu’il faut que je reste ?

– Lila : si tu peux c’est bien il y a encore Sarah qui arrive, les miens ont presque terminé et je vois Colin qui arrive aussi…

– Annie : je vais vite dire à la nursery et je viens. »

Un repas en garderie c’est donc quelque chose qui a à voir avec se nourrir, avoir un nombre de calories suffisant pour être capable de travailler. C’est aussi, bien sûr, avoir le même souci pour les enfants dont on s’occupe, qu’ils aient absorbé une quantité de nourriture équilibrée (reste à savoir en fonction de qui et de quoi) qui leur permette de vivre leur journée sereinement. C’est être attentif à leur régime… Et déjà là c’est compliqué… Par exemple : combien de kiris ? En général ?, combien de kiris pour Mélanie qui est très enveloppée ?, pour Gaspard qui est tout maigre ? Pour Léa qui ne devrait pas trop manger de produits laitiers ? Pour Téo qui ne les mange que parce qu’ainsi les autres ne les auront pas, ou pour en avoir mangé plus que tout le monde ?

Un repas cela devrait et pourrait être le plaisir de découvrir : des couleurs, des odeurs, des saveurs,… Cependant mes exemples donnent à voir et à comprendre que, pris dans les méandres d’une réalité triviale, cet espace pédagogique reste souvent trop peu investi.

Parce que manger en garderie c’est travailler sur plusieurs registres (en quantité) et sur des registres différents (en qualité). En vrac :

Manger pour soi, donner à manger à l’autre, manger et donner l’exemple (se tenir « bien » à table comme manger de tout), aider pour passer les plats, couper la viande, discipliner les quantités, discipliner les corps, être attentif à plusieurs temps (le sien, celui de l’autre, mais aussi le temps institutionnel), réguler les attentes, le bruit, les fatigues, les jeux (de couteaux, de fourchettes, d’eau,…), encourager à goûter, à finir, commenter les aspects des aliments, les nommer, les connaître et les reconnaître,  accueillir les parents, retransmettre des informations, regarder et chercher à comprendre ce que fait la stagiaire, intervenir, etc.

Dans le rapport éducatif autour des repas, ces registres se mêlent, s’entremêlent et surtout ils demandent une interprétation de ce qui se joue en situation. J’aime à parler de curseur qui oscille en fonction de certaines urgences parfois, mais aussi en fonction de ce que l’on estime important de travailler dans l’instant. Que ce soit avec un enfant (ou un groupe d’enfants) en particulier ou sur le plus long terme avec un autre. Que ce soit avec soi-même ou dans un rapport de formation avec un·e stagiaire. C’est donc presque une réinterprétation, du moins un ajustement de ces premières interprétations qui font que le repas se passe plus ou moins bien. Il faut également relever que ces registres entrent en conflit régulièrement (hygiène/temps institutionnel, temps individuel/temps collectif, envie pédagogique/réalité du groupe) et que si, en général un choix s’impose, d’autres fois les frontières de l’action « juste » peinent à se profiler.

J’aimerais terminer en précisant que considérer ce moment de repas comme uniquement du bon temps qui nous serait accordé, ne correspond pas à la réalité, même si ce temps nous est payé.

Au-delà de l’effort pédagogique pensé et tenté, réussi ou non, de nombreux autres facteurs interfèrent, et une indubitable tension, voire même de la crainte accompagnent ces repas.

Ne dit-on pas entre nous souvent que ce sont des moments « chauds » ?


[1] Pour éducatrice de la petite enfance.

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