Nourritures

Il y a des mots comme ça, qui abolissent d’eux-mêmes des antinomies bien établies et pourtant artificielles – ainsi en va-t-il de nourriture, que l’on peut utiliser pour évoquer tant les réalités de la chair, que celles de l’esprit.

La restauration rapide et bon marché par exemple, est comparable à certains discours simplistes que l’on nous sert ici et là. On peut faire une indigestion de mayonnaise, ou d’inepties ; être allergique aux saucisses, ou aux idées toutes faites. Le lexique alimentaire établit ainsi une symétrie dans la façon de décrire ce qui arrive au corps et ce qui arrive à l’esprit. Mais que l’on parle de nourritures matérielles ou immatérielles, il existe des perspectives plus heureuses que les dérives du consumérisme. Nourrir le corps et nourrir l’intelligence sont en effet d’abord des soins, que l’on prend et que l’on donne. Comment penser cette question dans l’éducation professionnelle de la petite enfance ? Qu’est-ce qui est bon ? Comment nourrir le feu des brindilles, l’espoir des nourrissons ? Existe-t-il une prédominance entre le corps et l’esprit ? Peut-on se contenter de nourrir le corps, peut-on se contenter de nourrir l’esprit ? L’humour est-il une nourriture ? Lorsqu’on travaille dans une institution pour la petite enfance, on est toujours et d’abord dans une relation pédago-éducative, et toujours et d’abord dans une activité de care, que l’on soit au moment du repas, à celui de l’accueil ou de l’activité libre. Autrement dit, le sens de l’activité et son contenu concret sont inséparables. Une EPE[1] active au moment du repas ne fait pas que pourvoir les corps en potage et en spaghetti – comme elle ne fait pas que favoriser l’articulation de chaque individualité dans un collectif. Elle fait les deux choses simultanément, les articulant l’une à l’autre ; et si elle est particulièrement douée, elle réalisera même deux, trois, quatre actions différenciées de front, comprises et harmonisées à travers ce moment-là (nous y reviendrons).

Lorsqu’à l’enfant j’ai dit « Tu goûteras de tout », et que celui-ci m’a répondu « Toi itou », n’aurais-je pas dû comprendre que nous ne parlions pas de la même chose ? Et comme je m’apprêtais à accomplir une action professionnelle relativement aboutie, l’enfant projeta la cuillère pleine de semoule en l’air, curieux peut-être de voir comment tout cela retomberait. On est d’accord, c’est inadmissible[2]. Mais ce n’est pas parce que cette conduite est irrecevable qu’elle ne mérite pas de nourrir nos pensées, surtout si l’on goûte la complexité, qui est ce à quoi elle ouvre. L’un des enjeux de la pensée complexe est en effet de parvenir à voir des choses que l’on n’a pas été préparé à voir, ou que l’on ne s’attendait pas à voir.[3]

Le moment du repas en crèche-garderie a ceci de remarquable qu’il est une porte ouvrant clairement sur de nombreux aspects du développement humain. On pourra en effet y discerner les facettes langagière, sociale, affective, physiologique, cognitive, motrice, etc. C’est dès lors un moment particulièrement privilégié pour « tisser ensemble » ces différentes dimensions, et en faire un moment où l’on s’adresse au petit humain dans toute sa complexité, lui permettant peut-être d’en prendre conscience. Cela implique qu’on ait l’ambition de former des personnes critiques, créatives et responsables, et pas uniquement des consommateurs.


[1] Educatrice de la petite enfance.

[2] « C’est normal d’être orphelin à cinquante-sept ans. Normal, mais inadmissible. » Serge Gainsbourg.

[3] La pensée complexe (cf. p. ex. Edgar Morin. Science avec conscience, Fayard 1982 ; nouvelle éd. Points, 1990) prend en considération le contexte ; c’est une pensée critique, guidée par le souci d’argumenter selon des méthodes rationnelles (elle ne se contente pas de deviner ou croire) ; elle est simultanément créative, prenant en compte les points de vue contradictoires, dont elle cherche une possible synthèse ; et elle est encore et en même temps une pensée responsable, c’est-à-dire ouverte au dialogue et aux divergences, motivée par une volonté de changement. Le choix du terme « complexe » renvoie ainsi clairement à son étymologie latine, signifiant « ce qui est tissé ensemble ».

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