Parler, le dire, ou le faire?

Parler

Il y a des phrases comme ça, elles sont équivalentes à des actes[1], car elles sont utilisées comme des moyens pour agir sur son environnement. Ces actes de langage sont structurés comme n’importe quelle action, avec un but (une intention) et un effet (une conséquence). Par la parole, on cherche par exemple à convaincre, à se faire obéir, à organiser, etc. Ou par la parole, on modifie l’état des choses, en déclarant « mariés », « baptisé », « coupable », etc.[2] On appelle ces actes langagiers des énoncés performatifs, et ils se distinguent des constats en étant ni vrais ni faux, la fonction du langage n’étant dans ces cas pas tant de décrire le monde, que d’agir sur la réalité[3].

Et ce que l’on appelle illusion descriptive est, par exemple, la confusion que fait une personne qui, produisant ou recevant un énoncé performatif (ni vrai, ni faux), croit cependant produire ou recevoir un énoncé descriptif (vrai). L’illusion descriptive peut s’observer notamment lors de l’usage de ces phrases qui contiennent l’expression «pour le bien de l’enfant». Si l’on considère que la majeure partie des énoncés professionnels dans l’éducation de la petite enfance sont performatifs, on ne cherchera pas à connaître leur degré de vérité (ils n’en ont pas). La philosophie du langage ordinaire parle plutôt d’énoncés heureux ou malheureux (réussis ou non, c’est-à-dire ayant eu l’effet désiré ou non).

Je ne résiste pas aux parallèles qu’établit le vocabulaire. Ainsi, l’expression conditions de félicité renvoie aux conditions nécessaires pour qu’un acte de langage soit heureux. Et je pense à la joie que définit Spinoza, qui résulte d’une action adéquate, et qui est le sentiment vécu de cette adéquation réussie entre soi et le monde. On peut dire que la joie est la conscience d’un accroissement simultané de la puissance d’agir du corps et de la puissance de pensée de l’esprit.[4] On peut alors relever un autre parallèle terminologique, celui entre la puissance d’agir et de pensée de Spinoza, et un concept central en clinique de l’activité, le pouvoir d’agir[5] : dans les deux cas, il est question de l’articulation heureuse (ou non) entre l’individu et son milieu, et de ses conséquences.

Quelle pourrait être la définition d’un énoncé langagier heureux dans l’activité professionnelle d’éducation de la petite enfance ? On ne tombera pas dans le piège de penser que cela se limite à un énoncé qui parvient à ses fins (p. ex. lorsque le résultat de notre activité langagière est qu’Oscar a goûté de tout au repas), parce qu’on ne peut fixer définitivement et absolument ces fins, ni les moyens judicieux et pertinents d’y parvenir. La question éducative continue de résider dans le fait que ces définitions sont sans cesse à repenser. Quelles sont les fins de l’éducation? Peut-être pourrait-on dire que l’éducation a pour but l’accroissement de la puissance d’agir et de pensée – Mais accroissement de la puissance d’agir et de pensée de qui ? De soi, de ses collègues, des enfants, de leurs parents… ?

Continuons de discuter et faisons encore un détour. Stiegler[6] demande déjà de comprendre que ce qui est bête ou intelligent, ce n’est pas tant tel individu ou tel milieu que la relation qui les lie l’un à l’autre[7]. L’intelligence est ainsi définie comme une relation et non comme un état individuel de connaissance ou d’ignorance. La condition d’existence de l’intelligence selon Stiegler, c’est l’attention. Etre conscient c’est être attentif. (…) La formation de l’attention est toujours à la fois psychique et sociale, car l’attention est à la fois attention psychologique, perceptive ou cognitive (être attentif, vigilant, concentré) et attention sociale, pratique ou éthique (faire attention, prendre soin)[8].

Parler dans la crèche-garderie est une entreprise inévitablement collective, au sens large du terme. Et les actions langagières au travail sont dès lors une quête, une conquête, une reconquête perpétuelle d’intelligence.


[1] Cf. Quand dire, c’est faire. Austin John. L. (1962 – 1970 pour la traduction française au Seuil) – On se référera également avec bénéfice à la notion de jeux de langage développée par Ludwig Wittgenstein, qui compare un énoncé langagier à un coup que l’on ferait dans un jeu. Le sens d’une phrase (du coup que l’on joue) n’apparaît alors que dans un contexte précis et concret. Ainsi, dans le langage ordinaire comme dans le jeu, tout serait question de règles et de calcul.

[2] Cf. le pouvoir d’un diagnostic aussi, lorsqu’on déclare un enfant « hyperactif » par exemple, ou à « haut potentiel », etc. : on ne modifie dès lors certes pas son statut administratif ou légal par cette énonciation (comme c’est le cas pour « marié »), mais on modifie sans aucun doute son statut social.

[3] Austin développera au final l’idée que tous les énoncés langagiers ont plus ou moins une dimension performative (c’est-à-dire qu’ils ont un effet), et qu’il n’existerait donc pas d’énoncé descriptif (de constat) pur.

[4] Misrahi Robert. 100 mots sur l’Ethique de Spinoza. (2005). Le Seuil Paris. p. 209.

[5] Cf. par exemple Clinique de l’activité et pouvoir d’agir. Education Permanente N°146. (2001).

[6] Stiegler Bernard. Etats de choc. Bêtise et savoir au XXIe  siècle. Fayard / Mille et une nuits. (2012).

[7] Cf. site internet Ars Industrialis, rubrique Vocabulaire, article Bêtise (http://arsindustrialis.org/).

[8] Cf. site internet Ars Industrialis, rubrique Vocabulaire, article Attention  (http://arsindustrialis.org/).

Le dire, ou le faire ?

Il y a des mots comme ça, ils sont comme des ennuis et n’arrivent jamais seuls. Dès qu’on en a un sur les bras, le deuxième surgit et accroît notre embarras. Ces mots devraient être mis sous embargo, au moins temporaire. Tiens, disons un mois par an, pour nous permettre de souffler. Bon débarras. Si je devais choisir, je commencerais par le mot dire, et son inénarrable acolyte, faire.

Imaginez. Vous venez de développer une réflexion ardue démontrant que dire quelque chose équivaut à faire quelque chose. Puis vous retournez à des occupations normales, et vous tombez sur toute une série d’axiomes proverbiaux et pseudo-philosophiques qui vous font perdre votre latin : Le dire est aisé, le faire difficileBien faire vaut mieux que bien direIl vaut mieux faire que dire Etc. Mais… ? Si dire c’est faire, qu’est-ce que tout cela veut dire ? Si une éducatrice de la petite enfance avait tout à coup le souci de bien-dire professionnellement, de porter une parole attentive dans la crèche-garderie, lui rétorquera-t-on qu’il vaut mieux faire que dire ? Ou alors à l’inverse, dans la grande armoire des savoirs, créera-t-on un placard pour les savoir-dire, à côté des savoirs savants et des savoir-faire (pas très loin du savoir-vivre) ? Non.

Si l’on souhaite distinguer les savoirs, rappelons qu’il en est qui existent hors contexte, on les nomme parfois savoirs savants[1] – et qu’il en est qui se manifestent en contexte, que l’on nomme par exemple savoir-faire[2]. Ces deux types de savoir sont aussi inséparables que Castor et Pollux. A quel type de savoir avons-nous à faire, avec la parole énoncée dans le cadre de son activité professionnelle ? Sans aucun doute à un savoir-faire, car le bien-dire ne vaut que relativement à un contexte : c’est une adaptation réussie à une situation. Il s’agit alors de penser le fait de parler en crèche-garderie exactement comme n’importe quelle autre pratique. La question, s’il y en avait une, s’énoncerait ainsi : comment faire, pour bien-dire ?

Ouvrons une parenthèse, reprenons nos axiomes proverbiaux du début et voyons ce qu’ils deviennent lorsqu’on a saisi que dire, c’est faire. Le faire est aisé, le faire difficile – Bien faire vaut mieux que bien faire – Il vaut mieux faire que faire – Etc. Bref. C’est ce qui s’appelle parler pour ne rien dire[3]. Et c’est bel et bien ce que signifient ces expressions oppositionnelles, lorsqu’on a compris que l’antagonisme qu’elles mettent en scène est artificiel. Fermons la parenthèse.

Comment faire, disions-nous, pour mettre son action de parler en bonne adéquation avec une situation ? L’objectif de l’intervention éducative est toujours une transformation, vers plus ou moins de plus ou de moins. On travaille en effet à ce que l’enfant soit plus autonome (moins dépendant), ait plus d’estime de soi (moins d’inhibition), soit plus calme (moins agité), etc. Bien-dire pourrait ainsi correspondre à modifier une situation en une situation préférable. Et de nouveau revient la vague : préférable pour qui ?

Le langage et la parole sont des outils de compréhension et de transformation du monde ; les éducatrices et les éducateurs de la petite enfance en sont des artisans. En parlant, on rabote et cisèle, on sculpte, on polit, on vernit et on dore, etc. Mais quoi donc ? On donne forme à l’informe, à l’informulé de la relation. Dire, dans la crèche-garderie, c’est livrer un produit construit professionnellement et qui, par son existence, modifie la réalité qui l’a inspiré.

Et puis, il y a cette question qui mûrit : le silence, doit-on le dire, ou le faire ?


[1] Exemple de tel savoir : Un mètre égale cent centimètres. Ou : En cas de forte chaleur, ou de gastro-entérite, les nourrissons se déshydratent rapidement, ce qui peut déboucher sur des complications neurologiques ou rénales.

[2] Exemple de tel savoir : Etre capable d’utiliser une règle pour prendre des mesures. Ou : En situation de forte chaleur, ou de gastro-entérite, faire boire régulièrement de l’eau (salée-sucrée si présence de symptômes) au bébé, lui appliquer des lingettes humides, etc.

[3] Parler pour ne rien dire est ce qui nous arrive parfois, lorsqu’on se prend d’importance et que, cherchant à dire quelque chose de mémorable, on échoue plus ou moins piteusement. Tout autre par contre est la situation où l’on parle volontairement pour ne rien dire, sans prétention, par exemple en papotant et devisant du temps, de la couleur à la mode cet automne, etc. Dans ce cas, la parole légère est une volonté de permettre à l’échange de porter plutôt sur la musicalité, la tonalité, l’intensité vocale, le regard, les battements de cils, les mouvements d’épaule et les frémissements.

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