Petite enfance et sécurité: une antinomie? Un vœu pieux? Un oxymore?

En toute sécurité…

La sécurité avant tout…

La sécurité à tout prix…

En latin securitas veut dire entre autres « absence de soucis », « tranquillité » [1], alors se pose aussitôt la question de savoir comment concilier le grand monde de la petite enfance avec ce mot et ses significations. L’enfance me paraît être tout sauf une absence de soucis, quant à la tranquillité des enfants…

Grandir, apprendre, c’est se mettre en mouvement et bien évidemment se mettre parfois en danger. Comprendre son environnement pour un enfant, c’est observer, oser le toucher, s’y frotter et quelquefois se faire mal. Vivre, vivre avec d’autres, c’est se coltiner à du différent, de l’inconnu qui parfois fait peur ou déstabilise.

Du terme sécurité, nous sommes passés au dérivé sécuritaire, qui, dans les années 1980, prend une configuration particulière puisqu’il « tend à privilégier les problèmes de sécurité (politique, mesure, installation… sécuritaire). » (Ibid.)

Là non plus, je ne m’y retrouve pas, le monde de l’enfance n’est pas fait que de problèmes.

Pourtant, je ne peux le nier, ce monde de l’enfance est noyé dans ce tourbillon d’angoisse sécuritaire qui sévit autour de nous. Peur de l’étranger (pensons aux votations sur l’immigration en février 2014), peur de se faire cambrioler, peur des abus de toutes sortes (chômage, mendiants, pédophilie…).

C’est comme si nous étions passés d’un monde certes pas tout à fait sûr à un monde hypermenaçant.

Tensions, oscillations, vacillations. Mais entre quoi et quoi ? Un trop grand danger ? De très grands risques ? Pour qui ? Au nom de quoi ?

Est-il souhaitable de tout prévenir, anticiper, aménager, aseptiser pour supprimer tous les potentiels dangers ? Et d’abord ces menaces, sont-elles vraiment si dangereuses ?

Que penser du risque zéro ? Qu’il pourrait exister ? Qu’il n’existe pas, mais que nous devons nous en rapprocher ?

Qui détient les clés du risque ? Les vérités des dangers ?

De quelle mode sommes-nous encore les victimes ?

Après tout, si un peu de sécurité ne devrait nuire à personne, trop de sécurité tue la vie.

Les lieux d’accueil petite enfance sont englués depuis plusieurs années de manière dramatique dans ces remous sécuritaires et, de ce fait, ils véhiculent avec eux, ou plutôt par devers eux, une image effrayante du monde qui nous entoure. Est-ce bien cela que nous voulons transmettre ?

Je n’apprécie pas cette idée d’un monde monstrueux que nous construisons auprès des enfants avec lesquels nous travaillons. Et ceci pour plusieurs raisons.

Ces lieux de vie sont devenus dans certains endroits des lieux fermés, inhospitaliers. Il faut passer trois portes closes avant de pouvoir apercevoir un visage humain. Des codes, des sonnettes, des interphones entravent la relation et mettent à mal les liens d’humanité qui devraient être premiers dans ce que nous nommons ici des centres de vie enfantine. Ce n’est pas la vie que nous mettons en avant dans ces façons inquiètes de procéder, mais une crainte maladive de tout ce qui pourrait arriver. Peur de l’autre, peur du vol, peur du rapt, peur de que sais-je encore.

A ce propos, une chronique de Claude-Inga Barbey[2] (grand-mère le temps d’une journée) est éloquente : « L’autre jour j’emmène ma petite fille de 20 mois à la crèche. Je pousse la porte, fermée. Je vois des ombres se déplacer à travers la porte en verre trempé sécurit et je fais un signe de la main, mais on me signifie qu’il faut taper un code. J’essaie de faire comprendre que je ne possède pas ce code et la dame, après avoir vérifié du regard que c’est bien un bébé qui dort dans la poussette et pas un fusil d’assaut, finit par appuyer sur un bouton d’un geste agacé. (…) » Un peu plus loin, elle poursuit : « (…) je m’apprête à pousser la porte du “lieu de vie enfantine 18-24 mois”. Fermé. La poignée est de l’autre côté à 1 mètre 80 du sol. Une silhouette lève le bras. Je dis bonjour madame, mais l’éducatrice de la petite enfance me regarde d’un air noir. “Je dois vous demander les liens de parenté que vous avez avec la petite”. (…) je demande si elle peut finir son biscuit, mais on me signifie que la nourriture venant de l’extérieur ne doit pas pénétrer dans “l’espace ludique et interactif” qu’il y a un anniversaire, mais qu’il n’y aura pas de bougies à cause des risques de combustion, et pas de gâteau non plus d’ailleurs à cause des risques d’allergies alimentaires. (…) Quand je reviens deux heures plus tard, ma petite fille m’attend avec un livre en tissu pour éviter les coupures éventuelles du papier. L’éducatrice me demande cette fois ma carte d’identité, ensuite elle me dit que la petite a joué 12 minutes sur le toboggan, qu’elle a mangé une demi-galette de riz (…). Une fois dehors je soupire, et je me dis que très bientôt, “la poésie et le rire seront interdits dans les lieux de vie enfantine pour des raisons évidentes de sécurité”. »

Ces premiers lieux de socialisation sont importants aux yeux de beaucoup d’entre nous, mais quels messages laissons-nous passer ?

Quelles normes, quelles valeurs mettons-nous en avant ?

Cette sécurité à outrance sécrète de la méfiance : méfiance de ceux, celles (éducs et enfants) de l’intérieur vis-à-vis de l’autre et sentiment d’être un intrus pour ceux et celles de l’extérieur. Cette manière d’agir fabrique un monde hostile et généralise une sensation d’inhospitalité.

Sous prétexte de danger et de protection, je voudrais avancer aussi que, trop souvent, nous empêchons les enfants de faire des expériences intéressantes pour leur développement cognitif, affectif, moteur. S’exercer à monter les escaliers et les redescendre, grimper dans les arbres, sauter d’un mur… Une anecdote avait pris une tournure singulière lorsque je travaillais en nurserie. Nous avions sur la terrasse un petit muret en béton d’une hauteur de 38 cm. Les enfants, à un moment donné, étaient capables de grimper dessus tout seuls et ils pouvaient ensuite se mettre debout et ainsi mieux voir le monde : contempler les arbres, observer les jardiniers au travail, regarder passer… les passants, les chiens… Un matin, la maman de Ben me demande de mettre un pantalon long à son fiston pour qu’il ne s’égratigne plus les genoux en escaladant ce petit mur. Ou alors, elle me suggérait de ne plus le laisser monter… Abasourdie par les propos, je me suis demandé comment je pourrais donner suite à cette histoire. Je venais de lire un court récit de la même Claude-Inga Barbey qui parlait d’un jeune garçon qui souhaitait recevoir un bonsaï pour Noël. Sa mère retournait et retournait cette requête dans sa tête sans en comprendre le sens. Puis : « (…) Elle ira en acheter un, demain. C’est spécial un bonsaï. C’est un arbre qui ne veut pas grandir. Elle éteint la lumière derrière elle, ferme les volets de la cuisine, programme la machine à café… “Faux” Et soudain son cœur bat plus vite, elle réalise… Un bonsaï, en fait, c’est un arbre qu’on empêche de grandir. »[3]

J’ai repris la demande de la maman de Ben en tentant de lui expliquer que son garçon était tout à fait capable de faire attention à ses genoux, qu’il allait expérimenter la rugosité et l’inconfort de l’escalade et que, finalement, ainsi, il allait comprendre quelque chose (sans trop de dégâts) à son environnement. Ne pas le laisser s’essayer à l’aspérité du muret correspondait pour moi plus à un empêchement cognitif qu’à une action de protection. Je lui ai également transmis une copie de la nouvelle de Claude-Inga Barbey.

Cet exemple isolé d’hyperprotection a fait des petits depuis. Nous pouvons nous retrouver à mettre des casques aux enfants quand ils commencent à marcher, des enfants tenus en laisse jalonnent déjà nos trottoirs. Dans les déplacements urbains l’encordage est d’actualité ; pour l’instant les enfants tiennent d’eux-mêmes la corde, mais jusqu’à quand ?

Et, à quand les muselières ?

Le paragraphe précédent mettait en évidence la méfiance, celui-ci pose la question de la confiance. Si avoir confiance c’est être confiant en l’intelligence des enfants, alors les exemples ci-dessus interrogent : quelle confiance et quelle intelligence accordons-nous aux petits dont on s’occupe ?

La curiosité n’est pas un vilain défaut, c’est une condition d’ « apprenance ». Il n’y a pas de curiosité sans prise de risque. Oui, il faut mesurer les risques. Oui, nous devons rester vigilants face à de réels dangers. Mais pas pour tout et n’importe quoi !

Se dessine aussi en creux une pédagogie de l’angoisse malsaine qui s’éloigne de la vie enfantine telle que je l’envisage.

D’autres auteur·e·s mentionnent également les travers que peuvent prendre des décisions sécuritaires à outrance notamment autour d’un élément essentiel, voire sacro-saint, dans notre métier : le jeu.

« Si le jeu est certes présent dans les projets éducatifs des structures de la petite enfance (…), il n’a pas nécessairement la première place (…) que les conditions qu’il exige sont peu précisées. En même temps un sentiment se propage de jeu menacé, empêché, dans la vie quotidienne des enfants. Comme en témoignent les professionnelles face aux discours sécuritaires et leurs kyrielles de “ne pas…” qui limitent les pratiques créatrices, par exemple avec des matériaux naturels ou de récupération, dont on sait la valeur, sous certaines conditions, bien entendu (…). »[4]

Quand ne pourrons-nous plus utiliser les graines avec les enfants et leur richesse en manipulation, car ils risqueraient de les ingérer et de s’étouffer ? Quand ne pourrons-nous plus nous servir de la mousse à raser pour tracer, humer, par peur des allergies ? Quand ne pourrons-nous plus sortir le bac à glaçons par temps chaud ou quand l’ambiance est électrique, par souci de « microbophobie aiguë » ? Autant d’exemples qui m’inquiètent tant par leur banalité que par leur véracité. Travailler avec des enfants, c’est inventer des combines, trouver des astuces, parer au plus pressé, déjouer les complications, saisir des opportunités avec ce que nous avons sous la main et dans nos têtes. Tout condamner comme étant nocif à la santé, au développement, bref ne s’inquiéter plus que de sécurité va rendre notre travail intenable.

Catherine Bouve dans ce même livre[5] évoquant également des motifs sécuritaires nous rend attentifs à un autre travers qui me paraît important, car il empêche le lien entre les personnes qui entourent l’enfant. Un empêchement que je qualifierai de relationnel. Pour le dire trop rapidement, elle parle de don et de contre-don qui peuvent ou ne peuvent pas avoir lieu. Si, pour des raisons d’hygiène par exemple, quelque chose de la maison des enfants ne peut franchir la porte de la garderie alors le contre-don peine à se faire une place. Bouve avance entre autres que : « Les normes d’hygiène, qui participent de ce processus sécuritaire, véhiculent des images tout aussi désastreuses. Les gâteaux fabrication maison que l’on interdit désormais aux parents et aux assistantes maternelles d’apporter dans les lieux d’accueil en sont un exemple. Quel message renvoie-t-on aux parents, à ces professionnelles ? C’est bien une suspicion à leur égard et a priori qui leur est renvoyée. » (Ibid., p. 252). Ceci se passe au détriment d’une relation de qualité, car l’asymétrie ainsi construite : celui qui sait ce qui est bien/bon versus celui qui ne le sait pas – ce que vous apportez est potentiellement dangereux – peut bloquer l’échange.

La sécurité à tout prix engendre de nouveau défiance, mise à distance. Alors que, ne pas garder une maîtrise complète des lieux signifie laisser entrer de l’étrange, de l’étranger, du différent et nous oblige à composer avec l’autre. Autrement dit, composer avec l’autre dans une attitude d’ouverture plutôt que dans une attitude de fermeture.

Je conclurai en ajoutant que ces aspects sécuritaires contraignants et souvent déconnectés de notre réalité d’éducatrices ne nous permettent pas de faire du bon travail et génèrent du mal-être, au sens où l’entendent divers auteur×e×s qui se sont intéressés au travail (Yves Clot, Christophe Dejours, Pascale Molinier, Philippe Davezies, François Daniellou, pour en citer quelques-un·e·s).

Je vais reprendre les propos de Dejours,[6] qui dit ceci : « Mais, alors même que celui qui travaille sait ce qu’il doit faire, il ne peut pas le faire, parce qu’il en est empêché par les contraintes sociales du travail. (…) l’on empêche, en quelque sorte, le travailleur de faire correctement son travail, parce qu’on le coince dans des procédures et des règlementations incompatibles entre elles » (p. 33).

Si je reprends quelques exemples tirés des missions que les éducatrices de la ville de Lausanne doivent remplir, et que nous les mettons en lien avec les propos antérieurs, je pense que nous rencontrons le genre de contradictions que Dejours évoque.

Dans les missions pédagogiques, nous trouvons :

« Permettre aux enfants de découvrir et de développer leurs compétences personnelles et relationnelles. »

« Consolider, favoriser le lien familial et accompagner l’exercice de la parentalité. »

Dans les missions sociales :

« Stimuler l’intégration des enfants et de leurs familles dans l’institution et l’environnement (quartier, cité, nature…). »

Une sécurité exacerbée, une sécurité à tout prix entrave la possibilité de répondre à ces missions. Si les enfants n’ont plus la possibilité de prendre des risques parce que tout est trop dangereux, nous ne leur permettons plus de travailler leurs compétences.

Empêcher ou entraver l’entrée des familles dans nos lieux ne favorise guère le lien familial, et l’intégration est bien malmenée si l’on multiplie les signes d’inhospitalité.

Je ne peux m’empêcher encore de faire un parallèle avec ce qui me paraît sous-tendre ce besoin accru de sécurité à tout prix et de faire un lien avec ces exigences de qualité qui entourent nos institutions (au sens large, et pas que la petite enfance). Comme si la question n’était plus seulement autour de la sécurité, mais que cette dernière servait une image de qualité, qui elle-même vise plus l’obtention de label qu’autre chose. Parlant de la qualité, Dejours avance que : « (…) la question de fond n’est pas l’évaluation de la qualité, mais l’obtention de certifications et de labellisations, qui est tout autre chose. C’est ainsi qu’à l’évaluation de la qualité s’est peu à peu substituée la démarche dite de “qualité totale”, c’est-à-dire un dispositif qui place le résultat avant le travail et non après ce dernier, de sorte que la qualité totale ne renvoie plus du tout à l’évaluation de la qualité. Elle la transforme en prescription. » [7] Dejours parle « d’invocation magique », comme si nous pouvions tout penser et tout prévoir !

Soyons attentifs de ne pas enfermer les principaux concernés sous des prétextes de sécurité ! Empêchement pour les enfants de grandir, pour les parents de partager, pour les éducs de bien travailler.

« Le vivant est complexe : il faut affronter constamment l’imprévu, l’interdépendance, la rétroaction. Il n’est pas réductible à l’analyse. L’apprenant non plus. Le monde éducatif changerait de visage s’il acceptait de voir un être complexe plutôt qu’un être évaluable de 0 à 20. »[8]

Et pour moi, métrer le danger et en décréter la primauté enferme les enfants, les parents et les éducs dans des normes qui les empêchent de se réaliser comme des êtres humains.

Karina Kühni

[1]Le Robert, Dictionnaire Historique de la Langue Française, (2000), sous la dir. de Rey, Alain, Paris, p. 3438.

[2] Barbey, Claude-Inga, « Opération nez rouge », Le Matin Dimanche du 02.11.14.

[3] Barbey, Claude-Inga, (2000), « Vivre ! ça, ça serait une terrible aventure ! Peter Pan » in : Petite dépression centrée sur le jardin, Ed. d’autre part : Porrentruy, p. 58.

[4] Rayna, Sylvie ; Bouve, Catherine ; Moisset, Pierre, (2014) « Introduction » in : Un curriculum pour un accueil de qualité de la petite enfance, Erès : Toulouse, p. 36.

[5] Bouve, Catherine, (2014), « Un enjeu de la coéducation : pour une éthique de la rencontre » in : Un curriculum pour un accueil de qualité de la petite enfance, Erès : Toulouse, pp. 249-264.

[6] Dejours, Christophe, (1998), Souffrance en France, Seuil : Paris.

[7] Dejours, Christophe, (2003) L’évaluation à l’épreuve du réel, INRA : Paris.

[8] Trocmé-Fabre, Hélène, (1999), Réinventer le métier d’apprendre, Ed. d’Organisation : Paris, p. 59.

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