Petite plongée dans la fiction autour du roman Sauvagerie

De J. G. Ballard, (2013), Auch, Tristram.

« Dans une société totalement saine, la folie est la seule liberté. » (Ballard, 2013, p. 70)

 

Parfois, lorsque le sujet vient sur la table, je me sens bien seule à m’inquiéter au sujet de ce « délire sécuritaire » dont nous avons décidé de parler dans ce numéro. Par exemple, au sujet des caméras de surveillance, mes interlocuteurs répètent souvent les arguments suivants :

– C’est pas un problème, ces caméras de surveillance, si on n’a rien à se reprocher.

– Moi, elles me dérangent pas, puisque je ne fais rien de mal, et puis, tu sais, l’insécurité c’est un vrai problème, je n’ose plus sortir le soir…

J’ai même été surprise de constater, que, selon le même principe, il n’est pas rare de rencontrer des personnes qui pensent que des caméras de surveillance dans les crèches pourraient être une bonne chose (si les éducatrices font bien leur travail, que craignent-elles, n’est-ce pas ? Et c’est tellement plus rassurant pour les parents) et que « pucer » les enfants pourrait être une solution pour éviter que des enfants ne s’échappent ou ne se perdent…

C’est pourquoi, lorsque j’ai découvert un court roman écrit en 1988 qui pousse jusqu’au bout la logique et imagine où peut mener la tentation du délire sécuritaire, je l’ai lu avec intérêt et j’ai eu envie de le partager avec vous[1] :

Le roman se présente sous la forme des notes, froides et factuelles, d’un psychiatre appelé à l’aide par la police pour résoudre un crime particulièrement sauvage : dans un lotissement ultra-sécurisé, tous les adultes sont retrouvés assassinés, quant aux enfants, ils ont disparu, sans doute kidnappés.

Le psychiatre se rend sur place, accompagné d’un officier de police, et reconstitue le quotidien des habitants. Sa première impression nous décrit des familles aisées, bien sous tout rapport, cultivées, aimant leurs enfants et leur prodiguant toute l’attention possible. Les enfants vont tous dans des écoles privées luxueuses, pratiquent de nombreuses activités, disposent d’un centre de loisirs animé par les parents. Leurs chambres révèlent qu’ils ont de bonnes lectures, regardent des films choisis par leurs parents pour leur valeur éducative, et disposent de toute la panoplie de l’adolescent. Bref, des enfants qui semblaient mener une vie privilégiée et heureuse jusqu’à la tragédie.

Mais derrière le miroir doré, une autre réalité se fait peu à peu jour :

Les caméras de surveillance n’ont pas seulement pour fonction de tenir à l’écart les indésirables, mais finissent par emprisonner les habitants eux-mêmes : enfants et adultes sont constamment sous surveillance. Les ordinateurs des enfants sont connectés sur ceux des adultes qui peuvent surveiller tout ce qu’ils y écrivent :

« Mon Dieu… Vous voulez dire que les parents étaient branchés sur les chambres des enfants. Ça a quelque chose de perturbant, sergent.

  • N’est-ce pas, docteur ? Vous êtes assis là, vous venez de finir vos devoirs et soudain, message : “ Bien joué, Jeremy ! ”
  • Sacrée “ surveillance affectueuse ”. Il ne s’agit pas simplement des caméras dehors. » (pp. 33-34).

Toute personne de la résidence peut en tout temps visionner les images de vidéosurveillance. Les deux protagonistes commencent à se rendre compte de ce que cela implique pour les enfants :

« Mais pensez aux enfants – épiés à toute heure du jour et de la nuit. Alcatraz junior version affectueuse. Natation à huit heures, petit déjeuner à huit heures et demie, leçon de tir à l’arc, fais ci, fais ça, on regarde ensemble la redif de Horizon, bien joué Jeremy… » (p. 36).

Assez rapidement, les deux enquêteurs sont persuadés que les enfants sont les meurtriers et qu’ils n’ont pas été enlevés mais se cachent quelque part. Mais comment faire entendre à la société que des enfants, nés avec une cuillère en argent dans la bouche, entourés par des adultes compréhensifs, qui n’élèvent jamais la voix et leur organisent la meilleure des vies possibles, puissent passer à l’acte aussi violemment contre leurs géniteurs ?

« Les enfants de Pangbourne ne se rebellaient pas contre la haine et la cruauté. Bien au contraire, sergent. L’objet de leur révolte était un despotisme de la bonté. Ils ont tué pour se libérer d’une tyrannie de l’amour et de la gentillesse. » (p. 50).

Les enfants s’ennuient à mourir dans ce monde aseptisé. Ils essaient de le montrer, en rédigeant par exemple un journal du lotissement dans lequel ils rivalisent pour écrire les articles les plus inintéressants sur des sujets inutiles : « Un œuf cuit en trois minutes » ou encore « L’escalier mène au deuxième étage ». Mais comment reprocher à ses propres parents de trop en faire ? de mener une vie si réglée, si dorée, si calme et sous contrôle qu’elle en perd tout intérêt ? Ballard symbolise cette impossibilité pour les enfants de se construire au travers d’un livre de Piaget mutilé par les enfants trouvé dans l’une des maisons.

Le psychiatre en arrive à imaginer le mobile du meurtre de la façon suivante : « Privés de toute expression de soi, quand même la pulsion la plus rebelle était désamorcée par l’infinie patience des parents, ces enfants étaient pris dans une noria sans fin d’activités méritoires.(…) En somme, ils vivaient dans un état proche de la privation sensorielle. Loin de haïr leurs parents quand ils les ont tués, les enfants de Pangbourne ne voyaient probablement en eux rien de plus que les derniers barreaux à ôter avant d’accéder à la lumière. » (p. 69).

Un petit livre dérangeant, grinçant, qui s’applique à démontrer l’inutilité de la vidéosurveillance qui échoue doublement, tant à attraper les criminels qu’à protéger les habitants. Il met aussi en évidence la violence cachée faite aux enfants par l’organisation millimétrée de leurs journées, qui ne leur laisse plus aucun temps libre, aucun espace intermédiaire pour rêver, s’ennuyer, plus aucune possibilité de, parfois, détester leurs parents. L’auteur dénonce la tyrannie de la bienveillance : comment exister lorsque le bonheur et l’éducation parfaite sont aussi implacablement imposés ?

Science-fiction ? Exagération ? Peut-être, néanmoins, coïncidence troublante, au moment où je termine ce texte, je tombe sur un article du journal Le Monde du 8 septembre 2014, qui annonce la commercialisation d’un manteau GPS pour les petits enfants : « Les enfants pourront désormais être surveillés et géolocalisés au même titre qu’un téléphone portable onéreux, une voiture de course ou un scooter. Voire un prisonnier. » Par ailleurs, l’histoire a tristement démontré qu’il n’est pas bien difficile de fabriquer des enfants-soldats et que des adolescents peuvent se transformer en redoutables meurtriers. Dans le roman, les parents cherchent à fabriquer un monde hors du monde pour leurs enfants, afin de garantir leur appartenance à une élite. Mais ce nid privilégié se transforme en prison. Il s’agit en fait d’un monde totalitaire. Les enfants n’ont aucune intimité et aucune autonomie, aucune possibilité de rejeter ce qui leur est demandé d’ingurgiter. Ils vont répondre à cet enfermement de manière violente et également totalitaire, en obligeant la plus jeune à adhérer à leur projet.

Comme le dit Meirieu : « A la question “ Quel monde allons-nous laisser à nos enfants ? ” – question qui reste plus que jamais d’actualité –, il est donc urgent d’en ajouter aujourd’hui une autre : “ Quels enfants allons-nous laisser à notre monde ? ” » (2009, p. 16), qu’en tant qu’éducateur, nous ne pouvons pas écarter d’un revers de la main.

Ce petit livre pourrait nous amener à nous reposer toute une série de questions à nous autres, professionnel×le×s de la petite enfance : Est-ce que nous permettons encore aux enfants de trouver des espaces pour jouer hors du regard des adultes ? Est-ce que nous les laissons encore prendre des risques ? Grimper à un arbre même s’il n’y a pas un sol spécial absorbant les chocs dessous, marcher sur un muret, faire la cuisine avec un vrai couteau, que sais-je. Avons-nous le courage d’aborder des questions de la vraie vie avec les enfants (à leur niveau bien entendu) ? Ou cherchons-nous à les cantonner dans un monde tel que modélisé par Disney et les Bisounours ? Sommes-nous prêts à entrer dans leur vision du monde, à chercher à comprendre leurs intérêts, à considérer leurs idées, leurs projets, leurs intérêts ? Ou voulons-nous seulement y substituer les nôtres ? Sommes-nous prêts à les rencontrer ou cherchons-nous simplement à les former en vue de les intégrer en tant que citoyen idéal dans la société néolibérale? Gaberan (2010, p. 50) prétend qu’ « être adulte éducateur, c’est préférer pour l’enfant un achèvement choisi par lui plutôt qu’une perfection imaginée par un autre ».

Et pour qui avons-nous peur lorsque nous surprotégeons les enfants ? Pour les enfants eux-mêmes ? Ou pour nous : peur d’affronter la réaction des parents, peur d’assumer nos responsabilités ? Pouvons-nous laisser ces peurs gouverner nos actions éducatives, au-dessus de toutes les autres valeurs pourtant inscrites au fronton de nos lignes pédagogiques ?

Nous vouloir éducateur nous oblige à sans cesse nous requestionner sur nos représentations et nos objectifs pour les enfants. Une prison dorée reste une prison et les enfants doivent avoir la possibilité de s’opposer, de refuser ce que nous leur proposons avec bienveillance. La sacro-sainte sécurité physique elle-même a ses limites. Ainsi, dans une institution que je connais bien, un enfant de l’âge des écoliers a récemment quitté la cour et remonté les escaliers en direction de la rue. Heureusement, les éducatrices s’en sont rendu compte et l’ont rappelé à temps. Cet événement a fait peur à l’équipe éducative et l’idée de fermer le portail à clé a été évoquée. Après discussion, cette proposition a été rejetée. Comme l’a dit alors l’une des personnes concernées : « Si un enfant veut vraiment s’enfuir, il s’enfuira. L’enfermer à clé n’a pas de sens à part amener des comportements encore plus dangereux. » A notre époque, il devient difficile et courageux de tenir ce genre de discours, mais pourtant, je reste persuadée que ce ne sont ni les caméras de surveillance, ni les puces électroniques, ni les cadenas qui nous permettront d’élever les enfants, d’en faire des « sujets capables de recréer le monde » (Meirieu, 2009, p. 219). C’est un travail difficile, qui nécessite de remonter ses manches, de parfois retenir son souffle, de sentir bouillonner la colère sans se permettre de s’y laisser aller. Il ne me semble pas possible de choisir ce métier et de s’y rendre « pour faire ses heures », avec l’idée d’éviter surtout les ennuis et de se protéger au maximum. Comme l’aurait dit Deligny[2] : « Il s’agit de produire de l’humain… Et c’est autrement plus difficile que d’organiser une expédition au pôle Nord en chiens de traîneau. »

Michelle Fracheboud

Bibliographie :

Meirieu, Philippe, (2009), Lettre aux grandes personnes sur les enfants d’aujourd’hui, Voisins-le Bretonneux, Rue du monde.

Gaberan, Philippe, (2010), Etre adulte éducateur c’est… La place de l’adulte dans le monde post-moderne, Toulouse, Erès.

[1] Je citerai encore une fois Aragon : « Le roman est une machine inventée par l’homme pour l’appréhension du réel dans sa complexité. (…) L’extraordinaire du roman, c’est que pour comprendre le réel objectif, il invente d’inventer. Ce qui est menti dans le roman libère l’écrivain, lui permet de montrer le réel dans sa nudité. Ce qui est menti dans le roman est l’ombre sans quoi vous ne verriez pas la lumière. (…) On ne se passera jamais du roman, pour cette raison que la vérité fera toujours peur. (…) Le roman, c’est la clé des chambres interdites de notre maison » (Aragon,1965, « C’est là que tout à commencé », préface d’une réédition des Cloches de Bâle, Paris, Folio pp. 12-13)

[2] Cité par Rouzel, Joseph (2011) « De quoi la bientraitance est-elle le nom ? », texte récupéré sur : http://www.psychasoc.com/Textes/De-quoi-la-bientraitance-est-elle-le-nom.

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