Pourquoi faut-il politiser le care?

Soin et sollicitude sont parfois utilisés pour traduire la notion de care. Ces termes, cependant, sont inadéquats dans la mesure où, d’une part, le terme de « soin » ne distingue pas la dimension curative du soin de sa dimension d’attention à l’autre (alors que l’anglais possède deux mots : cure et care) ; d’autre part, le terme de « sollicitude » semble évoquer une attitude ou une disposition morale, là où le care permet de désigner à la fois cette disposition et l’activité dans laquelle elle se fonde : le care est avant tout un travail. Enfin, les éthiques du care désignent un champ théorique qui trouve sa source dans la pensée féministe de « la seconde vague » états-unienne avec le livre, récemment republié en français de Carol Gilligan, Une voix différente.

Gilligan s’est attachée à démontrer l’existence d’une autre morale que celle décrite classiquement dans les théories de la justice. L’éthique du care désigne une façon de résoudre les dilemmes moraux qui ne fait pas appel à la logique, à la loi ou aux droits, mais tient compte, dans une situation concrète et jamais reproductible, des relations entre les gens qui en font partie et du développement de celle-ci et donc des conséquences des choix pour l’avenir. Cette éthique du souci des autres, autre façon de traduire le mot care, serait, selon Gilligan, féminine (même si non exclusivement). Une morale des femmes ! L’idée n’est pas nouvelle, non plus que sa valorisation. Le problème est que l’on a toujours considéré, depuis le XVIIIème siècle, que cette morale était valable pour les affaires privées, la vie familiale, mais qu’elle n’avait pas sa place dans le domaine des affaires sérieuses, la politique. Aussi important que soit l’apport de Gilligan, celle-ci n’a pas réussi à déjouer le confinement de la morale des femmes dans le domestique. C’est la critique qui lui est adressée en particulier par Joan Tronto, dans un livre non moins important, Moral Bundaries qui vient enfin d’être traduit sous le titre Un monde vulnérable. Gilligan aurait plaqué, sur le développement psycho-cognitif les attentes sociales qui pèsent sur les femmes. Toutes les femmes ? Précisément non. Plus qu’une morale de genre, l’éthique du care, selon Tronto, est une morale sociale : celle qui se développe au sein des activités orientées vers les besoins des autres. Ces activités sont, dans l’espace privé ou salarial, souvent réalisées par des femmes mais aussi par des hommes, certes moins nombreux et généralement issus de certains groupes infériorisés par leur pays d’origine, leur couleur de peau ou leur orientation sexuelle. Bref, le care est avant tout l’affaire des subalternes[1].

S’intéresser au care signifie donc s’intéresser à une multitude d’activités, de situations de travail, de métiers très divers et diversement rémunérés ou qualifiés, mais qui ont en commun le souci des autres, entendu comme la réponse concrète apportée aux besoins. Le care désigne le travail réalisé pour maintenir sa propre vie, bien sûr, mais surtout la vie d’autrui qui en dépend. L’avantage d’une problématique aussi large est de surmonter, comme le théorise Joan Tronto, les fragmentations du care. Prenons aussi bien la petite enfance, le handicap, les dépendances du grand âge ou le soin des malades. Toutes ces personnes sont susceptibles d’être « prises en charge », « soignées », « assistées » ou « éduquées » par des professionnels et par des membres de leur famille (souvent des femmes). Dans les approches classiques, il est rare que l’on problématise comme appartenant à la même sphère de préoccupations et d’activités le travail des professionnels et celui des familles. À dire vrai, le travail des familles est même rarement analysé comme tel[2]. Le travail domestique n’est pas pensé comme un travail à part entière avec son empilement de contraintes. Beaucoup de femmes pourvoient ainsi aux besoins de différentes personnes (enfants, conjoint, proches dépendants, ascendants, etc.). Le care domestique[3] n’est pas non plus envisagé dans sa dimension temporelle de responsabilité sur le long terme, avec les risques d’essoufflement, de ras-le-bol, de découragement. Et l’on ne tient guère compte de sa dimension anxiogène : il n’est pourtant pas facile d’affronter les dépendances de ses proches. De l’autre côté, les familles ont souvent une représentation erronée du travail des professionnels dont elles méconnaissent à la fois les règles de métier comme les contraintes organisationnelles. Elles ont ainsi tendance à évaluer, parfois même à prescrire, le travail fait en institution sur le modèle de ce qu’elles ont elles-mêmes mis en œuvre dans l’espace domestique. Des soignantes en gériatrie racontent par exemple que la femme d’un patient, lequel communique peu du fait d’une maladie de Parkinson, impose que celui-ci soit mis au fauteuil après le déjeuner pour regarder la télévision (ce qu’il faisait chez lui avant d’être placé en institution) alors que les soignantes pensent qu’une sieste au calme lui serait aujourd’hui plus profitable. La vie quotidienne dans les institutions gériatriques est émaillée de ce type de conflits où  raison est souvent donnée à la famille (au motif que « le client est roi ») mais pas forcément à l’avantage du patient. Une problématique englobante en termes de care permet de surmonter les malentendus entre professionnels et familles (ou bénéficiaires directs du care quand ils sont en mesure de s’exprimer) en postulant une continuité du care et une commune préoccupation. Auquel cas, il n’y a plus un qui a tort, l’autre qui a raison, un qui doit obéir, l’autre qui a la prérogative d’imposer, mais la nécessité d’échanger pour construire ensemble des réponses qui soient les plus adéquates possible. Ce n’est pas facile, car cela implique de surmonter bien des préjugés de part et d’autre. Pour les familles, cela implique de considérer les professionnels du care comme des experts dans le domaine. Or, quand il s’agit, comme c’est souvent le cas, d’un personnel féminin peu qualifié et, au moins dans les grandes villes et leurs alentours, fréquemment d’origine étrangère, cela ne peut pas se faire sans un soutien très ferme de ces personnels par leur hiérarchie de proximité comme par les directions d’établissement. S’intéresser au care, signifie donc faire confiance à celles qui le font. Telle n’est pas forcément la tendance actuelle, en tout cas en France, où les discours sur les soignant(e)s maltraitant(e)s en gériatrie font autant de dégâts que, en leur temps, les discours sur les « mauvaises mères » des autistes. Je mets ces deux situations en parallèle parce qu’ensemble elles nous alertent sur le fait que, si l’idéologie de genre tend à associer femme, mère, bonté et dévouement, cette idéologie a tôt fait de se retourner contre les femmes qui font un travail de care difficile. Si ça ne marche pas comme cela devrait, c’est forcément de leur faute à elles ! C’est bien pourquoi toute analyse du care requiert encore aujourd’hui une perspective féministe, c’est-à-dire capable, comme disait Sarah Kofman, d’une « lecture soupçonneuse » des discours dominants sur les femmes.

À partir du moment où l’on admet que le care n’est pas à confondre avec l’amour des femmes ou la chaleur de gens des tropiques, ni son absence avec leur méchanceté ou leur indolence, mais qu’il s’agit d’une activité toujours contextualisée, on admet aussi que les responsabilités se déclinent à plusieurs niveaux : celui des personnes engagées dans le travail de care, celui des institutions qui en organisent les conditions, celui des citoyens et des décisions politiques qui encadrent le tout. Nous sommes tous destinataires potentiels du care, nous sommes tous également responsables de sa place dans la Cité. Comment, dès lors, faire remonter les préoccupations du care dans l’espace public ? Un travail important est mené, un peu partout dans le monde occidental, pour faire reconnaître qu’il s’agit d’abord d’un travail. Et ce n’est pas gagné. Ainsi, par exemple, en Colombie, les femmes des quartiers populaires qui n’avaient pas de crèche se sont organisées pour que certaines gardent chez elles les enfants des autres : ce fut la naissance des mères communautaires. Ce travail bénévole a été récupéré par les institutions étatiques… mais les « mères », qui voudraient maintenant s’appeler éducatrices communautaires, ne sont toujours pas rémunérées en tant que travailleuses, bien qu’elles soient contrôlées comme de vraies professionnelles sur le plan de l’hygiène de leur domicile ou des activités qu’elles proposent aux enfants. Elles touchent actuellement une sorte de prime en dessous du salaire minimum, ont obtenu de haute lutte l’accès à la sécurité sociale, mais leurs droits à la retraite restent très faibles. On constate un écart incroyable entre la reconnaissance symbolique dont elles jouissent au sein de la société colombienne où elles sont considérées comme de véritables héroïnes de la société civile et leurs conditions de vie très précaires, d’ailleurs ignorées par la plupart de leurs concitoyens. Les mères communautaires sont exemplaires des ambiguïtés politiques qui caractérisent souvent la reconnaissance des travailleuses du care. Elles restent « femmes », « mères », c’est-à-dire « formidables », et cela « n’a pas de prix », alors pourquoi les payer ?

Politiser le care, c’est donc non seulement faire valoir la valeur du care au plan symbolique de la civilisation, mais en appeler à l’éthique de la justice. Il faut un arsenal de lois qui garantissent les droits des professionnelles à exercer leur métier dans des conditions décentes et il faut bien sûr réfléchir aux conditions qui autorisent que ces lois soient appliquées. Quand les femmes sont trop pauvres, ailleurs comme en Europe, que leur légitimité est faible du fait de leur origine sociale et/ou de migrantes, qu’elles sont happées par les angoisses du quotidien, elles sont prêtes à accepter, comme elles le disent, « n’importe quoi », non par soumission ou méconnaissance de leurs droits, mais par survie.

Sans une prise en compte collective et citoyenne de l’ensemble des problèmes soulevés par le care, la situation de celles qui le font ne peut que s’aggraver et d’autant que se multiplient les modes de garde et de soins à domicile, quasiment hors de tout contrôle. La privatisation du care et sa relégation dans des zones hors citoyenneté ne se feront qu’au préjudice du plus grand nombre, travailleuses ou bénéficiaires du care, professionnels ou non, en institution ou pas.

Cresson, Geneviève (2000) : Les parents d’enfants hospitalisés à domicile. Leur participation aux soins. L’Harmattan “ Logiques sociales ”.

Gilligan, Carol (1982) : In a Different Voice. Cambridge: Harvard University Press, traduction française, Une voix différente, Pour une éthique du care, Champs essais, rééd. 2009.

Kofman, Sarah (1980) :L’énigme de la femme. La femme dans les textes de Freud. Éditions Galilée.

Paperman, Patricia ; Laugier, Sandra éds. (2005) : Le Souci des Autres: Éthique et politique du Care. Vol. 16. Paris: Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales.

Tronto, Joan (1993) : Moral Boundaries: A Political argument for an ethic of care. New York: Routledge ; traduction française, Un monde vulnérable. Pour une politique du care, Editions La Découverte, Paris, 2009.

Molinier, Pascale ; Laugier, Sandra ; Paperman, Patricia : Qu’est-ce que le care ?, à paraître Petite Bibliothèque Payot, novembre 2009.


[1] Les métiers et activités du care permettent aussi bien « l’intégration » des minorités dans le marché du travail et une relative mobilité sociale pour les plus diplômés qu’un réel confinement dans des activités sous-rémunérées, voire non déclarées, pour les moins diplômés et/ou les plus récemment arrivés.

[2] Pour une exception, voir le livre de Geneviève Cresson, 2000. .

[3] Sur le care domestique, voir Aurélie Damamme et Patricia Paperman dans Qu’est-ce que le care ?, à paraître 2009.

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