Le Care à corps & les accords du Care

Le care est l’œuvre d’un sujet pensant et incorporé pour un autre sujet pensant tout aussi incorporé mais provisoirement ou durablement empêché dans son pouvoir d’agir et/ou de penser. C’est hors de portée d’une machine.

Les Français ont une secrétaire d’Etat à l’économie numérique : Nathalie Kosciusko-Morizet. Cette dernière a voyagé au début de cette année en Corée du Sud et au Japon pour mieux comprendre cette avant-garde technologique. Elle dit ainsi : « Au Japon, il m’a semblé que la population était plus travaillée par la crise sociale que la crise économique. Du coup cette crise sociale les amène à porter un regard différent sur le numérique. Beaucoup d’applications sont ainsi orientées vers l’assistance aux personnes âgées, car ce qui les traumatise actuellement c’est le vieillissement de la population. Donc, j’ai vu beaucoup de domotique, de robotique. Ils le disent clairement et ils assument : pour eux l’avenir de la robotique, ce sont des robots qui servent le thé aux personnes âgées. »[1]

Nous pouvons bien imaginer des robots, les cousins évolués de ceux qui ont construit notre limousine, servir le thé. Ils pourraient même le faire en dansant convenablement une cérémonie du thé avec un fond musical synchronisé, sans renverser la moindre goutte, avec une efficacité absolue… Mais, si cela résout l’immense problème de l’hydratation des vieux Japonais, est-ce bien là le problème premier de l’âge avancé ?

Nous qui prenons souvent le thé savons bien qu’il s’agit avant tout d’un geste social, chargé d’affects qui le rendent supportable même à ceux et celles qui préfèrent la bière ou le pastis. Ce geste d’humanité, qui porte une attention soutenue à l’autre, qui se soucie de l’autre, qui prend soin de l’autre tout en se souciant du monde, a souvent les allures et la réalité d’un travail.

Peut-on imaginer qu’un technocrate, délirant de toute-puissance et bardé d’efficience, puisse un jour prochain programmer un machin autotracté dispensateur de thé et capable d’humaine attention ? En attendant le truc, il nous semble important de continuer à compter sur nos forces vives et nos intelligences curieuses profondément incarnées.

Quant à la petite enfance, nous devinons à l’affût les groupements patronaux et managers de bidules qui rêvent de remplacer ce qu’ils appellent  “les papesses du pampers’’ par des machines obséquieuses et lucratives.

Pour nous, il est clair que le care n’est pas une mécanique, fût-elle à commande numérique.

Mais est-il enseignable ?

Si nous avons à l’esprit une multitude de situations où le care est pratiqué, nous n’en avons pas où il est évidemment enseigné. Sa transmission est sans doute plus discrète encore que sa pratique qui fait pourtant l’objet d’accords normatifs entre les travailleur.se.s comme spécialistes invisibles des ajustements évolutifs. Nous voyons bien les gens discuter, négocier et valider de nouvelles manières de faire, mais nous ne trouvons pas trace d’enseignement aux novices.

Situation de travail d’une éducatrice :

Elle marche avec six enfants d’environ trois ans. En fait elle boite légèrement. Au bord de la route, elle est très tendue, exigeante et disciplinaire bien au-delà de son habitude. Arrivée dans le parc, la tension disparaît. Quand on lui demande ce qui se passe, elle répond que courir lui est douloureux encore. Puis elle ajoute que sans la possibilité de piquer un sprint elle est obligée de doublement contenir son groupe.

Dans ce métier, comme dans bien d’autres, il est nécessaire d’être en pleine possession de ses moyens physiques et c’est quand ils viennent à manquer que l’on remarque leur importance dans le “bien travailler’’. C’est au mal de dos que l’on mesure l’importance de pouvoir prendre dans les bras pour calmer et soigner. C’est aux courbatures que l’on comprend l’importance de travailler pliée, toujours quarante centimètres trop bas. Mais c’est bien à cette hauteur que l’attention et la présence doivent s’effectuer. Bien sûr les ergonomes nous enseignent les bonnes manières de se courber, mais le care semble s’exercer très souvent de la “mauvaise manière’’, dans l’instant il faut s’adresser à l’enfant qui reste trop près du sol, dans l’urgence il faut rattraper celle qui chute et il faut que les gestes soient justes pour qu’ils portent. Pour faire leur métier les éducatrices doivent être rapides à la course pour parer au danger, souples pour pouvoir plier l’échine, endurantes pour tenir le coup… Devant les pleurs d’un bébé désespéré, elles doivent contenir leur propre souffrance pour générer de la quiétude avec leur corps, devant un enfant hurlant de colère, elles ne doivent pas embarquer dans un embrasement si elles visent l’apaisement… A chaque fois, elles engagent leurs corps dans un rapport de proximité à l’autre ; et cet engagement ne tient ses promesses que s’il est ajusté à la situation. Ni trop fort, ni trop mou. Ni trop près, ni trop loin. Ni trop doux, ni trop rude… Et quand elles ne peuvent pas, elles s’efforcent de trouver quelqu’un ou quelqu’une qui puisse.

Situation de travail d’une éducatrice :

René hurle depuis trois ou quatre minutes, il cicle. A deux reprises, alors que l’énergie des cris semble décroître, l’éducatrice tente de s’approcher en parlant. L’enfant recule et hurle de plus belle. L’éducatrice se redresse, lance un regard à sa collègue et s’éloigne.

Elle dira en passant : « Là, c’est trop, j’en peux plus. »

En connaissant son visage, vous avez saisi l’ampleur de son agacement. Et parce que c’est quelqu’une qui vous est proche, vous pratiquez l’euphémisme ; en fait, elle est exaspérée. Beaucoup plus loin qu’agacée. Puis, vous mesurez sa fatigue de s’être efforcée et d’avoir échoué.

C’est vrai que travailler c’est affronter la résistance du réel, faire l’expérience de l’échec et continuer. Le travail a besoin d’une certaine obstination. Dans cette situation, le care butte sur la fatigue et s’obstiner aurait nui à René. Dans ces conditions vouloir réussir à maîtriser la crise ne peut que signifier l’abandon de l’attention portée à l’enfant. Dans un monde où la performance totale est la condition de la réalisation de soi, l’échec est assez mal vu. Pourtant, le care compose avec l’échec et la délégation à la collègue a l’air si simple qu’elle force l’admiration de ceux qui travaillent sur des objets ou des personnes objectifiées.

Pour reprendre les mots de Deleuze, la fatigue c’est quand on ne peut plus réaliser et l’épuisement c’est quand on ne peut plus possibiliser[2], le travail du care ne peut être l’œuvre ni des fatiguées et encore moins des épuisées.

Toutes les imbécillités meurtrières et managériales qui prônent l’intensification du travail devraient nous y faire penser.

Situation de travail d’une éducatrice :

Julia, trois ans à peine, est malade ce matin. C’est la deuxième fois qu’elle vomit en une heure. L’éducatrice a appelé les parents. La mère de Julia a promis de venir le plus vite possible. Pour la deuxième fois l’éducatrice nettoie le visage de l’enfant. Elle contient à grand peine son dégoût et ôte doucement les habits souillés. Julia récupère, l’éducatrice se décompose.

L’éducation des jeunes enfants est clairement située dans le soin dû aux jeunes corps avec leurs déjections, leurs sanies, leurs odeurs et leurs maladies subites. Personne ne peut l’ignorer, un quart d’heure de stage  suffit à le rendre évident. Un corps ça ingurgite et ça rejette plus ou moins heureusement. Suivant les circonstances de sa vie, l’éducatrice fait plus ou moins facilement face. Il y a des dégoûtations subites et temporaires avec lesquelles passer le relais à un.e collègue est aisé. Si systématiquement le sale boulot, qui est très souvent un boulot sale, est délégué, on peut douter d’une collaboration durable. Le care a lieu là aussi où les corps sentent au double sens du terme, là où ils produisent des odeurs et là où les sens disent quelque chose de ce qui se passe entre les humains.

Aparté premier :

Les  tristes ingénieurs de la formation, qui travaillent durement à l’augmentation de la productivité éducative, ont concocté une très jolie pyramide hiérarchique qui risque bien de systématiser la délégation du sale boulot aux subalternes. Il est même possible que quelques éducatrices y trouvent leur compte. Il nous appartiendra de dire si cela détruit les espace du Care et le cas échéant de chercher à l’empêcher.

Pour l’instant, il nous semble assez improbable de distinguer un care propre d’un care salissant dans les métiers de l’éducation de jeunes enfants. Un jour, il sera peut-être l’heure d’interroger la division du travail dans les métiers où une telle différence s’est structurée…

Nous avons vu travailler bien des éducatrices confrontées à des difformités du corps. Toutes et tous ont montré une belle aisance à se centrer sur la dignité des corps malmenés ou empêchés. Ce qui semble si difficile au commun des mortels devant un corps amoché a l’air plutôt facile pour les professionnelles. Pour quelques-unes les stages en milieu spécialisé ont solidement établi cette pratique, pour les autres cela tient de l’évidence qui ne sait pas où elle s’est élaborée. Si cet accès à la dignité de l’autre s’apprend, nous ne savons pas très bien comment.

Situation de travail d’une éducatrice :

Fred, 5 ans, déborde de colère. Il vient de jeter une pierre à la tête de Solange et tente de frapper l’éducatrice qui le contient. Il réussit à lui ajuster quelques coups de pied. Cris et vociférations de Fred, l’éducatrice ne dit rien, elle tient. De l’extérieur cela ressemble à une empoignade d’une violence stupéfiante. Alentour les grands et les petits sont tétanisés, le temps est suspendu. Puis ça se desserre un peu. L’éducatrice pose l’enfant à terre et l’étau de ses bras devient étrangement une accolade. Il y a des mots puis des phrases, confuses et indistinctes. C’est entre eux, avant de devenir avec les autres.

Contenir une explosion de violence c’est du care quand c’est bien fait. Au minimum ça signifie que les gestes de l’éducatrice ne nourrissent pas le délire de Fred et qu’à aucun moment elle ne se laisse déborder par quelque chose qui pourrait devenir sa propre colère. Cela devient de la belle ouvrage quand elle ajuste sa force à la force déployée par l’enfant. Son effort de contention, qui est un exercice violent, devient doucement une fermeté contenante quand la tension s’atténue. Les coups qu’elle a pris n’ont pas conjugué deux colères symétriques. Il lui en restera peut-être quelques bleus, mais la certitude d’avoir bien fait son travail. Quand la colère enfantine est tombée et que Fred, qui a repris le contrôle de lui, reste proche de l’éducatrice, il y a comme un avenir éducatif possible. Celles et ceux qui ont été stupéfaits par la violence éprouvent timidement la permanence du lien et cela tient en respect la peur qui menace.

Dans cette histoire, un rien spectaculaire mais en rien exceptionnelle, l’éducatrice a préservé la blessée, pris soin du blesseur et restauré la vivabilité du groupe. Nous ne connaissons pas de grille d’évaluation des compétences qui puisse rendre compte d’un tel travail. Pour ceux et celles qui s’y collent au quotidien ce n’est pas un coup fumant, c’est “simplement “ du bon boulot. Ils et elles n’en attendent pas moins, mais demeurent inexplicablement incapables de rendre tangible ce qu’est la finesse de leur travail.

Quand on juxtapose le travail du care dans les lieux d’accueil de la petite enfance et le travail du care dans les établissements médico-sociaux, il semble se creuser un fossé imprécis entre ces lieux et entre leurs pratiques.

Au premier abord, cela tient à l’ordre des générations. Dans les EMS, on prend soin de ceux qui s’amenuisent et vont mourir. Dans les centres et espaces de vie enfantine, on s’attelle à éduquer ceux qui grandissent et vivront après nous. La mort n’y tient pas la même place. Le travail n’est pas de même nature. La logique générationnelle fait que les enfants deviendront grands et finiront d’une manière ou d’une autre par prendre soin de ceux qui s’en sont occupés.

Au second abord, le fossé pressenti s’amenuise. Que l’autre auquel on porte attention et pour lequel on s’efforce soit mourant ou grandissant, il devient sensible que le vivant ne s’arrête pas à l’individu. Paradoxalement le travail du care s’exerce pour et sur une personne qui a un nom, une histoire et des liens avec d’autres dans une préoccupation qui dépasse cette relation d’un humain avec un autre humain.

Aparté second :

Pourtant, le travail du care nous fait comprendre que le souci du monde opère comme condition à la durée de l’humanité. Ce qui devrait pour le moins relativiser les impératifs productifs de la guerre économique annoncée et ridiculiser cette ambition mortifère de substituer des robots au travail d’humanité.

En guise de conclusion abrupte :

Si les affaiblis sont l’objet du care, ils restent des sujets capables de penser, parfois de dire ou de faire quelque chose de ce qui leur est fait.

Les pratiques du care, comme toutes les pratiques humaines, sont socialement et historiquement construites. Elles engagent la responsabilité de ceux et celles qui s’y collent et participent à la construction du monde vécu dans l’idée d’un monde possible.

Il n’y a pas de protocole du care. C’est à inventer ou plutôt à ajuster dans chaque situation. C’est un travail où l’on est obligé de faire preuve d’intelligence situationnelle ; il s’appuie sur des savoirs constitués et des savoirs expérientiels en bricolant dans l’urgence et la nécessité du quotidien avec la préoccupation de demain.

Nota Bene : Dans ce texte les éducateur.trice.s sont devenus assez systématiquement des éducatrices. La lourdeur graphique de ces formulations est dissuasive, mais nous en avons maintenu quelques-unes par considération pour cette infime minorité du genre masculin dans le métier. Nous considérons avec bienveillance les minorités, même celles qui ont exercé une domination écrasante des siècles durant.

Nous avons achoppé sur les corps objets et sujets de désir dans les rapports de care avec des enfants. S’interroger sur ce sujet vous place immédiatement au milieu d’un champ de mines et nous ne sommes pas prêts.


[1] Le Monde, dimanche 8-lundi 9 mars 2009.

[2] L’épuisé, par Gilles Deleuze, in Quad de Samuel Beckett, éd. de Minuit 1992.

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