Tous les livres ne se valent pas!

Regard critique sur un certain type de littérature enfantine

En déambulant dans le rayon littérature enfantine d’une librairie, mon œil est attiré par un petit livre jaune. C’est le nom de l’auteure qui a capté mon regard : Filliozat, la figure de proue de l’éducation positive[1]… Etonnée de découvrir qu’elle écrit des livres pour les enfants, j’attrape l’ouvrage. Il s’intitule Bien communiquer (sans violence)[2]. La page de couverture nous informe encore qu’il s’agit de « trois histoires pour une communication réussie dans la vie ». J’ai de la peine à en croire mes yeux.

On connaissait l’envahissement du management dans nos vies privées, l’incitation de chacun·e à être « entrepreneur ou entrepreneuse de soi-même », à œuvrer à sa propre « employabilité », à la construction de son propre bonheur aussi, qui devient une question de volonté personnelle et de travail sur soi. Nous avons vu déferler les « bonnes techniques » pour trouver un emploi, gagner correctement sa vie, mais aussi être en bonne santé physique comme mentale et, bien sûr, être de bons parents. Le monde de l’éducation, lui aussi, regorge de programmes divers et variés (signe avec moi, parler bambin, kimochis, les amis de Zippy, etc.), censés rendre plus efficients les enfants de demain. Désormais, en lisant ce petit livre, ils et elles seront capables de maîtriser la communication avec leurs amis ou leurs parents, sur le modèle de ce qui s’enseigne dans le monde de l’entreprise…

C’est ainsi que nous suivons les aventures d’Aya, qui s’est fait chouraver son cadeau d’anniversaire par sa meilleure amie. Sa maman, qui a visiblement suivi les cours de madame Filliozat, et son frère cadet (lui aussi semble avoir été formé aux mêmes techniques) vont l’entraîner à affronter cette situation. Et c’est là que cela dérape gravement, à mon avis : Aya va successivement évacuer sa colère en frappant un coussin, puis s’entraîner à dire non, à « parler en je ». Elle va aussi réaliser des « jeux de rôle » afin de se préparer à résister… De retour à l’école, grâce à sa manière habile de communiquer ses émotions et ses besoins, elle récupérera l’objet de toutes les convoitises… J’hésite entre rire ou pleurer.

Et ce n’est que le début des hostilités… Dans le deuxième épisode, nous découvrons Lucien, déguisé en « supercomcom », le super-héros de la communication. Il va apprendre à Simon, le frère d’Aya, comment gérer des parents difficiles et impatients. On dirait la version enfant de Comment négocier avec les gens difficiles[3]. Dans le troisième épisode, nous assistons à des disputes à répétition dans la fratrie. Les parents font leur autocritique et reconnaissent que c’est entièrement leur faute, car ils sont trop stressés, n’écoutent pas assez leurs enfants et passent trop de temps à faire les tâches quotidiennes. Il faut donc « remplir les réservoirs affectifs de chacun ». Sans rire, le papa se met au flipchart et un colloque s’organise : brainstorming et développement d’un projet de sortie en famille décliné par étapes et heure par heure. L’heureuse aventure se termine par un bilan final et des propositions d’amélioration… A ce moment-là, j’ai eu comme un sentiment d’étrangeté… J’ai hésité entre me pincer pour quitter ce cauchemar et chercher où était cachée la caméra.

Cette scène fait curieusement écho à celle que Kusturica avait tournée dans l’un de ses premiers films[4] : un père de famille réunit toute la maisonnée pour un « conseil de famille », il se révèle rapidement que, sous l’allure démocratique du procédé, c’est une forme de totalitarisme qui se dessine…

La psychologie positive, qui s’est largement répandue, dans les entreprises comme dans nos vies privées, « entérine l’idée selon laquelle la richesse et la pauvreté, le succès et l’échec, la santé et la maladie seraient de notre responsabilité » (Cabanas et Illouz, 2018, p. 17). Elle fait donc reposer celle-ci entièrement sur les individus, niant l’implication des inégalités sociales ou la responsabilité des collectifs. Avec, pour effet collatéral, de générer culpabilité et anxiété chez les individus qui ne peuvent plus n’en vouloir qu’à eux-mêmes d’être malade, chômeur ou pauvre, par exemple. C’est ce que je trouve ici particulièrement retors : non seulement les parents sont désignés comme ­directement responsables des conduites de leurs enfants, mais les enfants sont incités à croire que, grâce à l’application des techniques apprises dans le livre, la qualité des relations dans la famille repose entre leurs mains. Je me demande aussi ce que gagneraient réellement les enfants à vivre dans ces « entreprises familiales » aux relations si étrangement pacifiées et comment ils pourraient s’échapper de ce monde si parfait, pour construire leur propre subjectivité et s’émanciper.

Néanmoins, rencontrer ce type de livre, c’est peut-être l’occasion de se rappeler que tous les livres ne se valent pas. Mettre à disposition des albums pour les enfants, leur raconter des histoires est important. Comme le rappelle Bruel, « l’offre de lecture adressée aux enfants et aux jeunes est politique » (2022, p. 14). Pour commencer, tous les enfants n’y ont pas le même accès. « L’abondance des livres jeunesse et la prospérité du marché ne saurait faire oublier l’inégalité économique, sociale et culturelle qui entrave, en aval, les différents accès à l’offre de littérature jeunesse » (Bruel, pp. 32-33). Les lieux d’accueil ont incontestablement un rôle à jouer pour permettre à tous les enfants de rencontrer les livres. Au-delà de cette mise à disposition, il s’agit également de déterminer selon quels critères les choisir et en vue de quelle finalité. Là-dessus, je vous propose d’écouter les propos de Rateau (2013, p. 137), du réseau français Quand les livres relient, qui cherche à favoriser la rencontre entre des adultes et des enfants autour des livres:

« Parce que nous lisons des livres d’images, nous découvrons des merveilles, des œuvres d’artistes qui, comme toute œuvre d’art, nourrissent nos imaginaires, élargissent nos regards sur le monde, questionnent nos connaissances, suscitent nos doutes, enrichissent nos langues, interrogent nos sensations… et nous permettent de découvrir ce que je nomme une jouissance intellectuelle qui rencontre chacun dans sa dimension d’être désirant.

Ces albums, riches de créativité, évoquent des familles, des naissances, des relations humaines et filiales, des désirs de paternité, des rejets et désirs d’enfants, des histoires d’amour et de haine, des joies, des rigolades, des aventures inimaginables, des vies extraordinaires, des deuils, des sentiments paradoxaux, des ambivalences, des jeux avec la limite… et tant d’autres choses encore ! »

On mesure l’écart entre ce dont parle cette auteure et le livre précité… Lire un album à un enfant, dans le but de lui enseigner quelque chose passe à côté de l’essentiel à mon avis. Et que penser de ces lectures qui visent à lui inculquer des comportements, à le formater en quelque sorte ? Ce qui compte vraiment, c’est la rencontre à trois – l’adulte, le livre et l’enfant. C’est de pouvoir ensemble s’émouvoir, s’étonner, s’interroger, se laisser emporter par l’histoire et les images. C’est partager des regards : les enfants s’attachent à des détails de l’histoire ou des images qui vont parfois nous surprendre et vice-versa. C’est penser et tisser ensemble des mondes nouveaux, et se construire une culture commune. Cela engage autant l’adulte que l’enfant.

Michelle Fracheboud

Bibliographie

Bruel, Christian (2022), L’aventure politique du livre jeunesse, La fabrique, Paris.

Cabanas, Edgar ; Illouz, Eva (2018), Happycratie: comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies, Premier Parallèle, Paris.

Rateau, Dominique (2013), « Quand les livres relient… », Spirale N°67, pp. 130-140.

 

[1]-Au sujet de l’éducation positive, voir Fracheboud, Michelle (2017) « La pédagogie positive, et autres business pédagogiques : petit tour d’horizon critique », Revue [petite] enfance N°124, pp. 60-67.

[2]-La référence exacte est : Limousin, Virginie ; Filliozat, Isabelle ; Veillé, Eric (2022), Bien communiquer (sans violence), Nathan, Paris.

[3]-Ury, William (2006), Comment négocier avec les gens difficiles. De l’affrontement à la coopération, Seuil, Paris. Un classique de la négociation dans le domaine professionnel.

[4]-Kusturica, Emir (1981), Te souviens-tu de Dolly Bell ?

Grenade gigogne – Collectif CrrC
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