Voie lactée L’allaitement par monts et par vaux

L’allaitement a aujourd’hui « la cote » : il est promu par l’OMS jusqu’à l’âge de six mois au moins, on ne compte plus les blogs qui racontent des histoires de mères épanouies par l’allaitement de leur enfant. Cet engouement va jusqu’au point qu’on trouve sur la Toile des recettes de desserts et de petits plats « au lait maternel ».

L’allaitement est perçu comme quelque chose de naturel, relevant du domaine privé et intime, chaque femme étant soi-disant libre de son choix. Une exposition, présentée par l’Université de Genève[1], met en lumière un projet de recherche mené par des historien∙ne∙s et des anthropologues[2], et montre que c’est loin d’être aussi simple. L’allaitement ne se réduit pas à un acte purement physique, lié à notre condition animale ni à une relation intime entre la mère et l’enfant, relevant uniquement de la sphère privée. Au contraire, il est saturé d’éléments culturels et politiques[3].

En témoigne pour commencer les nombreux mythes d’allaitement interespèces tant dans le monde antique qu’au Moyen-Age. L’exemple le plus célèbre, rappelé dans l’exposition, est bien entendu celui de Romulus et Rémus allaités par une louve. Derrière ces récits, se trouve, entre autres, l’idée que les qualités de la nourrice (physiques, morales, spirituelles ou de noblesse) sont censées se transmettre par le lait. Vers la fin du Moyen-Age, de nombreuses images représentent des mères allaitant tout en lisant, associant ainsi nourriture physique et nourriture de l’esprit. Ces représentations ont traversé l’histoire.

C’est ainsi que de nombreuses prescriptions et recommandations ont été rédigées par des médecins tout au long de l’histoire afin de choisir la nourrice idéale. Petit florilège : au IIe siècle après J.-C., Soranos conseille de choisir une nourrice qui soit « tempérante, sensible, ce sera une Grecque, et elle aimera la propreté »[4]. Au XVIIe, les femmes de la campagne, voire les femmes dites « sauvages », sont considérées comme meilleures car plus proches de la nature. A l’opposé, une allégorie de la Nature de Desrais (1794) montre une femme blanche allaitant deux enfants : l’un à la peau pareillement blanche tandis que l’autre est clairement de type africain. Ce dessin est à replacer dans le contexte colonial de l’époque : il s’agit d’un des « discours coloniaux dominants de l’époque qui vise à blanchir le sang des Noirs, ici par le biais d’une Mère Nature blanche ». La Nature a de curieux visages parfois…

Parallèlement à ce discours normatif, et dans une période où l’allaitement mercenaire est la règle, les médecins préconisent pourtant l’allaitement par la mère. « Ces contradictions illustrent que la naturalité de l’allaitement dans ces discours médicaux est mise au service d’une idée politique de la Nation qui s’affirme dans la séparation explicite des classes et des races. Les enfants des classes aisées doivent être élevés et nourris par des corps et des esprits exemplaires… et les autres ? »

Un élément m’a frappée dans cette exposition : elle montre qu’aujourd’hui comme hier, les femmes sont prises en étau entre des attentes sociales contradictoires, on attend d’elles qu’elles soient belles et féminines, mais aussi qu’elles soient avant tout « mères », ainsi la mode de porter des habits qui dévoilent les seins au XVe siècle est-elle fortement décriée, car on reproche à la femme de vouloir séduire alors qu’elle devrait réserver l’usage de ses mamelles à l’enfant. On désire qu’elles travaillent ou remplissent leurs devoirs sociaux, comme au XVIIIe siècle, mais pourtant, elles devraient aussi allaiter leurs enfants… et ces discours sont toujours produits par des hommes. Le monde a peu changé : aujourd’hui, on attend des femmes qu’elles reprennent leur travail dès que l’enfant a seize semaines, qu’elles s’y montrent performantes et efficaces, mais le monde médical préconise dans le même temps un allaitement maternel exclusif jusqu’à 6 mois au moins, maintenu ensuite en complément d’autres aliments jusqu’à deux ans… Bref, quoi que nous fassions, nous sommes à côté.

Une personne présente dans la salle durant la visite guidée à laquelle j’ai participé a raconté l’anecdote suivante qui me semble exprimer parfaitement cette ambivalence : sur son lieu de travail (une administration publique), à la faveur d’une rénovation, a été créée une salle d’allaitement pour les mères. Celle-ci a donné lieu à de multiples discussions : pouvait-elle être conjuguée avec l’infirmerie ou devait-elle être dédiée uniquement à l’allaitement ? Pourtant se questionnait ce visiteur, où sont les enfants censés être nourris dans ce lieu ? L’établissement ne comportant pas de crèche intra muros, il est à parier que cette salle restera une coquille vide, tandis que les employeurs pourront se targuer de tout faire pour permettre la fameuse « conciliation vie familiale vie professionnelle ».

A côté, d’accord, mais libres de choisir, disions-nous. Voyons voir. L’exposition met en avant que le nourrissage du petit enfant est intrinsèquement lié non seulement à des questions de représentations, mais aussi à des questions économiques et sociales. Ainsi, c’est le développement de la pasteurisation et des transports qui va permettre l’usage du lait de vache, sucré et coupé d’eau, comme substitut au lait maternel. Du coup, le lait, qui était jusque-là peu consommé, a connu un essor incroyable. Bénéficiant de l’image du lait qui permet au nourrisson de grandir et de se développer, il a représenté l’aliment parfait. L’élevage s’est intensifié, les vaches ont désormais été sélectionnées en fonction de leurs capacités laitières. Il est amusant de constater qu’en parallèle à cet essor économique, des films d’archives nous montrent des incitations fortes faites aux mères pour, après le sein, passer au lait de vache plutôt qu’à la nourriture solide. L’industrialisation a ensuite permis la fabrication d’un lait en poudre de plus en plus adapté aux besoins de l’enfant. A la même époque, l’OMS réduit drastiquement ses recommandations concernant la durée de l’allaitement au sein, et les prescriptions des médecins concernant l’allaitement se révèlent si compliquées qu’il devient héroïque de réussir à allaiter… Jusqu’aux scandales que l’on sait concernant Nestlé et les autres producteurs de lait dit « maternisé » qui n’ont pas hésité à produire une publicité agressive dans des pays où la qualité de l’eau n’était pas assurée, menant au décès de nombreux enfants. 

Cette prise de conscience du peu de moralité du monde économique n’est sans doute pas sans lien avec le retour de la promotion de l’allaitement. Pourtant, ironie du sort, l’industrie s’est aussitôt saisie de ce nouveau marché. L’exposition met en évidence les nombreux produits manufacturés proposés aux mères afin de les aider à être de bonnes nourrices :  tire-lait manuel ou électrique, tétines ressemblant au mamelon, téterelles, tisanes et j’en passe… Le must restant, selon moi, les « coquillages d’allaitement en pur nacre » (un rapide passage vers le Net vous permettra de vérifier que cela n’est pas un canular), qui permettraient de protéger le mamelon et de l’hydrater « de façon naturelle ». L’objet surfe clairement sur la vague du développement durable en se présentant comme naturel dans un joli emballage en partie en papier kraft, recouvert de plastique. Je ris toute seule en écrivant ce texte et en m’imaginant, moi, qui ai effectivement allaité mes deux enfants (cette précision pour vous signifier que je ne suis pas contre l’allaitement) avec deux morceaux de coquillage collés sur le bout de mes seins… La société de consommation nous prend vraiment pour des crétines !

Les positions concernant l’allaitement ne sont donc jamais défaites des questionnements qui habitent la société. Aujourd’hui, dans un monde qui devient inéluctablement fini, et dont nous devons apprendre à gérer les ressources avec plus de parcimonie, l’allaitement est beaucoup mis en avant comme la manière « naturelle » de nourrir un enfant. Avec les années, j’ai pris l’habitude de me méfier de ce qui est présenté sous cette étiquette. Cette exposition nous y invite également. Elle déconstruit l’idée longtemps retenue que, dans le passé de l’humanité, la pratique était d’allaiter l’enfant de manière exclusive, puis si cela s’avérait impossible, de lui fournir une nourrice et, en dernier recours, de le nourrir d’une autre manière, avec du lait animal par exemple. En effet, les recherches des archéologues ont permis de mettre en évidence que, dans l’Antiquité déjà, étaient utilisées des poteries servant de biberon, voire de tire-lait. Aujourd’hui, les chercheurs pensent que les trois formes de nourrissage ont été très tôt dans l’histoire de l’humanité utilisées en parallèle.

Mais je suis également sensible au fait qu’une partie du mouvement féministe voit dans l’allaitement une manière de résister à la société de consommation. Allaiter, à sa manière, sans tenir compte des préceptes divers, serait une manière de s’affranchir du monde médical, dominé par les hommes, une manière de revendiquer aussi que, parmi les tâches humaines, celles qui sont accomplies par les femmes n’ont pas moins de valeur que celles accomplies par les hommes. Il n’y a jamais de réponse simple.

Ce qui m’amène à penser que, dans notre travail en crèche, nous devons prendre garde à ne pas nous faire instrumentaliser par les prescripteurs, quels qu’ils soient, afin de diriger les mères vers telles ou telles pratiques. Mais plutôt, être à l’écoute de leurs points de vue sur la question et, sans être naïfs sur la réelle liberté totale de ce choix, nuancer certaines croyances et les aider si nécessaire à pouvoir suivre leur propre démarche concernant le nourrissage de l’enfant, dans le respect des enjeux complexes qui habitent chaque femme. Je pense à une situation concrète : une mère qui fréquentait la structure d’accueil dans laquelle je travaille allaitait son enfant au moment de l’adaptation. Son souhait était de poursuivre cet allaitement exclusif après la reprise du travail, mais rapidement des problèmes sont apparus : il était compliqué pour la maman de venir allaiter durant la journée et elle ne parvenait pas à tirer son lait, tout au moins pas des quantités suffisantes. Du coup, l’enfant avait faim durant la journée, et la maman se sentait en tension entre sa représentation de son rôle de mère, sa décision de reprendre le travail bien affirmée également et la réalité physique des corps qui venait contrecarrer ses plans. Les éducatrices de la nurserie ont néanmoins su ne pas la brusquer, engager un échange dans lequel celle-ci se sente libre de la décision qu’elle allait prendre, tout en lui donnant les informations dont celle-ci pouvait avoir besoin. Cela nécessitait aussi de pouvoir tolérer que l’enfant ai un peu faim durant une courte période. La maman a ainsi pu prendre le temps de décider de ce qu’elle voulait faire et trouver un compromis qui lui semblait acceptable en introduisant durant la journée un lait en poudre sans huile de palme. Tous les choix devraient pouvoir être acceptés pareillement, de la mère qui allaite son enfant de deux ans à celle qui décide de ne pas allaiter du tout. Il me semble que nous devons nous efforcer d’avoir une approche émancipatrice plutôt que normative, tant avec les enfants qu’avec les parents.

A l’inverse, il est particulièrement grave que l’UNICEF se soit mêlé de la question l’été passé, réduisant le débat à un tweet absurde et culpabilisateur : « L’allaitement stimule la santé d’un enfant, son QI, ses performances scolaires et son revenu à l’âge adulte.»[5]

Comme le dit l’un des panneaux de l’exposition : « L’allaitement maternel pose et repose une question essentielle : à qui appartient le corps féminin ? »

Michelle Fracheboud

[1] Voies lactées : l’allaitement : représentations et politiques, UNIGE, Genève, du 8 février au 1er avril 2017.

[2] Le projet de recherche, nommé « Lactation in history », a rassemblé 19 chercheurs des universités de Genève, Fribourg et Lausanne sous la direction de Foehr-Janssens Yasmina ; Solfaroli Camillocci Daniela ; Dasen, Véronique et Maffi, Irène.

[3] Il faut entendre ici « politique » au sens large, soit ce qui est relatif à la cité, à l’organisation sociale, aux affaires publiques.

[4] Toutes les citations sont tirées de l’exposition.

[5] https://twitter.com/unicef_fr/status/760156942308413440.

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