Transactions sociales 2 – Le secret des choses

Il y a des mots comme ça, ils nous renvoient à des souvenirs de jeune fille rangée, et ainsi en va-t-il de « transactions sociales ». Car « pour entrer dans le secret des choses, il faut d’abord se donner à elles »[1] – et la notion de transactions sociales peut être comprise dans ces quelques mots des Mémoires de Simone de Beauvoir.

L’idée de « secret des choses », premièrement. On l’a suggéré dans la chronique précédente, la réalité sociale n’est pas un état stable, ni directement visible à l’œil nu, perceptible et compréhensible une bonne fois pour toutes. C’est plutôt une activité discrète, subtile et permanente de construction, de déconstruction et de reconstruction, un courant sous-jacent de micronégociations, d’affiliations et de désaffiliations, un mouvement infime et intime de heurts, de quêtes, de sursis et de persévérances. C’est une fourmilière dont la forme générale paraît intangible, mais qui est concrètement en transformation perpétuelle et dont l’image détaillée, à peine saisie, n’existe déjà plus. Cela pose un problème majeur à qui souhaite s’assurer de la maîtrise et de la compréhension fine des choses, car la réalité, pensée en termes de mouvements fins, n’est par définition pas réductible à une idée, une recette, une croyance ou une certitude, globales et figées par définition. Chaque chose et chaque être a certes sa propre logique de fonctionnement, mais celle-ci développe des variations et produit des effets inégaux selon les circonstances. Le « secret des choses » ne réside alors pas dans les choses en elles-mêmes, mais dans les liens qui les réunissent momentanément et les révèlent passagèrement. Autrement dit, il est raisonnable de ne pas trop préjuger du monde et d’accepter l’idée que nous avons la plupart du temps, juste devant nous, quelque chose que nous ne connaissons pas à découvrir, quelque chose que nous ne savons pas à apprendre et à faire.

Quant à l’idée de « d’abord se donner », elle exprime au premier degré celle de rendre possible une réciprocité, dont l’absence dans la relation ou l’interaction cause l’impossibilité d’une transaction, instituant alors la relation et l’interaction comme aveugles et stériles : parce que l’effet de cette absence de réciprocité est simplement d’installer les protagonistes dans l’« état de corps morts », c’est-à-dire « non activés » par le lien. Cela veut dire qu’il ne suffit pas qu’il y ait relation et interaction, et que c’est la réciprocité active qui est la substance même du lien : le secret des choses.

Quel est le lien concret avec l’éducation professionnelle de la petite enfance ? L’« EPE[2] transactionnelle » fait confiance à l’intelligence de l’enfant ; elle pense qu’en prenant le risque de considérer sérieusement les indications produites par l’enfant, elle va, dans l’espace créé par la distance qu’elle garde avec lui, pouvoir entrer dans des transactions certes relativement imprévues, mais dont le but est de trouver le meilleur modus vivendi sans qu’aucun×e des deux partenaires ne doive se compromettre. Cela nous renvoie précisément au concept de moment pédagogique développé par P. Meirieu[3], selon qui, au centre de l’action éducative, se trouve « la résistance de l’enfant à la volonté de l’éducateur, et le travail de l’éducateur sur cette résistance »[4]. Le moment pédagogique est donc « l’instant où, tout à la fois, [l’éducateur] est porté par l’exigence de ce qu’il dit, par la rigueur de sa propre pensée et des contenus qu’il doit transmettre, et où, simultanément, il aperçoit un [enfant] concret qui lui impose un décrochage, un décrochage qui n’est, en rien, un renoncement »[5]. Ce qui est décrit ici, c’est l’image d’un×e EPE qui ne suit plus uniquement ses idées, ses principes, ses croyances, ses savoirs, mais qui cherche à percevoir ceux de l’enfant, à y accéder, à les prendre en compte, et qui développe ensuite l’exploration avec lui de la meilleure façon d’associer ces deux perspectives. Il s’agit de sans cesse ajuster, ou remodeler les préceptes que nous activons, afin de les rendre pertinents et judicieux pour la situation dans laquelle nous agissons de concert avec l’enfant. C’est bien l’action commune entre l’adulte et l’enfant (la transaction) qui produit ce savoir adéquat à la situation : « La pédagogie n’est pas la thérapie : alors que, dans la seconde, la connaissance précède très largement l’action, dans la première c’est l’action qui rend possible la connaissance ; l’inventivité pédagogique permet d’explorer avec l’[enfant] une multitude de possibles. »[6]

L’EPE transactionnelle est alors celle qui, dans son activité avec l’enfant, va coproduire avec lui des connaissances et des règles situationnelles favorables à tous deux. Favorables à elle en tant qu’elle y manifeste et y développe explicitement ses compétences professionnelles dans le respect des règles de l’art, et à lui en tant qu’il est considéré comme un partenaire pouvant, dans un cadre donné, voir réellement prises en compte et mises en œuvre sa personnalité, ses aspirations et ses compétences. Oui, « pour entrer dans le secret des choses, il faut d’abord se donner à elles ».

La Rémige

[1] Simone de Beauvoir. Mémoires d’une jeune fille rangée. 1958.

[2] Educatrice de la Petite Enfance.

[3] La pédagogie entre le dire et le faire. Philippe Meirieu. 1995. ESF éditeur. Paris.

[4] Idem. p. 55.

[5] Idem. p. 56.

[6] Idem. p. 77.

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