Usages et mésusages

Petite transaction sociale à usage régulier

Sybille vient d’avoir une année. Elle aime manger et souvent elle est impatiente. Elle a son petit caractère comme on dit parfois entre nous. L’assiette devant les yeux, elle ne peut attendre le temps de la bavette, alors on la lui met un petit peu avant. L’assiette devant les yeux, elle pousse aussi de petits cris et l’assiette devant les mains, elle les plonge à l’intérieur. Les mains c’est bien avec le pain, les mains c’est pratique avec les frites, les mains c’est adéquat avec la pizza, les mains ça ne va pas trop avec le sirop…

L’usage de la cuillère étant de mise, surtout si la composition du repas rime avec épinards et purée, il faut trouver des solutions. Lui permettre de prendre la cuillère et s’essayer à la purée est un début de transaction. Transaction entre son envie de manger et ces autruis que représentent les normes d’hygiène, le savoir-vivre à table, les bonnes manières. Le problème peut être le résultat : les éclaboussures d’une part (à la garderie nous sommes assez décontractées face à ce genre d’incidents), le plus compliqué étant la difficulté de Sybille de bien réussir à viser sa bouche en gardant le contenu dans la cuillère… avec le risque bien présent de ne pas pouvoir se sustenter rapidement ! L’issue vocale stridente emplissant la pièce et perturbant passablement l’atmosphère. La transaction passe par la possibilité de se munir d’une seconde cuillère que l’éducatrice utilise en complément de celle de Sybille. Repas à plusieurs voix (Sybille, l’éducatrice, les autres enfants, la collègue, les parents…) qui simplifie la vie de la collectivité, mais qui permet quand même une marge de manœuvre et d’autonomie pour l’enfant.

Petite transaction sociale à usage modéré

Jérémy arrive de mauvaise humeur. Il croyait que c’était papa qui l’amènerait et non, c’est maman. Il a deux ans et ce matin une dent contre sa maman. Ça arrive ! Barbara l’éducatrice va devoir composer avec cet imprévu. Discuter, négocier… oui, mais maman est pressée, car elle aussi pensait que ce serait papa ce matin. Le facteur temps et le facteur espace (ingrédients essentiels de la transaction) vont se conjuguer pour tenter et réussir une séparation en douceur. Rapidement trouver une échappatoire : « Jérémy, et si aujourd’hui tu allais prendre le petit déjeuner avec ton frère au réfectoire, cela fait plusieurs fois qu’il me semble que tu en as envie, t’es d’acc ? Dans le même mouvement, Barbara se dirige déjà vers le réfectoire (suivie de la maman et de son enfant), qui est en direction de la sortie, et cela permet de modifier la dynamique. Un coup d’œil aux éducs des écoliers pour s’assurer que c’est possible (Barbara est tranquille, elle les connaît suffisamment pour savoir que c’est possible), vérifier l’accord de Jérémy (il est intrigué et même ravi) pour ensuite l’installer à la table des grands. Laisser, voire encourager la maman soulagée à dire au revoir… et disparaître…

Petite transaction sociale à usage unique (pour l’instant)

Ophélie est curieuse, joyeuse, pleine de vie, emmerdeuse et « imiteuse »… Elle nous complique la vie surtout pendant le moment de la sieste. Voilà t’y pas qu’elle a décidé de s’approprier tous les doudous des autres enfants, surtout et avant tout LEUR LOLETTE, alors qu’elle n’en a jamais eue. Catastrophe. Dans un premier essai de transaction, nous lui avons proposé des peluches de la crèche et une de nos lolettes de réserve attachée à une « patoune ». Le tout ressemblant comme deux gouttes d’eau au kit qu’elle avait emprunté. Fort de ce nouveau trésor, qu’elle s’est empressée d’exhiber à ses parents, le problème nous est revenu en corner. Avec raison, ces derniers n’étaient pas du tout contents de la tournure des événements. Une Ophélie avec lolette ne pouvait rentrer dans leurs représentations. Il fallait agir vite. La solution est venue le jour d’après de leur part. Comme Ophélie faisait ses dents et que ce besoin de mâchouiller existait aussi dans leur maison, ils avaient acheté (avant l’épisode mentionné) une espèce de sucette dure que la petite pouvait mettre en bouche et mastiquer. Ils nous en ont apporté un exemplaire que nous pouvions lui donner au moment du coucher. L’affaire était provisoirement réglée.

Petites transactions sociales à usages multiples

Romain est fatigué. C’est la fin de la journée. Il a trois ans, il a bien joué, modérément dormi et franchement mal mangé. Il a besoin de rouspéter. C’est souvent à ce moment que sa maman survient. Comme exprès pour compliquer les retrouvailles et le départ, nous sommes en train de lire une histoire. Transaction simple et banale de fin de journée de la part des éducs qui permet de tenir malgré la fatigue. Romain ne va pas lâcher sa mauvaise humeur sous prétexte que Maman est là. Il tient un livre donc un os, il ne va pas « se laisser partir » sans anicroche. Maman aussi est épuisée, cela se lit dans ses yeux, cela se voit à sa démarche, cela se perçoit à sa voix. Si la fin de l’histoire se lit sans problème, les « j’en veux une autre, t’es venue trop vite, tu…, je… » pointent le bout de leur nez. Rebecca l’éducatrice se soulève et prend dans sa pile de livres celui qu’aucun enfant n’a encore lu. « Tiens Romain, prends-le à la maison, tu le liras ce soir avec maman et tu nous le ramèneras demain. Tu peux le feuilleter pendant que je fais la retransmission. » Quelques phrases plus tard, Romain a mis son butin dans ses mains et il se dirige vers son casier. Le départ peut débuter.

Le lendemain matin, le livre et Romain reviennent. Ce dernier est pressé, il a des choses et un livre à raconter.

Petites transactions sociales à usage éphémère

Le coup des deux cuillères, on ne me le fait plus, semble dire ou penser Emma. Je maîtrise l’outil, qu’on me laisse faire seule. Si vous pointez le bout de la cuillère, je me mets en colère. Alors, patiemment et discrètement, Julie la stagiaire remplit la petite cavité de morceaux de carottes par-ci et de bouts de poulet par-là. C’est éphémère, le temps d’une cuillère.

Petite transaction sociale à usage tempéré

Vincent arrive à 9h37 et nous, nous sommes sur le départ. Il reste un bonnet à mettre et la pharmacie à embarquer. Le cortège désorganisé d’enfants (ils sont treize d’environ deux ans) se dirige cahin-caha vers la porte bleue. Avant de l’atteindre, Vincent, son lapin blanc et sa maman, un peu essoufflés, pointent le bout de leur nez. « Ah, vous sortez déjà ! » « Oui, on y va, il a fait si froid, cette fois le soleil est là ! » Maman dit au revoir, Vincent en serrant fort lapin blanc dans ses bras lui fait un petit signe de la main. Il se laisse emporter par le départ, lapin blanc n’y est pas étranger.

La règle pourrait s’énoncer une fois de plus : les doudous ne vont pas dehors ; on les perd /tu le perds, tu ne veux plus le porter, il va être tout sale, tous les autres enfants voudront prendre le leur, et puis, c’est la règle.

Eh bien non, cette fois, lapin blanc sera de sortie. Ne nous a-t-il pas sauvé la mise ? On n’en est pas complètement sûr, mais un départ serein vaut bien un lapin.

Petite transaction sociale à usage diversifié

Sidonie est « éclatée », elle part en vrille. On n’en peut plus. On négocie : «  Et si tu allais chez les moyens un moment ? » A Valentine, sa meilleure copine : «  Tu veux y aller aussi ? » Le oui de la deuxième (on comptait dessus) fait office de sésame. Les deux compères filles et non commères se précipitent dans le secteur voisin. Vite, vite vérifier avec les collègues que c’est possible. « Ce serait bien pour nous si Valentine et Sidonie pouvaient venir un moment, on en prend volontiers 3 ou 4 en échange. »  Lucien et Tom ont entendu nos propos, ils s’invitent spontanément. Notre oui les réjouit. Je rajoute pour ma collègue voyant aussi ici un duo excité : « Si tu as besoin, tu peux nous envoyer encore Nadège, je lui avais dit avant le goûter qu’elle pourrait venir faire de la balançoire. » Nadège est également d’accord de venir. En quelques minutes tout se pacifie. Chez eux, chez nous. On en a donné deux, on en a pris trois. Mais ce n’est pas une question de nombre, pour un moment de calme, il nous est arrivé d’en prendre six.

Petite transaction sociale à usage calculé

Le printemps boude, la pluie et les gastéropodes rigolent. Les trotteurs ont pris un gobelet de yogourt par enfant, ils partent à la chasse aux escargots, aux vers de terre. Ils sont pressés et contents. Hubert n’est pas encore là. Léa, l’éducatrice, avertit la nurserie du parcours prévu de leur escapade. Pour si jamais. Hubert va sûrement arriver plus tard. Direction le Jardin, où nous avons une parcelle parmi les autres. Le butin est maigre, mais la course est folle. Arrivés au jardin, nous observons les premières salades et les premiers radis, même si ce ne sont pas les nôtres. Nous avions oublié Hubert, et pourtant lui, sa maman et sa petite sœur de 1 mois débarquent au milieu de notre balade. Justement nous venons de trouver un escargot dans le compost. A l’insu de son plein gré, ce dernier va nous faciliter la séparation. Hubert l’observe sans le toucher et une partie des enfants observe la petite sœur cachée dans le sac ventral de la maman. Un escargot, quelques excuses et deux brins de romarin plus loin, la maman repart et Hubert nous donne la main.

La transaction sociale suscite des peurs, de l’incompréhension, du malaise, des réticences, des envies, des blocages, du changement, du questionnement, de l’air frais.

Elle nécessite des connaissances fondamentales sur les spécificités du public accueilli tant au niveau sociologique, culturel qu’anthropologique, et, parallèlement, elle demande une connaissance intime et située des enfants et des familles, elle sollicite des savoirs sur la notion de pouvoir, elle réclame du doigté et de l’aisance relationnelle, elle oblige à relativiser les modèles établis, voire à les questionner et à les modifier. Elle est prise de risque, invention, intervention.

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