A corps perdu, à corps défendant

Il y a des mots comme ça, ils ont leur antonyme, avec lequel ils créent des catégories qui divisent le monde. C’est ainsi que nous avons « les bonnes et les mauvaises » (chômeuses, migrantes, pauvres, que sais-je ?). Nous avons aussi « celles qui se dépensent, et celles qui s’économisent », « celles qui ne calculent pas et celles qui calculent », ou encore « ces équipes qui tiennent et ces équipes qui craquent ». La catégorisation est en soi une comparaison qui appelle des éclaircissements. L’analyse peut par exemple souligner que, contrairement à ce que suppose la logique, quand le travail devient nocif, « se donner » est plus avantageux que « s’économiser » : la parcimonie de soi n’est pas une bonne option en cas de danger.

Pourtant vivre, ou survivre, car c’est de cela dont il s’agit, est-ce vraiment un choix ? La question de la « survie » au travail a cours en soubassement, comme une rivière souterraine qui ne vient à la surface qu’en cas de trop-plein. Lorsqu’on s’y retrouve, alors « l’essentiel en enfer est de survivre »[1]. Mais peut-on se contenter de survivre, de vivre en mourant à petit feu ? Sinon, comment passe-t-on de la survie à la vie ? « On ne peut survivre sans s’inventer. »[2] L’état de survie ne peut être le seul horizon, lorsqu’elle ne vise pas son propre dépassement, la survie est une vitrification – une pétrification. Qui aspire à être vitrifiée ?

Pourtant, est-ce vraiment judicieux de séparer catégoriquement celles qui tentent de se protéger de la réalité et celles qui tentent de la réinventer ? « La pire difficulté pour l’individu créateur, c’est de réfréner l’entêtement à vouloir catégoriser le monde à son image. »[3]

Prenons les choses autrement. De quoi est fait un collectif de travail ? Il est fait de disputes professionnelles, de combats, d’exubérance et d’excès, de dons de soi, mais aussi de non-dits, de renoncements, de trahisons, de routines stériles et d’inerties, de joies et de succès partagés, de complicités et d’affection, etc. La seule question à se poser est : comment ces choses s’organisent-elles ? Cherchons la logique des actes, non leur sens. « Les vérités différentes en apparence sont comme d’innombrables feuilles qui paraissent différentes et qui sont sur le même arbre. »[4] Celles d’entre nous qui peuvent penser à partir de ce qu’elles ignorent, et non seulement à partir de ce qu’elles savent, doivent le faire. Notre nuit est aussi importante que nos lumières : c’est elle qui nous entoure et nous enveloppe.

Nous sommes toutes plongées dans un abîme, à corps perdu ou à corps défendant, peu importe la façon de tomber, nous sommes unies au-delà de notre manière d’échouer.

L’énigme est que ce qui nous fédère est également ce qui nous désolidarise : l’enfant. Chaque feuille croit personnifier l’arbre, alors qu’aucune n’existe sans lui. Chaque feuille n’est pas exposée aux mêmes conditions d’ombre et de soleil, chacune toutefois soutient l’arborescence. Et là encore, cette idée : nous sommes une partie d’un tout que nous ne voyons et ne comprenons pas. Comment accepter de n’être qu’une feuille sur l’arbre que constitue chaque enfant que nous rencontrons ? 

La Rémige

 

[1]-Michel Audiard.

[2]-Mario Claudio.

[3]-Henry Miller.

[4]-Gandhi.

Retour en haut