Les forces de la beauté

En lisant L’enfant et la beauté de Bernadette Moussy[1]

«Dans cet instant où la beauté, après s’être longuement fait attendre surgit des choses communes, traverse notre champ radieux, lie tout ce qui peut être lié, allume tout ce qui doit être allumé de notre gerbe de ténèbres. »[2]

René Char

C’est un petit livre (120 pages), ponctué d’enfants émerveillés d’un rien très ordinaire ou, parfois, éblouis par un surgissement exceptionnel. Moussy les observe (elle appelle ça un « espionnage affectueux »), s’engage dans un jeu ou se tient en retrait, et nous raconte au fil des pages combien ils sont sensibles et intelligents au monde. Ces présences enfantines sont l’essentiel et le charme de ces pages.

Qu’ils jouent à faire semblant, de princesse dansante à marchande généreuse (qui n’a rien compris à l’économie de marché), ils disent ce qu’ils font de ce qu’ils comprennent et un peu de ce à quoi ils tiennent, là, dans l’instant. Les adultes devraient écouter cette sagesse plutôt que s’échiner à pontifier du côté d’une rationalité bien pauvre. Les métiers de l’éducation ont cette fâcheuse tendance à l’ergotage explicatif qui éteint l’attention curieuse nécessaire au travail éducatif. Que ce soit au musée (devant les œuvres encensées), à la crèche ou à la maison (devant les exigences du temps qui file), les adultes, professionnel·le·s ou parents, inondent l’espace d’un blabla encyclopédique qui se perd dans les limbes de la vacuité.

Moussy pose pourtant une question vitale : « Que savons-nous vraiment de ce que les enfants aiment et que signifie se mettre à la portée des enfants ? Ne sommes-nous pas en train de les enfermer dans ce que nous pensons leur convenir ? » La forme interrogative qu’elle donne à son propos est une pure politesse sociale.

Pour les mécréants (dont je fais partie), l’usage pléthorique de mots comme spiritualité, harmonie, mystère de la vie, ondes émises par la nature, enfant intérieur, etc. coince un peu. Je reste assez méfiant devant ce qui renvoie à la divine providence ou à la toute-puissance de la destinée. Mais peut-être s’agit-il seulement de mon héritage politique…

L’auteure, dans sa conclusion, écrit : « Notre monde égalitaire et uniformisé, ne supporte pas que la beauté suggère qu’il y ait des différences et des hiérarchies. » Là, je m’emballe un rien et trouve que notre monde ne peut absolument pas être qualifié d’égalitaire. Petite colère qui précise que le désaccord n’est pas un danger mortel, ni une raison valable pour jeter le livre à la tête de la première éducatrice qui passe.

Moussy vit depuis longtemps entourée des pédagogues historiques, elle devait ici aussi leur accorder une place de choix.

Si Rousseau aime la simplicité, il évite de convoquer la beauté. Pestalozzi est plus explicite : « Les enfants sentirent bien vite qu’il existait en eux des forces qu’ils ne connaissaient pas, et surtout ils acquirent un sentiment général de l’ordre et de la beauté. »[3]

Makarenko, alors que, pour la première fois, il vient de frapper un jeune du groupe, obtient de ces souvent voyous d’effectuer un travail de bûcheronnage. Il écrit dans son Poème pédagogique : « A ma surprise tout se passa à merveille. Je travaillai avec eux jusqu’au repas. Nous abattîmes des pins déjetés dans la forêt. Les gars étaient renfrognés en somme, mais l’air pur et glacial, la beauté des bois aux arbres couverts de lourdes chapes de neige, le gai concert des scies et des haches, firent leur effet. »[4]

Pour quelqu’un qui pensait se faire découper en rondelles à coups de hache, c’est un indéniable succès pédagogique !

Kergomard qui œuvre à l’ouverture des écoles maternelles françaises écrit, en pensant aux enfants de Ménilmontant : « Je voudrais enfin inspirer l’horreur du mal par la contemplation du bien, l’horreur du laid par la contemplation du beau. »[5]

Montessori n’est pas avare du beau, elle écrit : « Nous affirmons que les écoles devraient être aussi des institutions qui favorisent la beauté car la beauté est l’un des indices d’une vie saine. » ou encore : « Si l’école veut devenir un lieu d’observation de la vie elle devra accueillir le beau. »[6]

Il arrive que les historiques nous parlent d’aujourd’hui.

Bernadette Moussy a su vieillir sans assassiner son enfance; ça se sent dans la belle manière qu’elle a d’écouter les enfants qui croisent sa route.[7]

Jacques Kühni

« Nous avons eu huit ans nous avons eu quinze ans
Et nous avons vieilli noirci l’aube et la vie
Les hommes et les femmes que nous n’aimions pas
Nous n’y pensions jamais ils ne faisaient pas d’ombre
Nous avons vieilli le gouffre s’est peuplé
Nous avons reproduit un avenir d’adultes »

Paul Eluard7

[1]-Moussy, Bernadette (2019), L’enfant et la beauté, Chronique Sociale, Lyon.

[2]-Char, René (1971), [1955], Recherche de la base et du sommet, Poésie / Gallimard, Paris, p. 170.

[3]-Cité par Moussy, op. cit., p. 97.

[4]-Makarenko, Anton, Poème pédagogique, première partie, Editions en langues étrangères, Moscou, p. 33.

[5]-Citée par Moussy, op. cit., p. 101.

[6]-Citée par Moussy, cp. cit., p. 106.

[7]-Eluard, Paul (1971), [1953], Poésie ininterrompue, Poésie / Gallimard, Paris, p. 74.

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