Le collectif de travail, une ressource pour la santé au travail

Le modèle de l’activité collective articule le travail collectif et le collectif de travail (Caroly, 2010)[1]. Le travail collectif a pour fonction la négociation de contraintes et la transmission des gestes professionnels pour gérer les situations critiques. Le collectif de travail a pour fonction de partager des critères sur le travail « bien fait » (le travail de qualité pour les professionnels). Il contribue à construire des relations professionnelles au sein de l’équipe, fondées sur des règles de métier, de la reconnaissance des compétences et de la confiance entre collègues. Ce collectif de travail apparaît indispensable à étudier et à développer dans un modèle d’analyse de l’activité collective visant à réguler des risques. La fonction de l’activité collective dans la gestion des risques permet de réélaborer les règles pour faire face à des situations critiques, donnant ainsi des possibilités d’agir pour l’individu sur son milieu. Le collectif de travail a pour enjeu de participer à la préservation de la santé individuelle. Il est un des facteurs protecteurs pour prévenir les troubles musculo-squelettiques (TMS) et les risques psychosociaux (RPS).

L’objectif de cet article est double : 1° montrer que les différentes formes de travail collectif rendues possibles par l’organisation du travail favorisent le développement du collectif de travail, 2° définir le collectif de travail comme une ressource pour la santé au travail.

Pour illustrer les relations organisation du travail, collectif et préservation de l’usure professionnelle, prenons un exemple dans le domaine de la petite enfance. Il s’agit d’une situation dans le secteur de l’enfance d’une collectivité locale, menant un programme de préservation de sa santé 2018[2]. Dans ce secteur, une unité accueille dix bébés de 3 à 18 mois, l’effectif est de quatre éducatrices à mi-temps. Le groupe d’enfants est composé de deux tiers de grands (12 à 18 mois) et d’un tiers de petits (3 à 12 mois). Les besoins, les rythmes des enfants entre ces deux tranches d’âges sont très différents. Les petits mangent et dorment en fonction de leurs besoins physiologiques, chacun avec un rythme personnalisé; les grands suivent un horaire de repas et de sieste collective. Les petits apprécient un environnement calme, où ils peuvent s’éveiller, sans être surpris par le bruit ou un mouvement extérieur brusque. Les grands sont prêts à explorer leur environnement en touchant, grimpant, poussant, s’enthousiasmant, donc en faisant du bruit. L’équipe a déjà débattu des difficultés rencontrées pour tenter de trouver une solution de répartition des enfants par éducatrice en fonction de leur âge. Une s’occupe des petits et l’autre des grands, mais la différence d’effectifs des enfants selon leur tranche d’âge (plus de grands que de petits) conduit à une impossibilité de répartir la charge de travail entre les éducatrices. Les éducatrices se sentent coincées dans des choix organisationnels insatisfaisants, la fatigue physique et mentale survient. On observe ici une situation critique (déséquilibre des effectifs) et une activité empêchée pour les éducatrices, d’où la recherche d’une solution dans le travail collectif pour gérer les contraintes.

Le référent santé de cette institution travaille avec l’encadrement de proximité pour trouver une solution organisationnelle moins coûteuse pour la santé des éducatrices. Jouer sur les flux d’entrée et de sortie des enfants n’est possible pour rééquilibrer avec des âges moyens que dans du long terme, ce qui risque de provoquer de l’usure des personnels. L’encadrement de proximité décide de ne pas remplir les groupes en effectif le temps de gérer la situation critique et d’éviter l’absentéisme qui pourrait être encore plus néfaste pour le fonctionnement quotidien de l’unité. Il s’agit d’une réélaboration des règles, car la collectivité locale attend que les unités soient à taux plein de remplissage. Cette réélaboration a été rendue possible par un positionnement de l’encadrement de proximité : connaissance du travail, soutien des régulations des éducateurs et création de marge de manœuvre pour prévenir les risques psychosociaux. L’encadrement participe et soutient ici le collectif de travail de l’unité. L’activité collective amène à trouver une solution « domino » au sein du secteur de la petite enfance. Une autre unité accueille deux enfants d’une autre unité, libérant deux places dans cette dernière unité pour permettre d’accueillir deux enfants de l’unité concernée par la situation critique. Un cadre horaire est déterminé (moments du jeu le matin et l’après-midi, les enfants retournent dans leur unité pour le repas et la sieste). On observe ici le passage d’un collectif de travail (équipe de l’unité concernée) à un travail en réseau avec les autres unités, ce qui ne veut pas dire nécessairement la construction d’un collectif transverse.

Durant les premières semaines de la mise en place de cette solution domino, la difficulté réside surtout dans le passage des enfants d’une unité à l’autre : certains enfants n’ont pas envie et des questions nouvelles se posent : est-ce qu’on laisse un enfant retourner seul dans son unité ? Faut-il attendre l’arrivée d’un enfant pour en faire partir un autre ? Est-ce qu’on transfère simplement la surcharge sur une unité plutôt que de traiter le problème ?

On observe ici des questions organisationnelles qui reposent sur l’expérimentation d’une nouvelle forme d’organisation collective de travail. Peut-être qu’il aurait été intéressant de faire de la simulation organisationnelle pour favoriser le développement de l’activité collective.

Ces questions ont trouvé des réponses au cas par cas, au quotidien. Par exemple, réunir les enfants de deux unités pendant une demi-journée ensemble pour créer un cadre de sécurité affective, proposer à des grands des autres unités de venir jouer avec les bébés de l’unité concernée par la situation critique, etc.

Il apparaît ainsi que l’activité collective entre les unités enrichit la vitalité du collectif de travail de l’unité concernée et participe au développement d’un collectif transverse. Par contre, il faudrait pouvoir suivre les évolutions de cette transformation organisationnelle, des collectifs et des personnes pour savoir s’il s’agit véritablement d’une vitalité des collectifs. En effet, si cela est durable dans le temps avec des modifications profondes du métier et une ouverture du champ des possibles de l’organisation entre les unités, alors on pourra parler véritablement d’une vitalité des collectifs de travail.

De nombreuses études ne distinguent pas le travail collectif du collectif de travail, traitant de l’un, de l’autre ou des deux sans véritablement en définir les contours. L’expression « collectif de travail » ne doit pas faire oublier que « tout travail collectif n’implique pas de collectif de travail » (Weill-Fassina, Benchekroun, 2000, p. 6)[3]. En effet, le travail collectif peut nécessiter une simple coordination sans que l’équipe ait construit préalablement un collectif de travail. Pourtant, ce collectif participe comme nous l’avons vu dans l’exemple précédent à un travail collectif plus efficace et efficient.

Les nouveaux modes de gestion de la production (polyvalence, flexibilité, densité) marquent des évolutions du travail vers une fragilisation des collectifs de travail, pouvant être à la genèse de troubles de santé, notamment TMS et RPS (Roquelaure, Caroly, 2015)[4]. Parmi les déterminants et les facteurs organisationnels conduisant à des risques, le manque de collectif de travail est reconnu aujourd’hui comme une dimension importante à prendre en compte. Considérer le collectif de travail comme une ressource pour la santé au travail apparaît indispensable à investiguer pour prévenir les risques professionnels.

Wisner (1993)[5] citait déjà un nombre d’éléments contribuant à la construction d’un collectif de travail, sans le nommer explicitement dans ses écrits :

  • une connaissance réciproque du travail de chacun,
  • une confiance mutuelle dans les informations échangées et les actions effectuées,
  • une référence commune en termes de métier,
  • une référence commune sur l’état d’avancement du processus.

Le collectif de travail peut s’appréhender de trois façons : dans le rapport à l’action, dans les relations aux autres, en fonction de l’individu lui-même.

– On peut s’interroger sur l’efficience du collectif de travail dans l’action. Dans cette approche, le collectif de travail émerge de l’efficacité du travail collectif. Dans cette conception, l’acte collectif suppose un événement qui lui donne l’occasion de son existence, il ne préexiste pas véritablement à l’action. Un collectif ne se dissout pas sans risque et ne se reconstitue pas du jour au lendemain. Certaines fois, le collectif de travail préexiste à l’action collective, mais l’action collective est aussi le lieu de réalisation du collectif. Ainsi nous retiendrons qu’un collectif de travail n’existe pas indépendamment avec l’action.

Le collectif de travail renvoie au système d’appartenance, à la culture du métier. Le rôle des valeurs et de la culture est important dans la construction du collectif de travail. Dodier (1995)[6] distingue la solidarité technique de la solidarité humaine, qui présuppose une activité collective fondée sur un rapport d’appartenance et de partage de valeurs. Le sens du travail pour ceux qui travaillent ensemble, le rapport à des normes et des valeurs sont des conditions d’élaboration du collectif de travail. L’individu n’existe que dans la mesure où il contribue à l’histoire de l’établissement, où il devient un « être historique » et où il participe à la construction de « l’histoire collective ». Dans toute situation de travail, le travailleur est précédé par des « normes antécédentes », des « débats de normes » et des tentatives individuelles et collectives de « renormalisation » (Schwartz, 2000)[7].

– le collectif de travail correspond aux relations intersubjectives présentes dans l’activité. La notion de « vivre ensemble » (Dejours, 2008)[8], la dynamique des relations à l’intérieur des collectifs de travail a des effets considérables du travail sur la santé. La qualité des relations intersubjectives à l’intérieur des collectifs passe par la coopération et le jugement de beauté du travail (Dejours, 2008).

– Dans une vision développementale, l’analyse du travail se présente comme une « activité dirigée » (Vygotski, 2003[9]; Clot, 1999[10]). L’activité individuelle, caractérisée par le fait d’être dirigée vers les autres, émerge au cours de l’action des acteurs et s’objective en activité collective qui dépasse les individus et s’impose à eux. Le sujet occupe sa place dans le collectif en exprimant son style, en même temps qu’il est en rapport avec sa propre histoire et l’histoire du métier (le genre professionnel). Clot (2000) propose de regarder « le collectif dans l’action du sujet », c’est-à-dire la fonction psychologique du collectif de travail.

Il y a collectif de travail lorsque plusieurs travailleurs concourent à une œuvre commune dans le respect des règles (Cru, 1988, p. 44)[11], leurs propres règles d’action et les règles de métier. Le collectif de travail se constitue dans et par cette activité de production de règles, qui correspond à un ensemble d’autres buts que ceux définis par la tâche, qui sont plus personnels aux opérateurs concernant leur propre santé, leur sécurité ou la gestion de leurs systèmes d’activité.

Le collectif de travail a pour fonction d’assurer la dialectique entre soi et les autres. Plus exactement, il s’oriente vers deux grandes fonctions : le collectif de travail a pour fonction de donner du pouvoir d’agir à chacun et il contribue à la santé des opérateurs et des opératrices.

– le collectif de travail donne du pouvoir d’agir à chacun. Le pouvoir d’agir donné par le collectif de travail aux salariés crée des marges de manœuvre pour l’activité individuelle. Ainsi un collectif n’est pas « tout le monde pense ou fait pareil », il autorise plusieurs façons de faire. Ce pouvoir d’agir donné par le collectif de travail permet à l’agent de prendre soin de soi et de « prendre soin de son travail » (Fernandez, 2001[12]). Le pouvoir d’agir du sujet issu du collectif de travail pose de nouvelles questions sur les modalités d’organisation du travail, notamment de création des marges de manœuvre situationnelles. Le développement d’un collectif de travail participe à enrichir les différentes dimensions du pouvoir d’agir : le pouvoir d’agir, le pouvoir penser et le pouvoir débattre (Daniellou (1998)[13], qui sont ensemble des ressources de santé.

– le collectif de travail contribue, ainsi, à la santé. Le fait que les façons de faire de l’individu dans son activité soient légitimées par le collectif de travail, protège sa santé mentale (Davezies, 2005)[14]. Le collectif permet à l’individu non seulement d’opérer (Duraffourg, Hubault, 1993)[15] mais aussi, sur le plan subjectif, de construire son épanouissement et son engagement dans le travail. Le défaut de collectif de travail conduit l’individu au sentiment d’échec et d’incompréhension, le menace et peut, à terme, le pousser vers la maladie (Davezies, 2005).

Lorsque le collectif de travail n’existe pas, l’équipe peut se retourner en contraintes délétères pour la santé. L’équipe peut être un « grand malheur » dans le travail éducatif par exemple quand les membres ne soutiennent pas celui qui flanche ou celui qui est en difficulté vis-à-vis des personnes dont il est censé s’occuper (Villatte, Teiger, Caroly, 1997)[16]. Par exemple lorsque l’équipe n’est pas véritablement un collectif de travail, elle peut pousser chacun plus loin dans ses limites individuelles et prôner le dépassement de soi en prenant des risques professionnels. Dejours (1988) avait déjà indiqué dans ses travaux les possibilités d’aspects négatifs de l’équipe de travail dans la construction de défenses, de stratégies collectives, ne permettant plus d’être en contact avec les risques réels du travail. Mais là il ne s’agit pas véritablement d’un collectif de travail mais plutôt d’une équipe.

Le collectif de travail existe lorsqu’il est une ressource pour la santé, quand il permet véritablement la mise en œuvre d’une activité collective et dès lors qu’il s’inscrit dans un travail collectif (Caroly, 2010). C’est à la vitalité du collectif de travail que chacun doit pouvoir travailler, individuellement, collectivement, et aussi aux organisations du travail et aux pouvoirs politiques de le soutenir. 

Sandrine Caroly

 

[1]-Caroly, Sandrine (2010). Activité collective et réélaboration des règles : des enjeux pour la santé au travail. Document d’habilitation à diriger des recherches en ergonomie, Université de Bordeaux.

[2]-« Les risques psychosociaux : parlons’ en ». Soirée organisée par le programme Préservation de sa santé des professionnels de l’enfance de la Ville de Lausanne, 11 octobre 2018.

[3]-Weill-Fassina, Annie; Benchekroun, Tahar Hakim (2000). Le travail collectif : perspectives actuelles en ergonomie. Toulouse : Octarès Editions.

[4]-Roquelaure, Y., Caroly, S. (2015) “Work organizational and MSDs : a theoretical multidimensional and multilevel model focusing on the margin of maneuver”. ICOH Congress, June 1-5, Séoul, Korea.

[5]-Wisner, Alain (1993). « L’émergence de la dimension collective du travail ». Actes du 27e congrès de la SELF (pp. 173-183). Toulouse : Octarès Editions.

[6]-Dodier, Nicolas (1995). Les hommes et les machines. Paris : Métailié.

[7]-Schwartz, Yves (2000). Le paradigme ergologique ou un métier de philosophe. Toulouse : Octarès Editions.

[8]-Dejours, Christophe (1988). Plaisir et souffrance dans le travail. Tome 1. Paris : Edition de l’AOCIP.

[9]-Vygotski, Lev (2003). Pensée et langage (3e éd). Traduction de F . Sève, Paris : La Dispute.

[10]-Clot, Yves (1999). La fonction psychologique du travail. Paris : PUF.

[11]-Cru, Damien (1988). « Collectif et travail de métier ». In Chr. Dejours (éd). Plaisir et souffrance dans le travail (pp. 43-49). Paris : Editions de l’AOCIP.

[12]-Fernandez, Gabriel (2001). « Le corps, le collectif et le développement du métier. Etude clinique d’un geste de métier à la SNCF ». Education permanente, N° 146, pp. 27-34.

[13]-Daniellou, François (1998). Contribution au nécessaire recensement des repères pour s’affronter au TMS. Lyon : Anact.

[14]-Davezies, Philippe (2005). « La santé au travail, une construction collective ». Santé et Travail, N° 52, juillet 2005, pp. 24-28.

[15]-Duraffourg, Jacques; Hubault, François (1993). « Les ergonomes de langue française ne pratiquent-ils pas une “théorie implicite” du collectif ? » Actes du 27e congrès de la SELF. Toulouse : Octarès Editions.

[16]-Villatte, R. ; Teiger, C. ; et Caroly, S. (2004). « Le travail de médiation et d’intervention sociale ». In Falzon, P. (s / dir.) Ergonomie (pp. 583-601). Paris : PUF.

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