Un collectif occasionnel

Il existe parfois de belles surprises et de belles connivences. Cela a été le cas l’année dernière lors d’échanges, d’abord informels puis plus construits, avec la logopédiste d’un jeune garçon fréquentant la garderie.

Du côté du quotidien (K. K.)

Le nouveau groupe d’enfants est là, il s’organise, il s’ajuste. Nous (les éducatrices) de même. Il s’agit de prendre la mesure de chacun·e, de comprendre la nouvelle dynamique. Parmi le collectif des petits, l’un d’eux rencontre des difficultés de développement notamment autour du langage. Il a d’ailleurs été placé en crèche pour ces raisons. La famille est suivie de près par la pédiatre, nous avons eu quelques échanges et la « consigne » est d’être vigilant·e. Lors de ces discussions, j’apprends qu’un suivi logopédique au CHUV a été mis en place. Je suis la référente de l’enfant, cette situation me concerne directement.

Pour bien faire le travail et comme je ne suis pas toujours présente sur le groupe, avec mes collègues, nous construisons une grille d’observation simple à remplir par toutes afin que nous puissions noter les progrès, les difficultés, les interrogations, etc. La stagiaire du moment choisit parallèlement de faire son travail de maturité sur la question du langage. Une soirée est également organisée sur cette thématique. Nous pouvons dire que « le langage rôde ».

J’avais promis à la pédiatre de lui faire un retour dès la fin du premier mois de fréquentation. Une brève synthèse de la situation sera envoyée comme promis. Nous sommes confiantes, l’enfant progresse malgré les insuffisances encore présentes. Le texte ne sera pas suivi de réponse. Comment interpréter ce silence ? S’agit-il d’un désintérêt pour les propos tenus perçus comme futiles ou un surplus de travail non envisageable ?

Amorçage

Quelques semaines plus tard, je reçois un téléphone de la logopédiste du CHUV qui s’occupe de Sam (prénom d’emprunt). ­R. ­Marchal souhaiterait avoir mon avis sur l’évolution de cet enfant. Elle se sent un peu démunie, car il ne fait que peu, voire pas de progrès. De plus, elle trouve qu’il est difficile d’entrer en relation avec lui.

Pour moi, quelque chose prend déjà corps à ce moment-là. La voix, les mots utilisés pour parler de Sam, la prise en compte de mes réponses, la prise de risque de nommer ses propres difficultés, le temps passé ensemble au téléphone, sont autant d’indicateurs qu’elle me donne de son implication dans son travail et de notre collaboration possible. Je ne la connais pas, elle ne me connaît pas. Je ne pense pas qu’elle ait une connaissance approfondie du monde de la crèche, mais ses remarques et ses observations exhalent la prise au sérieux de son travail, avec un réel intérêt doublé d’une vraie curiosité pour Sam, sa famille et pour mon travail et mes propos (cela n’étant pas anodin). Elle est enthousiaste à l’idée que je lui fasse parvenir la courte synthèse que j’ai écrite pour la pédiatre. Elle se montre intéressée par les différentes pistes que nous avons repérées pour entrer en contact avec Sam. Il aime le téléphone, les jeux de cuisine avec la pâte à modeler, il est aussi très adroit avec les puzzles. Elle va tenter de s’inspirer de notre travail. Elle comprend et mesure qu’une progression a eu lieu et que cela pourrait encore s’améliorer. A ma proposition de venir observer Sam dans l’environnement de la garderie, elle se montre intéressée tout en m’avertissant qu’elle n’est pas sûre de pouvoir obtenir l’autorisation n’ayant pas eu l’occasion de faire une telle demande avant.

Cette première approche sera porteuse de plusieurs autres échanges. De chaque appel et de chaque courriel échangés, un tissage de travail commun se profile. Chacune d’entre nous prend appui sur les découvertes de l’autre, tient compte des améliorations perçues dans un lieu comme dans l’autre, se questionne sur les inquiétudes restantes. Je peux affirmer que dans chaque partage que nous avons eu, l’une comme l’autre nous avons su tenir compte et s’inspirer du travail de l’autre. R. Marchal a su reconnaître ma plus longue « pratique au quotidien » de cet enfant et les savoirs accumulés sur les compétences discrètes acquises au cours du temps. Je pouvais et savais mettre le doigt sur des savoirs sociaux, plus que langagiers, concernant cet enfant, et ils étaient porteurs, selon nous (les éducs), de progrès à venir. Par exemple au moment du repas, il n’hésite pas à dire « encore » quand il souhaite avoir plus d’un aliment et il ajoute « merci » quand on le ressert. Sa prosodie au téléphone de fortune trouvé dans la salle démontre qu’il comprend le rythme et la fonction des interactions langagières. Jouer à la dînette, cuisiner, donner à manger sont des acquis sur lesquels on peut s’appuyer. Il a une passion pour les noms des enfants de notre groupe, il les nomme tous. Dès les beaux jours, les jeux de ballon ont repris. Sa capacité à attendre le ballon, à le redonner et à s’ajuster au partenaire du moment était aussi pour nous des signes de progression. Les liens tissés au quotidien avec les adultes sont aussi porteurs. Il nous nomme, il vient plus spontanément sur les genoux, il a du plaisir à retrouver les lieux, les jeux, les autres enfants. La transmission de ce qui avait été rôdé à la garderie devenait une porte d’accès pour le travail de R. Marchal. « Ça a marché chez nous, cela va marcher avec vous. » Ses retours me permettaient d’affermir nos manières de faire et de nous réassurer dans nos appréciations concernant Sam. Les progrès souvent similaires pointés des deux côtés, une prise en charge individuelle et une prise en charge collective donnaient de la valeur à nos deux « travails » respectifs. C’est bien l’échange régulier, reprenant des éléments amenés autour de l’enfant, qui a permis la qualité de ce collectif auquel la famille a participé de façon périphérique, puisque les séances de logo avaient lieu en présence de la maman et les éducs échangeaient ouvertement avec les parents en présence de Sam. Des pistes étaient alors évoquées aux parents de part et d’autre pour améliorer la situation. Une circularité s’est instaurée entre tous les acteurs de manière ajustée. Je peux dire que nous avons eu l’impression de faire du bon et du beau travail ensemble.

Chaque retour envoyé à R. Marchal ou reçu d’elle a fait l’objet de discussion commune dans notre secteur. Ce que nous transmettions était validé par toutes et ce que nous recevions était lu en colloque ou à la disposition des collègues. Cela a construit une belle vitalité pour moi et entre l’équipe.

Du côté logopédie (R. M.)

Sam a été adressé en logopédie en raison d’un retard de langage : très peu de mots étaient présents dans sa langue maternelle (le tigrinya). Ce retard de développement tant en compréhension qu’en expression semblait entraîner des troubles de comportement. Effectivement, lors de mes premières séances avec Sam, je découvre un enfant qui accepte peu l’intervention d’un adulte dans son jeu, qui réagit peu aux activités proposées, qui lance les jouets et ne réagit pas à la douleur causée si ces objets atteignent un adulte. Au vu du contexte de bilinguisme dans lequel cet enfant évoluait (tigrinya-français), il m’a paru indispensable de contacter les intervenants les plus proches de lui afin d’avoir un regard plus global sur ses compétences langagières, interactives et, de manière générale, développementales. Effectivement, les parents de Sam ne parlant que quelques mots de français, il m’était très difficile d’obtenir des détails concernant ces différents domaines. C’est donc tout naturellement, et avec l’accord des parents, que je me suis tournée vers la garderie dans laquelle Sam se rendait trois fois par semaine.

Dès le premier entretien téléphonique avec la référente de Sam, K. Kühni, une réelle collaboration s’est établie. A l’autre bout du fil, une compréhension complète de la raison de mon appel m’a agréablement surprise et mes interrogations ont pu trouver des réponses claires, précises et illustrées d’exemples quotidiens concernant cet enfant. Cet appel téléphonique m’a également permis de saisir une demande, une inquiétude partagée par les parents, les éducateurs et la pédiatre concernant le développement langagier de Sam. Dès ce premier contact, il me semble qu’une certaine reconnaissance mutuelle a pu faire naître cette collaboration : reconnaissance des compétences de l’une et de l’autre mais également des besoins de chacune des intervenantes afin d’aider au mieux cet enfant. Par le partage des observations réalisées lors de moments passés avec Sam, ainsi que par le partage de nos interrogations mutuelles, un tableau de plus en plus complet des capacités et des compétences de cet enfant a pu être peint. Effectivement, en tant que logopédiste, j’ai pu partager mon regard spécialisé sur les compétences langagières et interactives de Sam et grâce au regard complet des éducateurs comprendre, relativiser ou prendre connaissance de son comportement dans un autre contexte, plus naturel, que celui d’un bureau au départ inconnu pour lui, mais aussi tout simplement connaître les activités auxquelles il s’intéressait afin de mettre en place l’intervention la plus significative pour lui. Par ailleurs, découvrant cet enfant à cet instant de la demande, il était évident que je ne disposais pas du même recul que les éducateurs qui le connaissaient depuis plus longue date et le côtoyaient bien plus qu’une heure par semaine.

Malgré l’indépendance totale des institutions où chacune de nous rencontrait Sam et la « lourdeur administrative » que pourraient entraîner ces démarches collaboratives, la rapidité de réponse de chacune, par e-mails interposés ou par des entretiens téléphoniques concis, ainsi que cette capacité de se montrer disponible, impliquée et réactive par rapport aux observations ou aux besoins de l’autre a permis la poursuite et la réussite de cette collaboration. Ainsi, c’est à la suite de plusieurs mois d’échanges réguliers que le moment le plus opportun a été identifié pour planifier un réseau regroupant tous les intervenants entourant Sam ainsi que ses parents. Là encore, ce réseau fut bénéfique pour partager le travail et les observations de chaque intervenant et créer une cohésion des points de vue ainsi que de la ligne directrice à suivre pour poursuivre notre accompagnement commun de cet enfant, tant pour les différents intervenants que pour les parents qui pouvaient ainsi observer une réelle collaboration, une entente entre toutes ces personnes et donc continuer de s’investir dans ces différents objectifs concernant leur enfant.

Pour que le langage émerge chez un enfant, une heure de thérapie logopédique isolée ne peut être suffisante. Cette collaboration était donc indispensable afin que les pistes d’accompagnement soient relayées et utilisées par le plus grand nombre de personnes entourant Sam mais aussi pour que j’aie moi-même une vision la plus globale de cet enfant.

Pour conclure (R. M. et K. K.)

Ainsi un travail collectif par collaboration et coopération à propos du développement de Sam a pu être réalisé au travers d’échanges par mails, téléphones ou rencontres durant lesquels nous pouvions nous questionner ensemble et coordonner nos objectifs individuels. Tout cela fut possible grâce à un collectif de travail, c’est-à-dire avec une relation de confiance et une même vision du critère du travail bien fait. Pour Sam et sa famille, la mise en place de ce collectif fut fructueuse et toute suspicion de trouble du comportement a pu être écartée : l’amélioration de sa compréhension et de son expression a permis d’amoindrir ses difficultés interactionnelles.

Ce petit collectif de travail a su échanger des signaux réciproques et a su construire une modalité pédagogique intéressante et porteuse d’amélioration pour tous les acteurs / actrices. Les savoirs du quotidien et les savoirs plus singuliers n’ont pas à s’exclure, ils se complètent bien souvent pour autant que l’on accorde de la valeur aux uns et aux autres.

Le réseau mis en place a permis de produire une synthèse commune pertinente. La mise en commun des effets du travail effectué par toutes et tous a donné de l’ampleur à la démarche.

Nous pouvons remarquer que, dans notre exemple, comme l’écrit Caroly (op. cit.) : « Le collectif de travail a (eu) une fonction psychologique de donner du pouvoir d’agir aux sujets (Clot, 2008). L’activité collective, dans certaines conditions organisationnelles, donnerait ainsi des possibilités d’engagement et de création de nouvelles activités, en permettant de construire les critères du “travail bien fait” (Davezies, 2005). »[1]

Karina Kühni et Roseline Marchal

 

[1]-Caroly, Sandrine (2011), « Activité et réélaboration des règles comme ressources pour la santé psychique : le cas de la police nationale », in Le travail Humain, PUF, Paris, p. 371.

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