Inclusion d’enfants différents: réconcilier concepts et réalité

Il faut aller à l’idéal en passant par le réel (Jean Jaurès)

Je pars de cette citation de Jean Jaurès, car je vais aborder la question de la participation à la vie sociale des enfants en situation de handicap en me penchant sur les liens entre les idées et la réalité. L’intégration est d’abord un idéal, qui s’est développé suite au constat régulier d’une exclusion sociale des personnes en situation de handicap. Cet idéal est né pour essayer de transformer une réalité jugée insatisfaisante, pour remplacer ou compléter des pratiques considérées comme insuffisamment justes et dignes.

Il y a presque une opposition originelle entre idéal et réalité, l’idéal étant ce que l’on souhaite voir advenir, et la réalité dont il est question, ce que l’on ne souhaite plus. Le problème, c’est que la réalité résiste et ne consent pas volontiers à se laisser transformer. Il y a ainsi une épreuve de force qui s’instaure. Nous sommes dans une tension entre des opinions contraires, qui sont en lutte. Le risque dans ce type de situation, comme le relève Coquoz, est de figer l’opinion, qui peut devenir tellement figée qu’elle devient fiction ou idée fixe (p.12). Il propose alors d’adoucir les opinions respectives en acceptant de s’installer dans le paradoxe. Penser à l’aide du paradoxe, c’est donc lutter contre une opinion pour l’adoucir en s’appuyant sur l’autre opinion, l’opinion contraire (p.12). Pour nous, cela pourrait signifier, dit de manière très simplifiée, que l’idéal que nous avons de l’intégration devrait se penser en incorporant dans notre réflexion les éléments qui s’opposent à son instauration.

Un mur de verre

On ne peut que s’associer au constat que, ces dernières décennies et de manière significative, les lois ont évolué en faveur des personnes en situation de handicap, que les concepts décrivant le handicap ont été modifiés positivement, que de nombreux écrits et de nombreuses recherches de qualité voient régulièrement le jour. Un important travail a été et est toujours mené, et nous nous sentons bien équipés, théoriquement, pour engager des applications concrètes des concepts imaginés. Pourtant, sur le terrain, la mise en œuvre de mesures intégratives semble toujours buter contre une espèce de mur de verre. Si l’équipement prescriptif est bien développé (lois, recherches, postulats, concepts), sa transposition dans la réalité est loin d’être évidente, loin d’être automatique.
Dans un excellent article, Gremion et Paratte rappellent que la diversité des conceptions et des pratiques, sous un même terme, induit des imprécisions sémantiques, peut-être relayées dans le débat par une polarisation entre l’intégration à tout prix et son refus catégorique (p.173). La polarisation des discours évoquée par Gremion et Paratte est bien observable dans les écoles et les institutions de la petite enfance ; on peut la qualifier de crispation, ou de cristallisation des positions, qui souvent vouent d’emblée le développement de mesures intégratives à l’échec. Il y a un durcissement, une fixation des opinions qui paraît à l’œuvre. On se demande dès lors ce qui pourrait adoucir ou atténuer ces antagonismes, créer un rapprochement entre les partenaires potentiels concernés ? Ne devrions-nous pas, plutôt que de chercher à faire évoluer les pratiques à la lumière des réflexions, faire encore évoluer les idées à la lumière de la réalité ? Je vais essayer d’exposer pourquoi je pense cela et ce que j’entends par là.

Changer de discours et changer de pratiques : deux choses différentes

Parmi les problèmes majeurs que nous rencontrons aujourd’hui pour la mise en œuvre de pratiques d’intégration, on peut relever la réticence des professionnel-le-s concerné-e-s dès qu’il s’agit de passer à l’action. Si les postulats d’un bien-fondé des mesures intégratives et d’un accompagnement adapté sont établis pour une majorité des partenaires concernés, ce qui est reconnu en discours devient problématique à accepter dans la réalité. Autrement dit, on est d’accord avec l’idée, mais pas forcément avec son application concrète dès lors qu’on se trouve directement confronté à sa perspective. Si l’on voit des personnes farouchement favorables à développer concrètement des mesures intégratives, et des personnes farouchement défavorables à développer concrètement ce même type de mesures, entre ces deux groupes existe une frange importante de personnes favorables en théorie, mais défavorables dès qu’il s’agit de passer à l’action. Je parle ici de personnes qui, dans leur grande majorité, sont des professionnel-le-s de l’accompagnement d’enfants, voire des parents. Ces personnes ne sont pas défavorables aux valeurs et aux principes de l’intégration, elles se rallient même aux postulats de l’intégration ; mais ces personnes deviennent hésitantes ou réticentes dès lors qu’elles sont en position de s’impliquer concrètement elles-mêmes, voire d’être indirectement concernées.
Pour illustrer cette position, faisons un parallèle avec l’écologie : on peut être d’accord avec la nécessité d’un comportement écologiquement responsable et tenir un discours convaincu sur le sujet, sans pour autant concrètement renoncer à sa voiture ou être attentifs à sa consommation d’énergie ou au triage des déchets. Dès qu’il s’agit de changer de paradigme, on observe ce décalage entre le discours tenu et la pratique exercée. Cela pose la question du changement concret.

Craintes et engagement

Comment se fait-il qu’un projet manifestement innovant, véhiculant des valeurs unanimement reconnues, fasse l’objet de résistances ? Ce n’est en effet pas à ce niveau-là, éthiquement irréprochable, que se situent les enjeux. Le système fonctionne sur la base des interactions et non sur la dialectique. En d’autres termes, c’est prosaïquement sur le vécu quotidien que prennent ancrage les résistances les plus tenaces et c’est à ce niveau-là qu’il faut en analyser les origines (Rais, p. 220). Voyant les réticences, petites ou grandes, plus ou moins avouées, on ne peut les ignorer ni les négliger. Les motifs invoqués sont toujours (ou presque) de l’ordre de la crainte : crainte d’être débordé, crainte d’être incompétent, crainte de ne plus pouvoir faire tout son travail, crainte d’effets négatifs sur les enfants en situation de handicap qui sont accueillis, crainte d’effets négatifs sur les autres enfants, etc. Selon Rais, il s’agit de considérer les résistances comme normales et ceux qui les émettent comme légitimés à les exprimer, et il s’agit alors d’installer une dynamique participative en vue du changement (idem). Gremion et Paratte relèvent également l’importance de tenir compte du contexte de travail et des représentations des professionnels lors de la mise en place de projets d’intégration. Ce qui est suggéré, c’est de garder la possibilité d’adapter les modèles théoriques aux situations réelles, c’est-à-dire de remettre une part de la définition des concepts à l’intelligence pratique et à la sagesse pratique des opérateurs. Cela implique bien entendu que les règles de l’art professionnelles soient respectées et que les concepts ne soient pas dénaturés et détournés de ce qui les fonde.
Pour travailler sur ces résistances et ces réticences, le travail de persuasion et de conviction ne suffit donc pas. On ne peut manquer ici de référer, même rapidement, à la théorie de l’engagement explicitée par les psychologues sociaux, disant que seuls les actes nous engagent. Nous ne sommes donc pas engagés par nos idées, ou par nos sentiments, mais par nos conduites effectives (Joule et Beauvois, p. 71). Ces auteurs ajoutent que « engagé dans un acte » s’oppose à « engagé dans une cause » (idem, p. 88), distinguant clairement les conduites et les convictions. On peut dire que l’engagement dans la cause ne pose pas de problème insurmontable pour ce qui est de l’intégration d’enfants différents, mais que c’est bien l’engagement dans la mise en œuvre qui rencontre de fortes résistances. De plus, si l’on se réfère toujours à Joule et Beauvois et à l’affirmation que seuls les actes nous engagent, on comprend toute l’importance d’une mise en œuvre concrète qui, seule, engagera vraiment les acteurs potentiels de l’intégration, créant l’impulsion et la dynamique nécessaires.
Selon les théories de l’engagement, plutôt que de contraindre ou de convaincre, il s’agit d’obtenir des actes a priori anodins, mais qui n’en ont pas moins pour conséquence d’engager celles et ceux qui les auront commis à penser et à se comporter par la suite différemment.

De l’idéologie au pragmatisme

Si les discours doivent intégrer les craintes et les réticences émises par celles et ceux qui peuvent être les agents du changement, c’est dans le but de développer la réalisabilité des idées et la croyance en leur réalisabilité pour ceux qui les reçoivent. Comment comprendre que des personnes acquises à une idée soient réticentes à sa mise en œuvre, si ce n’est en admettant que les discours manquent encore de crédibilité quant à leur application possible. Mais y a-t-il de la place dans les discours ? Jusqu’à quel point est-on prêt à modifier ou à compléter nos propres concepts ? Jusqu’à quel point y sommes-nous attachés ?
On peut se demander si l’on est pour ou contre l’intégration des enfants en situation de handicap dans les lieux ordinaires d’accueil de la petite enfance et dans les écoles publiques : pourtant, jusqu’à nouvel avis, l’intégration est inscrite dans la loi. Et donc, jusqu’à nouvel avis, la question ne se pose pas : il s’agirait plutôt de savoir dans quelle mesure cela est possible et, surtout, à quelles conditions. Et lorsque le principe d’intégration ne fait pas problème, le débat s’étend à la question des modèles d’intégration qu’il conviendrait ou non de favoriser. Sommes-nous pour ou contre l’insertion, l’assimilation, l’intégration, l’inclusion ?

Définitions (Gremion et Paratte, p. 161):

Insertion
  • « Etre admis avec les autres. »
  • Intégration physique : distance physique diminuée.
  • Assis au fond de la classe, Pierre fait du coloriage pendant que les autres élèves suivent un cours de mathématiques.
Assimilation
  • « Devoir faire comme les autres. »
  • Intégration physique : distance physique diminuée.
  • Pierre peut participer à une leçon à condition d’être capable de faire et de suivre comme les autres.
Intégration
  • « Etre différent avec les autres. »
  • Intégration physique et fonctionnelle : distance physique diminuée + adaptation des structures.
  • Pierre est intégré dans les leçons de biologie ; l’enseignant-e qui le reçoit prépare un matériel spécifique pour lui permettre de se repérer et adapte les exigences à ses compétences.
Inclusion
  • « Etre différent comme les autres. »
  • Intégration physique, fonctionnelle et sociale : distance physique diminuée + adaptation des structures + appartenance au groupe.
  • Pierre participe aux leçons de mathématiques. Il travaille à son rythme et en coopération avec d’autres élèves. Le programme et les méthodes permettent à chaque élève d’avancer en fonction d’objectifs individuels que l’enseignant-e a établis.

Là encore, nous sommes appelés à nous prononcer, et nous nous prononçons souvent de façon exclusive : « L’insertion ne sert à rien, c’est une juxtaposition superficielle d’individus. » – « L’assimilation est un déni de la différence. » – « L’intégration n’est qu’une adaptation. » – « Seule l’inclusion est une bonne option, parce qu’impliquant une appartenance sociale véritable. » Ce sont là des exemples de déclarations courantes.
Or, comme Gremion et Paratte l’ont clairement exposé, la question est plutôt de pouvoir, dans une même journée et dans une même semaine, adapter des moments en fonction du contexte, et en fonction des compétences et des besoins de l’élève (avec des moments de séparation aussi, pour les thérapies p. ex.). En effet, rendant compte d’une expérience d’intégration dans une classe neuchâteloise , Gremion et Paratte montrent qu’une journée d’une élève ne peut pas raisonnablement correspondre à un seul modèle d’intégration, mais que cette journée est hétérogène, faite de moments de séparation, de moments d’insertion, de moments d’assimilation, de moments d’intégration et de moments d’inclusion. Cet exemple démontre qu’une mise en œuvre, pour être réussie, doit dépasser l’homogénéité des discours, ne pas se cantonner dans un standard qui serait l’objectif à atteindre, mais considérer tous les modèles à disposition comme des ressources potentielles pour faire face à une situation donnée. La transformation de la réalité, c’est-à-dire le passage d’une situation sans intégration à une situation avec intégration, a été rendue possible par une adaptation à la réalité, et non seulement de la réalité. Le résultat est un modèle hétérogène et variable, dont les qualités premières sont l’applicabilité et la création concrète de sens qui en résulte pour les acteurs concernés.
Si l’on considère les choses en termes d’homogénéité et d’hétérogénéité, on remarquera que, dans une posture idéologique, on tend à préserver l’homogénéité et la cohérence intrinsèque de son discours, malgré l’hétérogénéité des situations réelles : tous les parents ne souhaitent pas a priori des mesures intégratives pour leur enfant ; tous les enfants n’ont pas les mêmes besoins, les mêmes compétences ; tous les sites d’accueil n’ont pas les mêmes objectifs, les mêmes capacités. En outre, le décalage que les professionnels en charge de mesures d’intégration observent entre l’hétérogénéité de leur réalité et l’homogénéité des prescriptions peut provoquer chez eux le sentiment qu’ils ne font pas ce qu’ils devraient faire, et créer des situations perçues comme des échecs. Ce sentiment de ne pas faire son travail ou de ne pas réaliser suffisamment la tâche prescrite est un important vecteur de résistance au changement – dès lors que l’on a développé l’idée que l’on ne parviendra de toute façon pas à faire ce que l’on attend de nous, pourquoi nous engagerions-nous volontairement dans cette perspective d’échec ?

Risques et perspectives

Le danger existe, c’est vrai, de voir un certain pragmatisme, sous couvert par exemple de finances publiques à disposition, imposer des pratiques insatisfaisantes et se définissant parfois abusivement comme d’intégration ou d’inclusion. J’imagine aussi que l’on puisse déceler dans mon propos un risque de développer des pratiques intégratives « à la baisse », si l’on y entend la possibilité de se satisfaire de solutions bancales, manquant de cohérence et d’équilibre, au nom du pragmatisme que j’invoque. Ce serait mal me comprendre. Plus simplement, je pense que l’exigence et la qualité des pratiques intégratives ne résident pas prioritairement dans le choix d’une pratique « idéale », qui serait en soi meilleure que les autres et donc la même pour tous. Il n’existe pas de pratique idéale, il existe par contre des situations réelles, variables et diverses, qui nécessitent des réponses adaptées. Ces réponses doivent prendre en compte la satisfaction des acteurs concernés, professionnels et bénéficiaires, ce qui pose notamment la question de l’évaluation des pratiques développées. On doit par ailleurs pouvoir observer, dans les pratiques intégratives, le respect des règles de l’art professionnelles, notamment au niveau de l’éthique et de la méthodologie de travail.
On soulignera enfin, et ce n’est pas le moindre enjeu (bien qu’il se situe à un autre niveau que le propos développé dans cet article), que l’intégration a une influence directe sur les pratiques fondamentales des différentes professions concernées, puisqu’elle crée des carrefours où chacune est amenée à concilier sa pratique habituelle avec celle de ses partenaires, s’engageant ainsi dans un processus de transformation et d’évolution de son propre métier.

Cet article est une adaptation d’une communication faite dans le cadre de la 21e Conférence annuelle de EECERA (European Early Childhood Education Research Association), qui s’est tenue à Genève et à Lausanne du 14 au 17 septembre 2011.
J’utilise ici le terme intégration de façon générique, dans tous les sens que cette notion a pris au cours du temps (insertion, assimilation, intégration, inclusion), pour faciliter le propos. On trouvera plus loin de brèves définitions distinguant ces différentes formes de participation à la vie sociale des enfants en situation de handicap. J’utilise cependant le terme inclusion dans le titre, marquant ainsi ma préférence.
Ma tentative de compréhension de ce « blocage » se situant volontairement à un autre niveau, je fais ici l’impasse sur la question des moyens mis à disposition, qui constitue cependant une dimension décisive du problème. L’illusion est en effet encore fortement répandue que l’intégration pourrait être une source de moindres dépenses que celles occasionnées par la pédagogie spécialisée institutionnalisée. Or, l’une des conditions de succès des dispositifs intégratifs réside dans une préparation (formation) et un encadrement des professionnel-le-s en charge de ces dispositifs (conditions-cadres), qui répondent aux exigences fortes de renouvellement des pratiques professionnelles que contient ce défi. Mais si probablement l’intégration ne « coûte pas moins cher » que l’institutionnalisation, elle ne devrait « pas coûter plus cher » non plus.
Lhand, Lois scolaires, accord intercantonal sur la pédagogie spécialisée.
On relèvera bien sûr l’exemple de l’égalité salariale hommes-femmes, qui rappelle que ce n’est pas parce qu’un principe est inscrit dans la loi, qu’il l’est automatiquement dans la réalité.
Cette étude de Gremion et Paratte a l’école obligatoire pour champ. On m’accordera j’espère, étant donné le niveau de généralité où se situe mon discours, que la transposition du propos aux institutions de la petite enfance est réaliste.

Même si je suis d’accord avec l’idée que l’intégration est un défi qui est au moins autant posé aux personnes en situation de handicap qu’à la société, et d’abord à l’école régulière, qui doit s’interroger sur ses propres capacités intégratives et les développer.

Bibliographie

COQUOZ Joseph (1996). Autonomie et socialisation : deux valeurs obligées ? In REVUE PETITE ENFANCE. Lausanne. Pro Juventute. Autonomie et socialisation. N°58. pp. 11 à 24.

GREMION Lise et PARATTE Morgan (2009). Intégration scolaire : de quoi parle-t-on au juste ? Une étude de cas dans un collège secondaire. In FORMATION ET PRATIQUES D’ENSEIGNEMENT EN QUESTIONS. Revue des HEP et institutions assimilées de Suisse romande et du Tessin. Intégration et inclusion scolaire. Du déclaratif à leur mise en œuvre. N°9, pp. 159 à 176.

JOULE Robert-Vincent et BEAUVOIS Jean-Léon (1987). Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens. Grenoble : Presses universitaires de Grenoble.

RAIS Georges (2009). Comment la pratique interroge la théorie. Delémont : Editions D+P SA.

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