Justice

Il y a des mots comme ça, on ne sait comment leur donner une justesse et ainsi en va-t-il de justice. La non-observation des principes moraux dominants transformés en règles demande justice, appelle l’expression d’un pouvoir qui a défini ce qui est permis et ce qui est défendu, mêmes limites posées à toutes et à tous, chacun·e n’ayant cependant pas la même réalité ni le même horizon. C’est ainsi que naissent les faux-semblants. La morale est le principal masque de la justice et il y a confusion alors, car la justice n’est pas forcément morale.

Selon Kohlberg, à un premier stade, les enfants dès 4 ans vont adopter des comportements permettant d’éviter les punitions, les conséquences négatives d’une conduite, puis, complexifiant leur appréhension du « bien » et du « mal » en un deuxième temps, ils vont également désirer les conduites amenant des récompenses, des répercussions positives pour eux. La justesse d’une action est donc évaluée par les jeunes enfants en fonction de ses conséquences : ce qui suscite la récompense est « bon », ce qui provoque la punition est « mauvais ». Notons que, selon ce modèle explicatif, l’environnement considéré par l’enfant est le contexte proche, le groupe restreint d’appartenance sociale (famille, copains), les normes morales au sens large n’étant pas intégrées. Nous sommes alors dans la construction d’un « sens moral » qui commence à se développer en référence aux attentes des adultes et du groupe de pairs.

Mais selon Winnicot, l’enfant a besoin de « croire en quelque chose » pour « développer son sens moral ». Le problème survient, on l’imagine aisément, lorsque ce en quoi l’enfant croit interfère avec les attentes sociales : Je crois que ce que je fais est « bon », mais ses conséquences me montrent que cela est considéré comme « mauvais ». C’est là que peut naître, à travers la perception d’une injustice vécue, le sentiment de « ne plus pouvoir compter sur le monde », ou de ne pouvoir s’y fier autant qu’imaginé, ou encore de ne pas y avoir de place véritable. Ce qui est touché, c’est l’estime de soi de l’enfant, son sentiment d’appartenance et son identité. Et bien qu’Antigone se demande s’« il ne faut pas être rejetée pour devenir soi-même ? »[1], n’oublions pas que l’on n’est pas l’égal·e d’une héroïne antique à 6 ans !

Comment agir avec justesse alors avec des enfants qui enfreignent les règles ? Comment rendre justice en même temps à la loi et à l’enfant qui la transgresse, lorsqu’il a 4, 7 ou 10 ans ? Comment faire de l’application du droit un objet de pédagogie ? En ôtant son masque à la justice et en montrant ce qu’elle est, un mécanisme relatif produisant des résultats qui divergent parfois des valeurs morales socialement fondatrices ? Ou en expliquant la fonction du masque ? A vrai dire, la justice a-t-elle, ou est-elle, un masque ? « L’essence de l’idée de juste, c’est d’offrir une issue au sadisme en affublant la cruauté du masque de la justice. »[2] Rappelons ici que l’idée de justice humaine est lourdement héritée de celle de justice divine censée punir les péchés à hauteur de leur gravité et récompenser l’observance des commandements à juste mesure également. La justice est alors une grimace qui défigure l’homme et masque le monde[3]. Et c’est surtout une illusion qui perdure.

Pour clore ce bref survol du labyrinthe que transporte en soi l’idée de justice et pour l’associer plus étroitement à l’éducation professionnelle des jeunes enfants, affirmons simplement que la justice n’existe pas et qu’il n’est jamais judicieux ni pertinent d’enfermer les enfants dans des labyrinthes. La justice est secondaire en éducation, c’est-à-dire que le sentiment de justice ou d’injustice éprouvé par l’enfant est une conséquence d’un mouvement plus large qui se fonde prioritairement dans le respect de l’enfance, non dans le respect d’une quelconque loi. ¢

La Rémige

 

[1]-Bauchau, Henry (1997), Antigone, Actes Sud.

[2]-Russel, Bertrand (2011) [1927], Pourquoi je ne suis pas chrétien, Lux.

[3]-« L’homme masque le monde » in Coyaud, Maurice (1978), Fourmi sans ombre : Le livre du haïku, Phebus.

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