En finir avec l’essentialisme pour soutenir la résistance des professionnels

Effets de la gestion managériale sur les pratiques éducatives de Suisse romande

Introduction

Cet article porte sur l’impact de la nouvelle gestion publique managériale (NGP ou nouvelle gouvernance) sur les pratiques des éducateurs. La NGP, comme mise en œuvre dans le secteur public de modalités de gestion managériales issues du privé, recouvre un ensemble de principes de gestion visant à rationaliser et à standardiser l’organisation du travail. Dans la rhétorique professionnelle du travail social, la NGP est très souvent présentée comme une menace pour la qualité des pratiques et leur devenir. Ces dix dernières années, lors de recherches consacrées à l’activité et au savoir-faire des éducateurs, ainsi qu’à l’occasion d’interventions (formation postgrade et supervision), nous observons sur les terrains éducatifs un malaise croissant à l’égard de la NGP. Ces nouvelles modalités managériales sont vécues par les professionnels comme faisant planer un climat de suspicion en présupposant que le travail pourrait être plus rationnel et efficace. Le « managérialisme » remet en question la bonne volonté et la compétence des professionnels à exercer leur métier et peine à reconnaître le bien-fondé de leur pratique. Depuis « une rationalité de plus en plus gestionnaire » qui « s’oppose souvent aux logiques professionnelles » (Vrancken, 2012, p. 7), la NGP pose doublement la question aux professionnels, d’une part en imposant des modalités de gestion du travail entravant leur pratique et d’autre part en inscrivant celles-ci dans un univers de valeurs opposées à celui du travail social,

Le statut diffus et informel des témoignages recueillis nous a amenés à investiguer auprès non seulement des éducateurs, mais aussi des hiérarchies en vue d’étudier la nature et la portée de ce phénomène sur les terrains. A l’occasion de cette recherche consacrée aux effets de la NGP dans les institutions éducatives de Suisse romande[1], nous avons mené des entretiens avec des professionnels de tout statut – éducateurs, cadres intermédiaires et directions – dans des institutions diversifiées sur les six cantons, que nous avons croisés à une analyse des dispositifs technico-juridiques.

Dans cet article, nous présentons les problèmes que génère la NGP pour le métier du point de vue des éducateurs, en prêtant tout particulièrement attention au conflit de valeurs dans lequel la connaissance objectiviste de la pensée managériale (Mezzena, à paraître) place les professionnels et leur savoir-faire.

Une conception managériale de l’efficacité professionnelle qui localise les problèmes dans les personnes

Les éducateurs interviewés évoquent, au sujet de la NGP, le sentiment d’une toile serrée qui se tisse discrètement mais sûrement, de façon parfois assez insaisissable et sans que cela soit discuté de façon très tangible dans l’institution et ce, au-delà des manifestes restrictions budgétaires et de soudaines demandes de comptes rendus des pratiques. La nouvelle gouvernance « (…) change fondamentalement le travail social et éducatif », mais cela se passe « subrepticement » ou par « une imposition souvent sur le mode de l’infiltration » (Tabin, 2002, p. 6). Les discussions avec les hiérarchies peuvent parfois se heurter à un argument fataliste renvoyant à l’implacable logique de l’économie néolibérale (« c’est la réalité, il faut faire avec »). Parfois elles s’accompagnent d’un discours réduisant les revendications des professionnels à une plainte perçue comme illégitime voire capricieuse vu les conditions difficiles du marché du travail. Une telle réaction construit le problème des effets de la NGP comme un problème de personne ou d’équipe tout en déniant la dimension organisationnelle et gestionnaire à l’origine des difficultés pratiques. Pourtant, nous observons que la nouvelle gouvernance affecte et, plus largement, coince les professionnels aux différents niveaux de l’organisation, cadres et direction compris, et exige également des hiérarchies de trouver des manières de transformer les effets produits par la NGP[2], notamment pour ménager leur propre gouvernance (Mezzena, Cornut et Stroumza, à paraître).

Dans ses travaux en sociologie du travail, Linhart (2015) constate qu’en matière de conception managériale du travail, les problèmes sont situés au niveau des ressources humaines à « gérer » et que les difficultés pratiques sont conçues comme des problèmes de compétences individuelles, personnelles, en termes d’inadéquation des réponses données à ces difficultés. Une variante explique l’incompétence comme l’expression d’une résistance (au changement, à l’autorité), ou comme le signe d’une inertie ou d’un « déficit de réactivité » (Ibid.), ou comme résultant d’un problème de coordination collective dans l’application pratique des décisions. Les problèmes sont localisés chez les professionnels qui seraient responsables de leurs difficultés et qui se voient renvoyer la responsabilité de l’action ou du manque de performance.

Linhart décrit la gestion managériale du travail qui est passée d’une organisation taylorienne, caractérisée par une « déshumanisation » des conditions de travail, à une « sur-humanisation » fondée sur des ressorts opérant désormais depuis des mécanismes de subjectivation, en jouant « sur les aspects les plus profondément humains des individus (…). Le management moderne joue sur le registre personnel des salariés » (p. 11). Linhart souligne ainsi la confusion entre personnalité (ou subjectivité) et professionnalité, caractéristique de la conception managériale, qui fait de la compétence un attribut des personnes. Nous retrouvons bien ces aspects dans nos entretiens, avec des témoignages qui soulignent dans la foulée, chez les professionnels, un sentiment d’injustice lorsqu’ils ont affaire à une remise en cause de leur personne.

Avec la diffusion de la notion de compétence, le développement de l’évaluation des performances individuelles est l’un des aspects les plus manifestes des changements amenés dans la gestion du personnel. Pour Ogien, avec la quantification et son pendant l’évaluation, le pouvoir à l’œuvre dans la logique gestionnaire « cesse d’être fondé sur un contrôle étroit sur les corps des personnels participant à une chaîne de production (sur le modèle de l’organisation scientifique du travail promue par Taylor ou Fayol) pour reposer dorénavant sur le contrôle de l’information au sujet de ce que ces corps font » (2013, pp. 14-15). Dans ce modèle explicatif de nature rationaliste, les professionnels sont placés au centre de l’explication de l’action[3] quand bien même les récents travaux sur l’activité, y compris pour le travail social, montrent que les professionnels travaillent en partenariat avec l’environnement (Ogien & Quéré, 2005).

Nous allons présenter trois effets de la NGP décrits par les éducateurs sur les pratiques : un accroissement de contraintes depuis l’augmentation des prescriptions, un recul des délibérations collectives et une perte de sens elle-même concomitante d’un conflit de valeurs.

Ces effets, qui sont interdépendants, se renforcent mutuellement. Leur intensité varie entre les terrains : par exemple nous notons que ces phénomènes sont particulièrement prégnants en existant de manière assez intense dans le champ du handicap adulte, alors que, dans les structures en internat comme les foyers pour enfants et adolescents, non seulement ils sont moins forts mais en outre ils dépendent parfois tout autant – voire plus – des partenaires institutionnels (Service de protection de l’enfance, juge, organismes de contrôle de l’Etat…) que des hiérarchies internes aux institutions.

Surprescriptions et injonctions paradoxales

Moachon et Bonvin, en décrivant des « procédures dont la visée normalisatrice est de limiter la discrétion en prescrivant un cadre » (2013, p. 217), pointent que si, au départ, la NGP visait « un antidote à la bureaucratie », au final, on observe « une application rigide entraînant le développement de nouvelles procédures bureaucratiques » (p. 216). Nous retrouvons bien dans notre empirie cette prolifération des prescriptions de type protocolaire, souvent accompagnée de responsabilités accrues. Cette surprescription peut être problématique pour les professionnels qui, s’ils sont placés en position de plus grande responsabilité, sont en même temps contrôlés davantage et restreints dans leur marge de manœuvre. Il en émane fréquemment des dilemmes, voire des paradoxes, en démultipliant dans l’action la prise en compte d’enjeux en tension, voire en contradiction, selon les situations.

La surprescription, qui va de pair avec un accroissement de l’évaluation (Ogien, 2013), implique une injonction forte de compte rendu des pratiques, y compris pour les directions tenues de rendre des comptes aux instances supérieures (organes de surveillance cantonaux, experts fédéraux…), notamment depuis la nécessité de rester concurrentiel sur le marché. Quant aux professionnels, la formalisation de leur pratique répond non seulement à des demandes issues de leur hiérarchie (projet d’accompagnement individuel avec objectifs à valider avant et après, journal de bord standardisé à des fins de vérification de tâches, synthèse désormais calibrée par des procédures descriptives prédéfinies…), mais aussi, selon les terrains, à des demandes issues des différents partenaires institutionnels. Cette injonction de compte rendu des pratiques peut fortement varier d’une institution à l’autre, selon le mode de gouvernance privilégié par la direction et les politiques qui les mandatent. Et lorsqu’il y a plusieurs partenaires institutionnels (Service de protection des mineurs, AI, juge, Office de curatelles…), ces comptes rendus peuvent varier pour une même institution depuis l’usage de grilles d’analyse différentes. Au final, il se dégage de l’exercice un curieux sentiment d’artificialisation de la réalité des pratiques, comme si le fait de rendre compte importait plus que les pratiques elles-mêmes.

La quantification des pratiques, fondée sur des critères d’efficacité prédéfinis en amont de l’expérience, ne peut prendre en compte les activités qui questionnent véritablement l’orientation de la mission et, au final, le sens du métier. Il s’agit d’activités qui ont justement pour particularité de contenir des enjeux divergents, dont les critères d’appréciation émanent depuis l’intérieur du déroulement de l’activité et ne sont donc pas généralisables et standardisables de manière absolue. De plus, comme ces enjeux pluriels varient et se redistribuent en termes d’importance d’une activité à l’autre, ils sont donc régulièrement rediscutés à travers les délibérations collectives. Ainsi la pratique ne peut-elle être catégorisée une fois pour toutes. Ou encore, les catégories d’évaluation sont si générales que les activités peuvent être classées de manière équivalente dans l’une ou l’autre, ce qui génère le sentiment absurde de perdre ce qui fait la spécificité des contenus formalisés.

Recul des délibérations ­collectives

Dans nos entretiens, une deuxième conséquence de la NGP en rapport avec la surprescription, voire parfois aussi avec une moindre participation des professionnels aux discussions sur le projet institutionnel, concerne un recul des délibérations au niveau des collectifs. Leur portée négative est soulignée à différents niveaux : difficultés accrues de coordination, augmentation d’un doute déstabilisant sur l’orientation à donner à la mission et sentiment de malaise à l’égard de la qualité du travail éducatif effectué, engendrant tensions ou malaise dans l’équipe.

Ces deux modalités ou conséquences de la rationalisation des pratiques que sont leur standardisation et le recul des conditions favorisant les délibérations ont pour effet de ne plus pouvoir « faire du social ». Là se cristallise certainement la plus grande tension générée par la NGP pour les éducateurs et plus largement les travailleurs sociaux : si le travail social favorise l’individualisation des réponses sociales, la NGP favorise a contrario un mouvement de standardisation qui va à l’encontre du travail de nature relationnelle qui « ne peut pas être compté » (Ravon, 2015, p. 8). En effet, « dès lors qu’elle est identifiée par un supérieur hiérarchique ou par une grille d’évaluation, la valeur de cette relation n’est plus justement une valeur sans équivalence, elle a un prix ; et dès lors que la relation a un prix ce n’est plus de la relation » (Ibid.).

Nos travaux ont décrit deux particularités de ce travail relationnel non mesurable, propriétés de leur savoir-faire que les éducateurs soulignent par ailleurs bien dans nos entretiens : il est fruit d’agencements singuliers car toujours situés, sous forme de réponses ajustées à ce qui se passe en contexte, et ces ajustements ne sont pas quantifiables sous forme d’unités discrètes comptabilisables en soi et classables dans des catégories prédéfinies renvoyant à des problèmes typiques. Le guidage de l’intervention opère depuis l’enchaînement d’actions dont les effets ne sont pas complètement prévisibles, et dont la direction est déterminée par le cumul des effets produits. Ce travail continu de mise en perspective pratique comme recherche de certains effets s’appuie sur une logique de connaissance de proche en proche au fil des situations, logique qui ne se laisse pas catégoriser de manière statique depuis des critères univoques circonscrits à des tâches ou à des familles typiques de situations. Les délibérations sont essentielles dans ce travail de recherche d’effets, en permettent de reprendre après coup non pas tant les actions effectuées, que leurs conséquences pour apprécier collectivement l’orientation que prend l’action éducative au fur et à mesure des accomplissements. L’accord dans l’action et sa cohérence collective se fondent sur les conséquences des expérimentations à l’œuvre dans les enquêtes pratiques des éducateurs (Mezzena et al., 2016 a et b). Le guidage de l’activité opère depuis une régulation continue des directions que prend l’activité au fil des effets générés, effets qui se découvrent au fur et à mesure des actions. Il n’est donc pas fondé sur des manières de faire dont l’enchaînement est pensé ou décidé en amont de l’action (Mezzena, 2018).

Conflits de valeurs et perte de sens

Les éducateurs interviewés considèrent que les valeurs marchandes de la NGP mettent à mal les valeurs du métier (humanisme, altruisme, travail bien fait). Ce résultat est certes loin d’être nouveau : dans la littérature, mais aussi plus largement dans la rhétorique du champ professionnel, la NGP est très souvent discutée depuis les valeurs en étant considérée comme œuvrant à des fins n’appartenant pas au travail social et péjorant les valeurs du métier, « humanistes et centrées sur le respect inconditionnel des personnes prises en charge » (Bouquet, 2006, p. 140). Dans les travaux traitant de ce conflit de valeurs comme effet de la NGP, la discussion invoque souvent le concept de culture d’entreprise, traditionnellement utilisé pour décrire les changements à l’œuvre dans les organisations (Rouleau, 2007). Il fait référence à la définition sociologique classique des valeurs comme normes intériorisées (Ogien, 2010) avec des idées ou des manières de voir communes et ancrées dans un référentiel partagé de normes professionnelles guidant l’action. En appui sur une conception intersubjective de la coordination, cette conception normative et réflexive du travail considère que les professionnels se mettent d’accord avant d’agir et arriment leurs manières de faire à des normes prédéfinies qui sont collectivement partagées. Travailler revient à appliquer dans l’action de manière identique les décisions ou les principes préalablement décidés et supposément partagés.

Nous retrouvons ici la conception déterministe classique des valeurs en sociologie comme « principe (moral ou politique) figé dans une “culture” qui le transmettrait immanquablement à un individu qui l’intériorise et règle mécaniquement ses conduites ou ses attitudes sur ce qu’il prescrit » ; valeur qui tiendrait au fait d’être « une représentation certifiée et concise d’une réalité objective » (Ogien, 2010, p. 20). Cette conception ­déterministe, qui restreint l’explication de l’expertise professionnelle à des normes socialement préétablies et intériorisées par les professionnels, a comme défaut notamment scientifique de ne pas rendre compte des manières de faire différentes et la façon dont elles s’agencent dans le cours de l’activité. Cette définition normative des valeurs ne rend ainsi pas intelligibles (ni légitimes) des déroulements d’action qui différeraient de ce qui a été préalablement établi, sinon en présupposant un manque de la part des professionnels.

La perte de sens due au conflit de valeurs avec la NGP peut produire de la « perte de repères » issue « d’injonctions contradictoires » (Giauque, 2010) ou du « désenchantement » (Molina, 2014). Ces constats rejoignent ceux de Caloz-Tschopp (2004-2005) ou de Gaulejac (2015) qui soulignent la souffrance générée par cette logique dilemmatique. Ces aspects, massivement exprimés dans nos entretiens, s’accompagnent d’un sentiment d’indignité. Indignité qui, pour Ogien, est ressentie par les professionnels lorsque le sens de l’action est perdu de vue (2007, p. 16), tandis que l’action sociale est perçue comme une affaire politique de choix de société et relève du registre démocratique et non pas marchand. Il souligne que, peu à peu, « l’efficacité se pose en valeur en soi (réaliser l’objectif) alors qu’elle était supposée n’être que la mesure de l’actualisation d’une valeur collective (comme la santé, l’éducation, la sécurité, la justice, le bien-être et la dignité) » (pp. 12-13). Le modèle gestionnaire tend ainsi « à réduire l’humain (c’est-à-dire le moral et le social qui sont le cœur même du politique) à ce qui peut en être mesurable » (2013 a, p. 37). Et « [c]’est ainsi que (…) la mise en abstraction chiffrée amène au bout du compte à perdre de vue la réalité même que l’on a ainsi quantifiée » (2007, pp. 12-13).

Le contenu même de l’intervention, que l’on est justement censé orienter et guider, en vient à ne plus être discuté. Nous retrouvons bien cet aspect dans nos entretiens : les principes managériaux, en dissociant l’économique du politique, font perdre de vue le sens (moral) de la mission en faisant primer les moyens sur la fin. Au final, l’action, qui est traduite en chiffres, en vient à ne plus être appréciée depuis ses effets réels. Et si la logique de la gouvernance a pour velléité de resituer chez les directions la responsabilité de l’orientation de la mission, dans les faits, cette dimension politique et morale est laissée à la charge des professionnels. En effet, non seulement ils en assument moralement les effets au quotidien en étant en relation directe avec les usagers, mais en outre c’est à eux qu’il revient de décider, de trancher en situation quant au sens à privilégier. Ce sens étant à saisir dans la double acception : à la fois de direction que prend l’intervention (dans quel sens va-t-on, où va-t-on ?) et à la fois de sa signification, c’est-à-dire rencontre-t-elle les valeurs du collectif (est-ce là que nous voulons aller ensemble ?). Et le paradoxe est qu’en même temps, la logique gestionnaire ne laisse pas aux professionnels la possibilité de participer aux délibérations de nature politique sur ce fameux « sens » de la mission.

Conclusion : en finir avec l’essentialisme

La nouvelle gouvernance tend à dissocier l’économique du politique en pensant les moyens en les séparant des fins. Elle les délie du projet de société au service de laquelle ces moyens sont engagés. C’est, dans le même temps, faire comme si la réalité et les conséquences qui s’y concrétisent auraient moins de valeur que les objectifs visés. Et c’est aussi nier le fait que les professionnels en vivent les conséquences et en assument directement les effets dans la relation qu’ils construisent avec les usagers.

Nos constats amènent naturellement une question : comment résister pour maintenir des conditions de travail permettant de sauvegarder la qualité des pratiques et le sens du métier ? Une résistance est déjà à l’œuvre, qui opère « naturellement », depuis l’intérieur même du savoir-faire et de sa connaissance de nature pratique. En effet, ses propriétés de variabilité, d’agencement et d’événementialité échappent aux catégories fixes et préétablies de la nouvelle gouvernance (Mezzena, à paraître). Il importe de visibiliser cette résistance afin de montrer son sens, son importance, et de pouvoir la défendre. Cette résistance opère depuis l’engagement dans les pratiques mêmes, depuis une intelligence des situations qui permet aux professionnels de transformer les effets de la nouvelle gouvernance pour les réorienter, les rediriger dans une direction qui sauvegarde le sens du métier et la mission.

Or, saisir cette résistance depuis le savoir-faire nécessite un regard sur le travail qui entre dans son épaisseur en épousant la dynamique interne de son organisation. Ce regard consiste à examiner la constitution de l’intervention en contexte, depuis l’examen approfondi de situations rendant visible l’intelligence des professionnels pour faire avec les influences de l’environnement. Mais appréhender l’expertise des professionnels dans une forme de complexité, aussi située soit-elle, et ce, depuis un regard contextualisé examinant comment les professionnels composent en situation avec les différentes influences de l’environnement, ne suffit pas forcément pour soutenir cette résistance des professionnels. En effet, selon les approches privilégiées, on peut, dans un premier geste situé, porter un regard contextualisé sur le travail pour examiner à quelles influences le professionnel répond. Puis, dans un second geste essentialiste, loger ultimement la maîtrise du guidage de l’action dans sa personne plutôt que dans les effets des relations avec l’environnement. Soutenir la résistance des professionnels exige une épistémologie qui puisse se déprendre d’une explication essentialiste, pour éviter une lecture qui renvoie aux professionnels non seulement la responsabilité de ce qui se passe dans l’action, mais suggère aussi de leur part un manque de résistance ou une incapacité à résister.

C’est par exemple la lecture que proposent Parazelli et Ruelland dans leur étude menée au Québec et étendue à la francophonie (2017). Depuis une interprétation déterministe, ils invoquent une forme de soumission (et donc ainsi un manque de résistance) des professionnels et des équipes à la pensée managériale. Ils l’expliquent depuis une problématisation du rapport à l’autorité comme résultant d’une intériorisation de normes de gestion expliquée depuis des mécanismes psychiques (en appui sur les travaux de sociopsychanalyse de Mendel). Cette analyse s’inscrit dans une lecture essentialiste du savoir-faire, qui réduit de manière causaliste toute l’explication à une seule cause en logeant dans la foulée cette cause dans la personne du professionnel, depuis une lecture qui assimile cette cause à des dispositions et à des mécanismes psychiques. Nous ne nions pas l’existence d’une telle intériorisation et de tels mécanismes psychiques chez les professionnels, ni qu’il puisse par moments en découler un manque de résistance. Nous discutons ici un geste explicatif qui consiste à généraliser l’ensemble d’un phénomène à partir d’une seule de ses facettes. Par ailleurs, ce même geste théorique invisibilise des pans du savoir-faire et leur part de résistance depuis des approches ou des choix théoriques qui ne permettent pas de les rendre visibles et les éclipsent de l’analyse. Cette manière de construire le problème n’est pas seulement discutable du point de vue de l’analyse du travail, car elle dénie la part revenant au contexte dans la performance professionnelle et, ce faisant, attribue toute la causalité explicative aux professionnels ; elle est aussi discutable en ne rendant visibles ni les autres causes qui produisent le phénomène expliqué, ni une résistance inhérente aux pratiques mêmes et à leur modalité de connaissance.

La « sur-humanisation managériale » mise sur des ressorts subjectifs et adopte une approche essentialiste du savoir-faire. Ce constat est particulièrement prégnant pour le travail social qui a précisément pour caractéristique de situer le moteur de la professionnalité dans les dispositions personnelles des professionnels, depuis leurs qualités perçues comme privées : la personnalité, les traits de caractère, ou selon un mode vocationnel lié à l’historique du bénévolat et de la chrétienté telles que celles de cœur ou d’humanisme (Capul et Lemay, 1997). On parle fréquemment de savoir-être (avec des idées comme la disponibilité à autrui, une qualité de présence, de l’implication, de la sensibilité, de la personnalité, ou encore une gestion de la bonne distance, notamment émotionnelle), ou encore dans une version dérivée de la capacité de construire la relation (Ravon, 2015 ; Libois, 2013) avec les compétences de diplomatie, de présentisme et le fait d’accompagner sans compter. En Suisse romande, avec la tertiarisation des formations professionnelles en hautes écoles est apparue la figure du praticien réflexif depuis le modèle de Schön et ses usages dérivés. Ce modèle maintient le ressort de la professionnalité chez le professionnel, mais cette fois-ci en l’intellectualisant, en la logeant dans sa réflexivité dans et sur l’action (Mezzena, 2018). Le savoir-faire est alors conçu comme le fruit d’une réflexion qui se passe « dans la tête » des professionnels. Dans une version plus récente et diffusée dans les milieux de formation, elle est conçue comme étant logée dans une réflexivité ou dans une posture réflexive plus simplement associée à l’idée implicite d’une capacité d’esprit critique. Quoique sensiblement divergents, ces différents modèles ont en commun de situer dans la personne du professionnel le cœur de la professionnalité. D’où un discours très répandu consistant à dire qu’il est son propre outil de travail. Tout se passe comme si, avec cette approche du savoir-faire, la performance professionnelle se superposait aux personnes en se confondant avec elles.

La « sur-humanisation managériale », par son discours se fondant sur le registre personnel, diffuse une lecture qui personnalise et psychologise les problèmes en les logeant dans les dispositions personnelles. Favoriser un regard qui externalise les problèmes de la NGP dans l’organisation du travail et plus largement dans les rapports à l’environnement, nous paraît ainsi la meilleure voie pour défendre les pratiques du travail social. C’est aussi soutenir leur résistance, afin de leur permettre de continuer à être le terreau d’un savoir-faire qui sauvegarde le sens des métiers. 

Sylvie Mezzena, Chantal Cornut
et Kim Stroumza

Bibliographie

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Caloz-Tschopp, Marie-Claire (2004-2005) (éd.), Actes du Colloque international de Genève, 4 volumes, L’Harmattan, Paris.

Gaulejac, Vincent (2015), Travail, les raisons de la colère, Editions : Point, Paris.

Giauque, David (2010), « Nouvelle gestion publique : abattre la bureaucratie pour mieux la renouveler », dans Les Politiques Sociales, N° 70 (1-2) pp. 57-68.

Linhart, Danièle (2015), La comédie humaine du travail. De la déshumanisation taylorienne à la sur-humanisation manageriale, Erès, Toulouse.

Mezzena, Sylvie (à paraître), « Un savoir-faire qui échappe et résiste à la gouvernance managériale : une conception perspectiviste de la connaissance comme chemin pour saisir les propriétés d’incertitude et de singularité dans l’action ».

Mezzena, Sylvie (2018), De Schön à Dewey. Connaissance, valeur et professionnalité dans l’activité des éducateurs, L’Harmattan, Paris.

Mezzena, Sylvie ; Stroumza, Kim et Kramer, Nicolas (2016), « Un dilemme pratique à trancher depuis des valeurs logées dans l’activité. Conséquences pour la connaissance et la professionnalité des éducateurs », dans Activités, N° 13(2).

Mezzena, Sylvie ; Stroumza, Kim et Kramer, Nicolas (2016), «Linsertion des adolescents en difficulté: situations douteuses, art dhésiter et connaissance pratique dans lactivité des éducateurs», dans Sciences et actions sociales, N° 4.

Moachon, Eric & Bonvin, Jean-Michel (2013), « Les nouveaux modes de gestion du travail social et la marge discrétionnaire des travailleurs sociaux », dans Céline Bellot, Marise Bresson & Christian Jetté (ed.), Le travail social et la nouvelle gestion publique (pp. 205-220), PUQ Québec.

Molina, Yvette (2014), « Nouvelle gestion publique et recomposition professionnelle dans le secteur social », dans Pensée plurielle, N° 36, pp. 55-66.

Ogien, Albert (2013), Désacraliser le chiffre dans l’évaluation du secteur public, Quae, Paris.

Ogien, Albert (2010), « La valeur sociale du chiffre. La quantification de l’action publique entre performance et démocratie », dans Revue française de socio-économie, N° 5, pp. 19-40.

Ogien, Albert (2007), « La gouvernance ou le mépris du politique », Cités.

Ogien, Albert & Quéré, Louis (2005), Le vocabulaire de la sociologie de l’action, Ellipses, Paris.

Parazelli, Michel & Ruelland, Isabelle (2017). Autorité et gestion de l’intervention sociale. Editions ies, Genève.

Ravon, Bertrand (2015), Désordre institutionnel et épreuves de professionnalité. Conférence à la HETS, Midis de la recherche, ceres.

Rouleau, Laurence (2007), Théories des organisations: approches classiques, contemporaines et de l’avant-garde, PUQ, Québec.

Tabin, Jean-Pierre (2002), « Travail social et nouvelle gestion publique », dans Dépendances, N° 16, pp. 4-7.

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[1]-Projet financé par le Domaine travail social de la Haute école spécialisée de Suisse occidentale (HES-SO) (https ://www.hes-so.ch/fr/travail-social-33.html). L’équipe est composée de Sylvie Mezzena, Chantal Cornut et Kim Stroumza.

[2]-Dans notre projet, nous ne considérons pas les hiérarchies, ni même la NGP ou encore le néolibéralisme comme étant les (seules) causes explicatives des difficultés que nous allons décrire, en considérant de façon applicationniste que les principes de la gouvernance managériale sont « plaqués » sur les pratiques de manière descendante depuis ces entités, sans être réorientés et transformés par les pratiques elles-mêmes. Dans le sillage des travaux d’Ogien consacrés à la logique gestionnaire, nous problématisons les enjeux de la NGP en travail social sans le faire depuis l’hypothèse d’un conflit opposant les professionnels à celle-ci ou à une hiérarchie perçue comme défendant ses principes, mais en l’appréhendant « comme une évolution interne au monde des praticiens » (2013b, p. 17), c’est-à-dire, de manière non déterministe, comme étant issue non pas seulement depuis des forces externes (économie néolibérale, politiques sociales) mais aussi depuis l’intérieur du milieu de pratique.

[3]-Et nous verrons plus loin que la lecture « essentialiste » consiste à attribuer la causalité explicative aux personnes et à leurs dispositions personnelles.

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