«Touche pas à ma justice, ce serait trop injuste!»

Ce terme englobe plusieurs définitions suivant que l’on parle de justice sociale, de justice distributive, de justice rétributive, de justice légale ou juridique, etc.

Les liens entre justice et morale, justice et éthique sont aussi fortement présents dans nos discours.

D’innombrables différences existent donc entre les penseurs qui se sont intéressés à la thématique (cf. Bonvin). Selon que l’on soit marxiste, libéral, sociologue, psychologue, économiste, humaniste, etc., les positions divergent. Je n’apprends rien à personne.

En conséquence, ce qui est juste et ce qui est injuste ne va pas de soi.

Dans le quotidien pourtant, tout le monde pense être juste à sa façon, ou se targue de savoir ce qui est juste ; il y a contradiction. Disons plutôt que les positions que nous adoptons face à cette thématique complexe en situation sont contrastées. Nous puisons dans les nombreux « modèles » qui nous entourent, relayés et/ou façonnés par la famille, les médias, les institutions, des disciplines spécifiques, etc. Je ne suis pas sûre que nous sachions toujours d’où nous parlons, mais le sentiment de justice ou d’injustice nous habite fréquemment. C’est d’ailleurs au sentiment d’injustice que nous sommes le plus sensibles : à la maison, au travail, voire même dans la rue. Des agissements, des prises de position, des pratiques, des images nous heurtent, nous énervent, nous touchent. Nous y lisons autant le mépris social, que le dédain attribué à autrui, que l’inégalité de traitement subi.

Pêle-mêle : il y a trop de différences entre les plus riches et les plus pauvres, ce n’est pas possible de laisser les gens dormir dehors, ils n’ont qu’à travailler plutôt que de mendier, je paie trop d’impôts, c’est toujours moi qui m’y colle, je gagne moins que lui et ce n’est pas normal, il est toujours en retard au travail, elle ne veut jamais changer d’horaire, etc.

Estimons-nous que tout le monde doit être traité avec égalité ? Penchons-nous plutôt du côté de l’équité ? Sommes-nous davantage sensibles au mérite ? Ou à l’effort fourni ? Avons-nous une idée préconçue des places de chacun·e dans la société ?

Autant d’interrogations qui nous habitent, ou qui devraient nous habiter de manière consciente quand nous nous trouvons en situation d’injustice.

Dans tous les cas, en tant qu’éduc, on ne peut pas, on ne devrait pas passer à côté de cette délibération de temps en temps. Mettre à plat ces injustices perçues, oser les nommer est fondamental. Il est aussi important de débattre de ces inégalités avérées ou devinées en équipe.

De quelle approche de la justice nous réclamons-nous ou, du moins, en fonction de laquelle agissons-nous ? Dans l’urgence de l’action, nous faisons, nous intervenons, nous décidons, nous arbitrons, nous sanctionnons.

Quelles sont nos motivations et/ou nos habitus derrière ces actes produits jour après jour, enfant après enfant, collègue après collègue, parent après parent ? Quelles sont les scories de justice qui transparaissent derrière nos actions ?

Quels sont les mécanismes, les idées de la justice qui orientent les actions des éducs ?

Partons du plus général, avant de nous aventurer dans le plus particulier.

Dans une présentation du livre Les sentiments de justice à et sur l’école[1], un paragraphe aborde la notion d’égalité :

« Ici s’ouvre une brèche dans le contrat social de l’école : les enseignants croient-ils toujours à l’égalité en éducation ? Envisagent-ils d’atténuer les différences de résultats entre les groupes sociaux ? Leur conception ontologique de l’égalité et du respect de tous les élèves est une conception modeste, sinon naïve, de l’égalité. »[2]

Les institutions petite enfance sont-elles dans le même cas de figure ? Qui, en exerçant son métier d’éduc, envisage réellement d’atténuer les écarts entre les un·e·s et les autres ?

Certaines missions des CVE[3] sont pourtant claires à ce sujet et mettent en avant cette volonté de réduire les inégalités. Reste à savoir ce qu’il en reste dans la mise en œuvre concrète de ces belles paroles.

Mission sociale :

  • Stimuler l’intégration des enfants et de leurs familles dans l’institution et l’environnement (quartier, cité, nature…).
  • Accompagner les familles en contribuant à relever les défis sociaux et éducatifs qui se présentent.
  • Œuvrer à la cohésion sociale et favoriser l’égalité des chances.
  • Encourager l’égalité entre les hommes et les femmes.

Mission préventive :

  • Observer et dépister les éventuels troubles liés au développement des enfants.
  • Proposer des orientations adaptées aux situations rencontrées et collaborer avec les autres professionnels.
  • Contribuer à lutter contre la pauvreté et les exclusions sociales.
  • Travailler dans un esprit de respect de l’environnement et de développement durable.

L’idée d’une justice sociale est présente dans les mots, c’est un premier effort. Dans la réalité du travail, je ne suis pas sûre de ne rencontrer que des personnes qui portent cette envie.

Du côté des éducs, il faut croire en une certaine égalité, par exemple homme-femme, pour vouloir la relayer, même si cela ne dit rien de la possibilité de « pouvoir le faire ». Il faut repérer certaines inégalités, ne pas les estimer naturelles ou insurmontables pour essayer de les enrayer, même si cela ne dit rien de la capacité à mener à bien l’exercice. Cet horizon d’espoir de pouvoir construire ensemble un monde meilleur en se réclamant d’une conception de la justice où tout n’est pas décidé d’avance me paraît indispensable.

Justice 1

Samir fréquente la crèche depuis une année et demie, il est d’une autre culture, il a trois frères, il va avoir 3 ans, il parle peu, même s’il répète le nom des autres enfants (en les déformant) quand on lui montre une photo. Il ne nomme pas l’objet quand on pointe une image dans un livre. Il ne construit pas de phrases, ni de mots-phrases, il est très peu dans le jeu symbolique, on ne sait pas trop ce qu’il comprend vraiment. Pour le dire vite : la famille rencontre des difficultés d’ordre financier, de santé pour ses trois frères, d’intégration par le travail pour les parents. Prise dans ce tourbillon de complications, la famille fait face aux urgences, Samir semble avoir manqué de certains apports. Rencontre-t-il de grosses difficultés pathologiques ou s’agit-il d’une sous-stimulation due aux autres obligations primordiales vécues par cette famille ?

Notre rôle d’éduc est de permettre à cet enfant de réduire le déficit que nous avons pu identifier. L’accompagner afin qu’il puisse combler ce retard remarqué, n’est-ce pas que justice ? Et cela ne contribue-t-il pas à construire la grandeur et la valeur de notre profession ?

C’est un travail de longue haleine, difficile, même dans les équipes les mieux rôdées. Les savoirs requis, les efforts à dispenser, les idées élaborées, les compétences de mises en œuvre ne sont pas souvent réunis pour mener à bien la tâche. Des groupes remplis à ras bord, le turn-over ou l’absentéisme ne favorisent guère non plus les besoins en attention particulière que requiert la prise en compte d’un enfant comme Samir.

Nous nous y sommes attelées. Nous étions nombreuses, une stagiaire et une personne en réinsertion professionnelle étaient de la partie. Nous avons eu le temps de prendre des moments en petits groupes avec lui, voire en individuel, nous avons rempli des grilles d’observation, nous lui avons parlé avec attention, nous l’avons encouragé à répéter, nous nous sommes appuyées sur ses acquis (il sait compter jusqu’à 10, il est habile au Duplo) pour le faire participer à la vie de groupe, en chantant, en rigolant. Quelques maigres résultats ont été constatés, Samir répète et nomme plus de mots, il commence à utiliser des mots-phrases, il nous montre des indices de compréhension plus marqués, cependant, le parcours pour l’égalité n’est pas gagné, il va falloir encore s’efforcer.

Et cette fois, ce sera sans aides extra, le contrat de la stagiaire et celui de l’autre collègue prenant fin. Ce n’est pas très juste ! Ni pour lui, ni pour nous ! L’injustice se glisse dans tous les interstices.

Une question demeure : ce que nous avons « donné en plus » à Samir a-t-il été enlevé aux autres enfants ? Samir a besoin de plus certes, mais qu’en est-il du reste du groupe ? Cela est-il juste ?

Car, comment les membres du collectif vivent-ils cette attention portée à Samir ?

De nouvelles complications surgissent dans le sens où les éducs face à leurs propres conceptions de la justice pas toujours claires et évidentes, rencontrent celles des enfants, qui elles, sont vraiment en construction.

Piaget y a consacré tout un livre : Le jugement moral chez l’enfant (1932).

Depuis, d’autres auteurs s’y sont intéressés et ont interrogé par exemple le sens de la justice distributive chez les enfants en reprenant les apports de Piaget, mais en y ajoutant de nouvelles perspectives. Richardot (2014) dit notamment :

« Selon Piaget (1932), les jugements de justice se développent pro­gressivement chez l’enfant, en suivant un certain nombre de stades impliquant d’abord des règles très simples (égalité : tous reçoivent la même chose) jusqu’à des règles plus complexes (équité : la distribution correspond à la contribution). »[4] Pour rappel, selon lui la justice distributive correspond à la notion d’égalité, la justice rétributive est un peu différente puisqu’elle se caractérise par la proportionnalité entre l’acte et la sanction.

Cette capacité à tenir compte de l’autre, à manifester de l’empathie, d’aider l’autre et même de partager peut déjà apparaître avant 2 ans, selon les recherches plus récentes. Cette préoccupation d’autrui semble être des prémisses d’un certain sens de justice.

Richardot le précise ainsi : « L’ensemble des recherches menées depuis les années 1990 sur le sens de la justice distributive chez l’enfant montre que celui-ci se développe beaucoup plus précocement qu’on ne le croyait auparavant. En effet, les enfants se révèlent capables, très jeunes, de partager avec autrui, d’être sensibles à l’inégalité, de prendre en compte les contributions de chacun pour allouer des biens. Néanmoins, cette tendance au partage est bien fragile avant 6 ans, les enfants cherchant souvent à s’avantager eux-mêmes. » (Ibid., p. 245)

Les enquêtes menées concernent surtout le partage de jouets, de nourriture, et non le partage de l’attention d’un·e éduc.

Justice 2

La balançoire ou la moto peuvent devenir de vrais casse-tête au quotidien. Vincent demande la balançoire rouge (un bout de drap cousu, entouré autour d’un pilier en métal). Virginie l’éduc trouve que c’est une bonne idée, Vincent, 30 mois, court partout, titille les autres enfants. Elle sait que d’être contenu dans le drap le calmera. Mélanie demande aussi la balançoire. Comme il y en a deux, la blanche est disponible. Tout roule. Anna, 3 ans, passe par là et quémande elle aussi une balançoire. Il n’y en a plus, il va falloir attendre. Virginie explique que les deux draps sont occupés, mais que, dans un petit moment, elle pourra s’y installer. L’échange en cours donne envie à Martha (38 mois) de tenter sa chance : « Virginie, je peux la rouge ? » Virginie réexplique et leur propose de lire un livre en attendant. Les filles acceptent. Ça, c’est quand tout va bien.

Parfois, les demandes n’en sont pas et de fortes bousculades s’ensuivent. Les empoignades, les poussées pour déloger celui ou celle qui est déjà assis·e dans le drap prennent des proportions inacceptables. L’enlèvement du matériel est alors nécessaire.

De temps à autre, Virginie mesure que l’attente est plus ou moins possible, mais qu’elle ne va pas aller de soi. L’aide de l’horloge murale ou, encore mieux, de la minuterie va être réquisitionnée. « Tu pourras l’avoir dans cinq minutes, quand ça sonne d’ac’ ? Et toi, Michel, quand ça sonne, tu devras laisser la place ! »

Un temps d’attente quantifié peut avoir toute son importance face à un temps subjectif et impalpable. La sonnerie tinte alors comme une justice divine.

« Quels sont les autres contextes dans lesquels les enfants, quel que soit leur âge, partagent plus volontiers leurs ressources ? L’examen de la littérature invite à retenir quatre principaux facteurs contextuels : 1) le caractère public ou privé du partage ; 2) le groupe d’appartenance des partenaires ; 3) la nature des relations entre les partenaires ; 4) la valeur des biens à partager. »[5]

Le partage semble plus grand quand il y a un public, les enfants auraient tendance à être attentifs à leur réputation. Ils ont une prédisposition à privilégier les personnes de leur groupe d’appartenance, ils sont plus partageurs avec des partenaires qui l’ont déjà été avec eux. Et… ils sont plus généreux avec ce qu’ils aiment le moins. Et comme ils aiment beaucoup la moto et qu’il n’y en a que deux, la justice distributive est mise à rude épreuve.

Justice 3

Le travail avec les parents est très important, mais il est surtout très prisé par les éducatrices. Il « sort » l’éduc d’une certaine régularité et invisibilité (répéter les règles, gérer les sempiternels conflits, changer les couches, habiller-déshabiller les enfants, utiliser un vocabulaire simple en lien avec les capacités des enfants, etc.). C’est une activité reconnue, c’est considéré comme une tâche noble et valorisée car elle donne à voir et à entendre qui l’on est, ce que l’on est capable de dire sur le public accueilli. C’est encore l’occasion de partager des points de vue d’adulte à adulte sur les approches éducatives ou sur d’autres sujets communs. Il paraît tout à fait intelligent, légitime et juste de prendre du temps lors de ces échanges quotidiens. Cela fait partie du travail requis.

Pourtant, de l’injustice se glisse, à mon avis, dans la durée et l’occurrence de cet espace-temps accordé aux parents en rapport avec les tâches à accomplir pendant ce moment.

Prendre du temps oui, mais au détriment de qui ?

Les retours se font à partir de 16h30, le pic d’arrivées parentales se situant vers 17h, 17h30. C’est la fin de la journée, la fatigue se fait sentir autant chez les éducs que chez les enfants. C’est ce que l’on appelle un « moment chaud ». De plus, la collègue qui ferme à 18h30 prend souvent sa pause dans ce créneau horaire-là avant le départ de celle qui termine à 17h30. C’est également un moment de rangement commun afin de ne pas laisser tout le matériel à remettre en place à l’éduc du soir (pour autant que l’on soit solidaire de cette tâche ingrate). La présence d’un·e stagiaire peut soulager, mais elle n’est pas (toujours) censée accomplir le travail d’un·e éduc.

Quelle est la durée d’échange juste à accorder aux familles ? Si la personne est seule et qu’elle prend beaucoup de temps pour la discussion, il y a bien des chances que des morsures, des disputes, des chutes se produisent à cette occasion.

Qui privilégier ? Les parents ? L’éduc ? Les enfants ? Au nom de quoi ?

Si deux éducs sont présentes, cela change un peu la donne. Une d’entre elles peut avoir un regard sur le groupe, estimer les dangers, organiser une activité commune, proposer un moment tranquille. Pourtant, si les retours aux parents sont constamment effectués par la même personne et qu’ils durent toujours longtemps, l’éduc qui s’occupe du groupe est pénalisée. Le travail plus individuel d’une discussion avec un adulte ne ressemble en rien à celui d’avoir seule la responsabilité d’un groupe de 14 ou 20 enfants. Non seulement la valeur de chaque tâche n’est pas identique, mais en plus, la qualité du travail fourni par l’éduc qui a charge des enfants sera de fait mauvaise. Le mesurer, y être attentive, y remédier me semble indispensable si l’on souhaite pratiquer une certaine forme de justice au travail.

Le surinvestissement des activités valorisées au détriment de celles moins bien perçues n’est pas neutre et produit de l’injustice. Injustice insidieuse, car on ne peut pas reprocher à la personne de se tourner les pouces et elle peut même faire du super boulot relationnel.

La justice requiert de la solidarité entre éducs, un partage de ce qui a de la valeur au même titre que ce que l’on demande aux enfants quand ils doivent partager la moto.

Cette solidarité (cet aspect collectif du travail) a été traitée de manière pointue par la psychodynamique du travail, notamment par Christophe Dejours (2015, p. 37) : « (…) la qualité du travail vient de l’engagement subjectif des individus lorsqu’elle peut se fonder sur une conception partagée du sens donné à l’activité, lorsque les membres de l’équipe peuvent confronter leurs modes opératoires et leurs ruses dans des espaces dédiés à cette discussion, et forgent ensemble les règles de travail. Ces accords sur ce qui peut faire référence pour le collectif permettent d’ordonner les choix et les arbitrages et font naître la coopération. L’association de plusieurs accords normatifs permet de former les règles de travail, qui, articulées les unes aux autres, constituent elles-mêmes les règles de métier. »[6] Je trouve intelligent d’envisager que le « juste », les manières acceptables et acceptées de faire d’un collectif se discutent, s’élaborent en commun, bougent. Il s’agit bien de se mettre d’accord, de chercher ensemble une forme de justice sur ce qu’on fait, sur ce qui est fait et sur ce que l’on nous demande de faire. Ne penser qu’à soi, garder le plus prestigieux pour soi et déléguer les tâches ingrates, ne pas s’inquiéter de l’ensemble des activités à fournir, de qui les exécute, etc., ressemble étrangement à des conduites déloyales.

Il est important d’en parler, et ne pas nommer ce qui nous paraît inadmissible, sournois contribue à noyer l’injuste, à le laisser devenir la norme. Norme qui arrange bien les déjà-servis, les décideurs, puisque l’organisation du travail n’est pas interrogée. 

Karina Kühni

 

[1]-Duru-Bellat, Marie ; Meuret, Denis (dir.) (2009), Les sentiments de justice à et sur l’école, De Boeck.

[2]-Gauthier, Pierre-Louis, Les sentiments de justice à et sur l’école, Duru-Bellat, Marie ; Meuret, Denis (dir.), Revue internationale d’éducation de Sèvres [En ligne], 52 | décembre 2009, mis en ligne le 01 juillet 2011, consulté le 23 octobre 2018. URL : http ://ries.revues.org/799

[3]-Selon les données de la Ville de Lausanne.

[4]-Richardot, Sophie (2014), « Le(s) sens de la justice distributive chez les enfants : revue de la littérature et perspective psycho-sociale », in Les Cahiers Internationaux de Psychologie Sociale 2014/3 (Numéro 103), pp. 421-454.

[5]-Ibid., p. 434.

[6]-Dejours, Christophe (2015), Le choix, Bayard, Paris.

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