«Mais… je trouve que c’est pas vraiment juste!»

En principe, c’est lorsque je soumets de nouveaux horaires aux équipes que j’entends cette phrase. Parfois, elle est également prononcée lors d’un colloque, souvent en lien avec des tâches à effectuer ou à distribuer, comme le rangement des documents administratifs, le contrôle de la pharmacie, les responsabilités du jardin : plier des bâches, empiler les bancs et les tables. Dans ces contextes, ce ressenti d’injustice proclamé par les éducatrices me paraît plutôt individuel, voire égocentrique, il n’est ni factuel, ni rationnel. Pour l’établissement des horaires, je fonctionne de la manière suivante : en règle générale, je demande au préalable à l’ensemble des membres de l’équipe leurs besoins, elles peuvent en nommer deux. Bien souvent, je reçois des « avoir congé le mercredi après-midi », « avoir congé le mardi », « ne pas faire l’ouverture le mercredi », etc. La plupart du temps, j’arrive à respecter les demandes qui sont, fort heureusement, très différentes. Parfois, je n’y arrive pas et on négocie des réussites partielles. Lorsque ces négociations ont lieu, je comprends assez bien que quelques-unes éprouvent un sentiment d’injustice et aient l’impression de ne pas avoir été entendues. Par contre, j’ai un peu plus de peine à entrevoir de l’injustice quand j’ai pu réaliser tous les désirs formulés. Comment une personne qui avait demandé d’avoir congé les mercredis après-midi et de ne pas faire les ouvertures les vendredis peut se plaindre de fermer le jeudi soir ? Quand, en plus, je comprends que ses horaires lui vont bien, mais qu’elle tique sur le fait qu’elle fait trois fermetures alors que sa collègue n’en fait que deux, les bras m’en tombent. Ici le sentiment d’injustice n’est donc plus en lien avec ses propres besoins et / ou envies, mais dans une comparaison maniaque avec autrui. Pendant plusieurs années, je suis restée perplexe et incrédule face à ces situations. Parfois même, un peu énervée.

Certaines directions m’ont dit et me disent encore : « Laisse-les faire elles-mêmes les horaires, ainsi, elles se débrouillent ! » ; ce qui va très bien quand les équipes fonctionnent sur un registre démocratique. Quand c’est moins harmonieux, ce « Débrouillez-vous ! » sonne alors comme une démission. Quoi qu’il en soit et quelle que soit la manière de concevoir des horaires, quelques lectures me paraissent indispensables.

La toute première découverte que j’ai faite est que, selon Aristote, « l’égalité des parts n’existe que si les personnes sont égales »[1]. Seulement, dans le quotidien, les personnes ne le sont jamais. Le sentiment de justice ou d’injustice est par conséquent étroitement en lien avec le vécu et le ressenti de chacune. Non seulement avec ce qu’elle est en tant que personne, mais également avec ses valeurs. Si Marie adore se lever tôt pour travailler le matin et ensuite profiter de son après-midi pour se coucher tôt, elle trouvera profondément injuste de devoir assumer trois fermetures. Elle argumente ainsi : « Je ne peux rien faire le matin, et le soir, je me couche tôt, alors quand je rentre à 19h15, je ne fais plus rien. Tina qui travaille dans le même groupe que moi, elle est bien mieux lotie, car elle fait deux ouvertures et une seule fermeture. » (Pour information, Tina travaille trois jours et Marie cinq). On aurait envie de dire qu’il n’est pas possible de comparer ce qui n’est pas comparable. Seulement, cet argument, bien que légitime pour Marie, n’enlèvera rien à son sentiment d’injustice. C’est dans cette constellation que notre travail se réalise.

Il est toujours étonnant d’entendre des personnes qui s’estiment injustement traitées réclamer de la justice en mettant en avant une équité de traitement. Dans nos institutions, personne n’a jamais entendu dire que tout le monde devait être traité de la même manière, indépendamment de ses compétences, de ses capacités et de sa réalité. Personne n’y dit aujourd’hui que tout le monde doit recevoir le même salaire sans tenir compte de ses formations et de ses savoirs professionnels. En principe, on n’exige pas une équité absolue, mais on fait plutôt appel à une « inégalité juste ».

Revenons à nos horaires, au-delà des perceptions individuelles d’injustice, les différentes personnes évoquent aussi des « raisons justes » qui permettraient d’avoir congé les mercredis après-midi ou encore de ne jamais assumer d’ouverture. Il est alors considéré, en règle générale, comme « juste » que la maman célibataire puisse avoir congé les mercredis après-midi pour être avec ses enfants. Cet « apparemment juste » peut être remis en question si les conditions de son célibat ne semblent pas légitimer cette faveur. Je m’explique : si la maman en question touche une importante pension alimentaire de la part du père des enfants et que sa propre mère habite tout près et tient à s’occuper de ses petits-enfants, la « justesse » des mercredis après-midi de congé pourrait être remise en cause. Si par contre, la maman est perçue comme « en difficulté » dans la situation qu’elle subit, qu’elle n’a aucune aide et aucune famille, le fait d’avoir congé les mercredis après-midi et de n’assumer aucune ouverture, voire aucune fermeture, peut être considéré comme « juste ». Le sentiment de justesse, ou plutôt d’ « injustesse » a donc un côté individuel et un côté collectif, il est toujours contextualisé et reste fondamental.

Depuis deux ans, je suis une formation de « médiatrice ». Au cours de celle-ci, les questions de justice, d’équité et d’égalité ont été abordées à plusieurs reprises puisque le processus de médiation devrait servir, entre autres, à ce que les protagonistes puissent trouver un accord « juste » à leurs yeux.

Plusieurs heures ont été consacrées aux « mondes » de Luc Boltanski et de Laurent Thévenoz. Les deux auteurs cherchent à expliquer à travers ces six mondes comment les personnes justifient leurs manières de concevoir et de voir le réel. Selon eux, les personnes issues du même monde comprendront les valeurs avancées par leurs congénères, mais auront des difficultés à comprendre celles jugées fondamentales par une personne d’un autre monde[2]. Afin de tenter de suivre un·e collaborateur / trice qui évoque un sentiment d’injustice, il peut être utile de chercher à entrevoir le monde d’où il / elle parle afin de pouvoir donner des réponses plus ajustées. Pour ce faire, il convient de lui laisser du temps pour faire part de l’injustice relevée, mais aussi d’entendre ce qui aurait été « juste » à ses yeux. Il est évident qu’il ne sera pas possible de façonner le monde (même s’il s’agit d’une petite institution d’accueil de jour) de telle sorte qu’il puisse être perçu comme « juste » par toutes les personnes, mais il peut être extrêmement bénéfique de chercher à comprendre où se situerait la justice-justesse pour chacun·e sur le lieu de travail.

Selon François Dubet[3], l’égalité, le mérite et l’autonomie sont les trois facteurs qui renvoient chacun·e à un univers de justice au travail. Dans une logique méritocratique, les rétributions et la reconnaissance seraient allouées proportionnellement à l’effort fourni. Ici, de nouveau, on mesure rapidement combien la justice absolue n’existe pas, et que l’on doit se satisfaire d’une injustice acceptable ou tolérée. Ce qui nous renvoie aux explications données au sujet de la maman qui « mérite » les horaires sans ouverture ni fermeture. Dans d’autres professions (et bientôt peut-être également auprès des éducateurs / trices) la question du salaire au mérite fait débat. Ses défenseurs argumentent que les plus méritants permettraient un travail de qualité exceptionnelle, ce qui apporterait aux moins méritants l’honneur d’y avoir participé. Ceux qui auraient alors été « moteurs » d’un travail de qualité exceptionnelle auraient alors droit à un salaire plus important. Le hic de l’affaire c’est qu’il n’est souvent pas possible de juger qui est le plus méritant dans l’histoire, puisque le résultat du travail se doit et se veut être collectif. La question du salaire au mérite est encore plus épineuse quand on sait que celui-ci accroît les inégalités sociales.

Finalement, Dubet fait état de l’autonomie au travail. Dans notre ère, l’accomplissement, voire l’épanouissement individuel par le travail, sont considérés comme importants. Plus cette « liberté du travailleur autonome » croît, plus les conditions de travail jugées injustes sont dures à supporter. Si nous revenons à nos sempiternels horaires, il est alors possible que des éducatrices déplorent ce manque d’autonomie qu’elles jugent pourtant nécessaire pour « faire du beau travail ». Ainsi, le fait de décider quand elles travaillent pourrait donner un peu de grandeur à leur métier. Les discussions s’y rapportant pourraient aussi augmenter la qualité des relations sociales.

« La justice vient de ce que le travail offre des gratifications intrinsèques en termes d’intérêt professionnel, de qualité des relations sociales, de sentiment de réalisation. A l’opposé, le sentiment d’injustice résulte de ce que la sociologie du travail a longtemps défini comme un sentiment d’aliénation subjective : fatigue, usure, absence d’intérêt pour la tâche, sentiment de mépris et d’impuissance sur sa propre activité. »[4] Au-delà des questions anecdotiques d’horaire, il me paraît important de chercher comment créer « du juste » dans notre travail. Cette justesse me semble inextricablement liée à la puissance de bien faire son boulot. Il est vital que s’y expriment ces jugements de beauté dont parle Dejours, que l’on puisse y réparer ce qui a été moins bien fait et que le plaisir du bel ouvrage assure une reconnaissance des pairs et des usagers. Il y a une incertitude contemporaine à attendre une reconnaissance des politiques, mais tout espoir n’est pas perdu…

Boltanski et Thévenot auront le dernier mot pour dire ce qui me semble primordial dans notre métier : « Les personnes doivent en effet, pour faire face au monde, procéder à un continuel va-et-vient entre la réflexion et l’action, en basculant sans cesse entre des moments de maîtrise consciente et des moments où l’appel du présent les embarque dans le cours des choses. L’étude de la faculté de juger et de la structure des jugements bien formés est, certes, indispensable à l’analyse du sens du juste. Mais elle ne l’épuise pas car elle laisse échapper la tension qui pèse sur le sens du juste quand il est mis en œuvre. »[5]

Claudia Mühlebach

 

[1]-Guienne, Véronique (2001), « Du sentiment d’injustice à la justice sociale », Cahiers internationaux de sociologie, 110, (1), 131-142. doi :10.3917 / cis.110.0131.

[2]-Boltanski, Luc ; Thévenot, Laurent (1991), De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard.

[3]-Dubet, François, « Propositions pour une syntaxe des sentiments de justice dans l’expérience de travail », Revue française de sociologie 2005 / 3 (vol. 46), pp. 495-528.

[4]-Ibid., p. 501.

[5]-Op. cit.., p. 438.

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