Engagé·e avec corps et intelligence

En lisant S’engager pour accompagner (2018) de Mireille Cifali

L’idée d’un dictionnaire des mots du métier d’éducatrice nous trotte dans la tête depuis longtemps. Nous avons même répertorié une cinquantaine d’entre eux, voire plus, dont les éducs se servent au quotidien sans même plus y penser. Ils sont là, ils fusent dans les colloques, ils apparaissent dans les retours aux parents, ils jalonnent des tentatives d’explications, ils sont le soubassement de certaines argumentations, mais… que signifient-ils vraiment ? Peut-on préjuger de leur sens, sommes-nous toutes et tous d’accord sur ce qu’ils veulent dire ? Et s’ils étaient vides de sens ou simplement inintelligibles pour d’autres personnes ?

Cifali dans son dernier livre[1], sans le savoir, a mis de l’explicatif sur quelques-uns d’entre eux. A sa manière, à partir de ses disciplines, comme analyste, comme professeure, comme clinicienne, mais également comme être humain, comme femme, elle débroussaille, elle apporte des éclaircissements sur ces termes.

Son livre n’est évidemment pas un dictionnaire. Pourtant, au fil du texte, de son histoire (les thématiques abordées autour de la formation au sens large et ce que Cifali dit d’elle), les propos parcourent et explorent des mots et des expressions importants des métiers de l’humain sans lesquels ce(s) travail(s) ne serai(en)t pas ce qu’il(s) est / sont.

Commençons par cette notion d’engagement. Si d’emblée Cifali s’en méfie et s’en défie, elle a été à bonne école : l’université ; elle sait qu’il y a incompatibilité entre militance et objectivité, entre conviction et scientificité. Pourtant, la notion s’accroche, revient, prend de la place et finalement trouve sa place.

Un·e professionnel·le non engagé·e paraît très inadéquat·e, que ce soit comme formateur / trice, éducateur / trice, soignant·e.

Ses explicitations prendront diverses formes, l’auteure tente tout au long de l’ouvrage de cerner le pourtour de cet engagement :

« Il s’agit vraisemblablement d’une politique du sujet, d’une conception de ce qui est nécessaire pour un sujet à son action professionnelle, à sa vie. Engagement, présence, un peu de lui-même. Engagement d’être, engagement dans la rencontre, engagement vis-à-vis de soi-même, engagement vis-à-vis d’un autre. Etre concerné par ce qui arrive. Accueillir et chercher à continuer l’échange. Ne pas se dérober, prendre des risques, se maintenir dans un processus de création jour après jour à côté des habitudes, des habiletés, des capacités et même des compétences. » (p. 10).

Une question récurrente se pose, au-delà des diplômes et des techniques : faut-il de l’engagement ? Oui, répond encore Cifali.

« L’engagement est un mot où le corps n’est pas absent, où soi n’est pas mis aux oubliettes pour occuper une place de pur savoir, où il en va de notre voix, de nos gestes, de notre manière de nous adresser, du rythme de nos activités. Engagement dans la parole, engagement dans la présence pour entraîner un autre dans le mouvement d’apprendre, de se former, de s’interroger, de se déplacer, de rompre avec ses habitudes, d’en acquérir de nouvelles. Une corporéité du savoir indispensable à la transmission pour qu’on ne reste pas au bord, détaché » (p. 11).

L’engagement dont Cifali parle est un engagement qui tient toujours compte de trois « protagonistes » : soi, l’autre et la situation dans laquelle tout ce monde évolue.

Elle précise d’emblée qu’il s’agit d’un engagement autant intellectuel que corporel.

L’engagement dont on parle se méfie du résultat recherché à tout prix. Cet « (…) engagement dans le domaine de l’humain aurait à être libéré d’avoir à réussir par avance quelque chose ». (p. 13)

Ce n’est pas la même chose de s’engager pour des bénéfices attendus que de s’engager sans trop savoir ce qu’il va se passer. La prise de risque prend ici bien sa place ; essayer… sans être sûr du résultat, tâtonner, aller un peu de côté.

Quatre parties composent l’ouvrage. Chacune d’elles se divise en plusieurs chapitres avec des entrées plus spécifiques. Le tout s’appuie sur des articles déjà publiés et des conférences non éditées. Les références sont disponibles dans les dernières pages.

Balade partielle, partiale et amicale dans le monde de l’humain et de la formation.

I) Une altérité en acte

Cette première partie reprend un mot fréquemment employé dans le monde de la crèche : accompagner. Cifali visite la notion dans une perspective critique.

L’« accompagnement comme moda­lité d’engagement » nous emmène du côté de termes qui gravitent autour de ce mot ­accompagner : « Aide, soutien, guide, pourvoyeur d’outils, de repérages, de références… on y navigue forcément entre imposition et autorisation. Quelle que soit la difficulté ou l’épreuve, l’accompagnant a la nécessité de s’y repérer pour ne pas “sombrer avec”, la nécessité d’être dedans mais aussi dehors, de s’engager sans s’y perdre (…). Certaines qualités d’être et de savoir sont importantes : fiabilité, authenticité, sincérité, discernement, fidélité, capacité à sortir de soi, intelligence de l’instant sont nécessaires. » (p. 23)

Ce qui est intéressant c’est que Cifali place toutes ces « qualités » dans quelque chose de plus large. Elle nous rend attentifs au sujet en question qui est pris dans les filets d’un « certain nombre de pressions, de prises de décision, qui va devoir faire appel à son intelligence, à son éthique, à sa conception du pouvoir. Cette situation, dans laquelle nous avons autorité, allons-nous la bloquer ? Et pourquoi ? Pour quel intérêt ? Le nôtre, celui de la communauté ? » (p. 24) Accompagner certes, mais la bienveillance cache aussi son lot de malfaisance.

Le développement sur les liens entre démarche clinique et accompagnement est très parlant. Chacun des termes cités aurait pris place dans « notre » dictionnaire. Cifali s’arrête sur chacun d’eux et l’explicite.

Sans être exhaustive, voilà quelques-uns d’entre eux : le clinicien, le clinicien conjugue une qualité de présence (à l’autre, à la situation, à lui-même dans cet entre-deux), il manifeste de l’intérêt (toujours pour les trois pôles cités), il sait construire de la confiance (en l’autre, en la situation, pour lui), il est fiable. La clinicienne compose et reconnaît la complexité des situations et les paramètres qui l’entourent. Les connaissances dont nous avons besoin sont autant des connaissances techniques que des savoirs plus savants, mais des connaissances sur soi, sur l’autre sont aussi indispensables… Et, dans ces entrelacs se mélangent de l’amour et de la haine, il y a souvent, voire toujours, un envers de l’endroit. La colère, l’emportement existent. Cifali en divulgue quelques-uns et se dévoile un petit peu.

II) Un engagement universitaire

Ici, elle examine comment se passe un accompagnement dans la construction de savoir, suivi de mémoires, de thèses, de différents travaux académiques. Du « bon » objet de recherche à la « bonne » personne avec laquelle nous allons travailler, elle retrace le parcours du combattant que cela peut être. Pour celui, celle qui accompagne, et pour la personne qui se met à ce travail d’écriture, d’exploration. De nouveau comment construire la confiance, comment être critique, pourquoi et comment faire figure d’autorité, mais également autoriser.

Vaste programme qui permet au novice en la matière de mesurer l’ampleur du travail et à l’aguerri de mettre en mots ses efforts ou de comparer ses manières de s’y prendre.

Un extrait de ses réflexions sur l’autorité donne un aperçu :

« Il faut une figure d’autorité pour grandir, pour évoluer. Comme le décrit Marcelli, elle crée un espace de sécurité où, par exemple, l’enfant peut se guider au regard de celui dont il dépend, à un regard qui l’autorise ou non à explorer en ne prenant pas de risques démesurés. Cette figure d’autorité, qui guide, est plus horizontale que verticale ; elle construit de la confiance ; elle est cohérente dans ses paroles et ses expressions elle peut être maladroite, faire des erreurs, mais sait le reconnaître ; elle n’est pas ambivalente. Elle est une autorité qui n’abandonne pas, elle interdit parfois, accepte la contestation, permet à l’autre de trouver sa consistance et son espace pour dire non ; elle peut opposer son “non” au “non” prononcé ; elle saisit l’importance du lien de don et de contre-don ; s’est délestée de son autoritarisme et supporte de ne pas être aimée. » (p. 100)

Cifali se repenche sur les modalités d’enseignement qui ont été les siennes pendant sa carrière ; les cours ex cathedra, la mise en écriture, la parole. Elle décrit la mise en travail que cela peut susciter ou pas… Comme ancienne étudiante et depuis là, je me suis mise à écrire et je ne peux qu’adhérer à l’écriture des savoirs d’expérience.

L’analyse de pratique dans tous ses états, dans tous ses débats est également présente.

« (…) aller chercher le vivant des situations professionnelles avec ceux qui les ont vécues ; faire en sorte qu’une de ces situations puisse être parlée, déroulée, narrée dans l’espace d’un séminaire, d’un groupe, c’est-à-dire avec d’autres qui l’accueillent, la reprennent, pensent à partir d’elle ; postuler que le travail sur la singularité d’une situation où nous avons été engagés, parfois aveuglés, permet de comprendre après coup les enjeux, les lignes de tension, et de se déplacer ; supposer qu’un travail sur ce qui se révèle difficile peut être garant de la construction d’une éthique, d’une manière de se guider là où la solution n’est pas tout de suite apparente. » (p. 204)

Cette partie n’est pas réservée à l’académie, elle peut intéresser des praticiens formateurs[2], des responsables de formation pratique, des responsables de suivi de maturité, des étudiant·e·s, etc.

III) Un engagement formatif

Ici, l’auteure interroge le commencement : que se passe-t-il dans la relation, dans un métier, dans un cours lors de la, des première(s) fois ?

Entre hésitations et répétition de gestes, de paroles automatiques, où trouver la bonne entrée, comment construire une relation qui porte ?

Quelques auteurs déroulent la notion, la décortique dans ce qu’elle a de mouvant, d’angoissant mais aussi d’enthousiasmant.

« Lorsqu’un geste s’insère dans une mécanique bien huilée, nous sommes réconfortés. Pour qu’il s’intègre, se fluidifie, perde de sa lenteur, il lui faut de la répétition. (…) L’intégration du geste ne demande cependant pas seulement de la répétition. Mais de la suspension, de l’arrêt, de la méditation. (…) Il ne s’agit plus alors d’une répétition automatique, mais d’une répétition qui laisse venir, laisse le corps penser pour que le geste se pose, l’acte commence. » (pp. 220-221) Cifali fait référence à Jean-François Billeter, « Suspendre en nous l’intention ».

Refaire c’est faire et le recommencement peut parfois être un vrai commencement.

Pour cela, il faut peut-être aussi savoir encore et encore s’étonner.

« Reste que si la curiosité et l’étonnement vont ensemble comme autant d’attitudes nécessaires face à la vie, l’énigme de leur présence (et par-dessus tout de leur absence) demeure. » (p. 243)

Sans étonnement, peu de chance d’engagement me semble-t-il.

De nouveau, Cifali dissèque la notion à l’aide d’écrivains différents.

Selon les psychanalystes, « ne pas s’étonner est une position psychique de souffrance, résultat au moins pour une part de construction sociale ». S’étonner n’est pas toujours bien perçu. Il y a « d’abord, la règle des usages sociaux, écrit Ginette Michaud, selon laquelle marquer de l’étonnement apparaît toujours comme un signe de faiblesse, sinon de naïveté, qui laisse le sujet vulnérable » (p. 245).

Mais attention à l’injonction : « Etonne-toi. »

Il paraît qu’il existe même des dispositifs de formation qui encourage la rédaction de rapport d’étonnement…

L’auteure s’arrête également sur la formation, la formation continue des formateurs, ce travail de mise à jour, de mise en perspective ou simplement de mise en discussion qui devrait jalonner le parcours des enseignant·e·s des soignant·e·s, des éducs. Elle nous rend aussi attentifs à nous méfier et à éviter les prêts-à-penser.

IV) Au présent de mon ­engagement

Dire l’importance de la présence des corps, relever le rôle de la voix dans nos métiers est indispensable, mais le pensable est-il vraiment pensé ? Ou, dit encore autrement, comment est-il pensé ?

Cifali l’aborde de sa place à elle, à partir d’un certain retour sur son corps, sa voix. Le biographique côtoie l’anecdotique, le scientifique.

Pour terminer, Cifali y ajoute le sensible, le poétique, auxquels elle a donné pensées, corps et voix tout au long de ses enseignements.

Le livre peut se lire d’une traite bien sûr, mais il est aussi possible d’aller puiser dans un chapitre ou un autre, sans forcément avoir besoin de ce qui précède. 

Karina Kühni

 

[1]-Cifali, Mireille (2018), S’engager pour accompagner, Puf, Paris.

[2]-Des FPP formatrices pratique professionnelle, des FEE formatrices en entreprise.

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