La pédagogie positive, et autres business pédagogiques

 Petit tour d’horizon critique

Il y a déjà quelque temps que je me sens, comment dire, dérangée, par l’émergence massive de toutes ces « théories » qui prônent une éducation positive. Impossible d’y échapper : Filliozat par-ci, neurosciences par-là, etc., etc., qui nous distillent leurs bons conseils. On ne compte plus les blogs de parents qui « ont essayé l’éducation positive et veulent nous faire part de leur succès ».

Quand une telle déferlante se manifeste, il me semble qu’il y a toujours intérêt à reprendre une distance critique et c’est ce que je vais m’efforcer de faire. Le terme d’éducation positive en soi pose déjà question. Vous vous imaginez dire : « Moi je suis plutôt éducation négative ! » Il fait partie de ces néologismes qu’on ne peut pas contrer. Le débat est tué dans l’œuf. Alors, certes, comme le relève Sanguet (cité par Gravillon, 2017, p. 36) : « Après le discours de certains spécialistes dans les années 1990, qui voyaient des enfants tyrans partout, encourageaient les parents à renouer avec l’autoritarisme d’antan et ne parlaient plus que de cadre et de limites, l’éducation positive a eu le mérite de faire entendre un autre son de cloche, plus mesuré et subtil. » En tant que professionnelle, je me sens, par exemple, en accord avec Gueguen lorsqu’elle dit qu’il est important « d’encourager l’enfant à explorer, expérimenter, découvrir, créer, vivre intensément, en s’adaptant à son âge, bien sûr et à ses envies ; de l’accompagner dans ses efforts pour qu’il ne se décourage pas, malgré les difficultés, les erreurs, les échecs ; de lui faire confiance et de lui laisser un espace de liberté pour qu’il tâtonne, se trompe, rebondisse, apprenne à se connaître et à faire les choix qui lui conviennent » (2017, p. 42). On pourrait d’ailleurs retrouver les mêmes idées dans le projet pédagogique de l’institution dans laquelle je travaille.

Pourtant, des critiques, j’en ai quelques-unes à formuler.

Primo, je trouve ces théories culpabilisantes pour les parents et complètement décontextualisées. Elles ressemblent beaucoup à des recettes de cuisine toutes prêtes à être appliquées, telles que celle-ci par exemple : « Une fois la consigne énoncée, un seul mot permet de la rappeler. Vous évitez de mobiliser la rébellion en donnant un ordre. L’enfant se sent libre. Un seul mot ne demande pas de traitement complexe du système verbal, l’enfant peut agir. (…) [E]xpérimentez le pouvoir d’un seul mot : “bain”, “lumière”, “couvert” » (Filliozat, 2011, p. 119). Soyons sérieux, si élever un enfant s’apprenait en suivant les consignes d’un livre, il y a longtemps que cela se saurait ! Ajoutons que les recettes proposées exigent de la part des parents de disposer d’un temps conséquent et d’avoir des ressorts en énergie. Par exemple, dans l’ouvrage Il me cherche !, Filliozat (2014) propose aux parents de jouer dix minutes avec leur enfant le matin avant le départ à l’école : « Un jeu dès le matin entraîne une réduction considérable des plaintes, pleurs et chamailleries dans la suite de la journée. Les enfants jouent plus volontiers et plus calmement ensemble quand ils ont joué avec un parent, et que leur réservoir est donc bien plein. Jouer avec un enfant en se montrant attentive à ses émotions, interagir avec lui, parler, écouter, ont une incidence sur le niveau des hormones de stress dans les urines de l’enfant, sur la régulation de sa tension et sur l’indice de masse corporelle » (ibid., p. 59). A quand les analyses d’urine pour détecter les mauvais parents ? Pour ma part, même si cela fait de moi une mauvaise mère, dont les enfants courent le risque de souffrir d’obésité, désolée, mais le matin je n’ai ni le temps, ni l’envie ou l’énergie de jouer avec mes enfants avant leur départ à l’école !

Quid de la fatigue des parents qui ont un travail astreignant ? Du temps et des moyens qu’ils ont à disposition ? Du contexte social des familles ? Le regard sociologique et politique sur l’éducation est complètement occulté ; seule est pointée la responsabilité de l’individu. Si malgré tout ça ne marche pas, si vous n’arrivez pas à garder votre calme plutôt qu’à vous mettre à hurler, c’est de votre faute. Et le cerveau de votre enfant va en être irrémédiablement atteint : « Les humiliations verbales et physiques, le stress ralentissent la maturation du cerveau, freinent l’apprentissage et engendrent des troubles du comportement » (Gueguen, 2017, p. 43). Je vais y penser sérieusement la prochaine fois que je me dispute avec ma fille et finis par hausser le ton… Me rappeler que je suis en train d’abîmer son cerveau ! Inondés comme nous le sommes actuellement par ces auteurs, il me semble que nous allons devoir être vigilants, sur nos lieux de travail pour que le regard porté sur les parents et les enfants ne s’en trouve pas endurci, que nous ne devenions pas membres de ce que Sanguet (2016, p. 71) appelle « les méchants petits comptables des ratés de l’aube humaine ».

Cette « parentalité positive » est d’ailleurs défendue jusque dans le Conseil de l’Europe. En effet, les Etats cherchent des moyens de réduire l’échec scolaire et la facture sociale. Les parents sont des responsables tout désignés qu’il convient de mettre au pas en leur indiquant comment faire de manière normative. Pourtant, dans mon travail, je me suis souvent questionnée sur ces familles qui vivent dans des conditions précaires et autour desquelles on engage moult intervenants (SPJ, AEMO, suivi psychologique, etc.) au nom du bien-être de l’enfant, sans penser que si elles pouvaient disposer d’un appartement plus grand, de revenus un peu plus élevés et d’aides très simples et concrètes (comme des heures de baby-sitting par exemple), la vie des enfants s’en trouverait grandement apaisée.

Secundo, je me questionne sur les attentes qui vont reposer sur ces enfants dans l’éducation desquels les parents ont mis une telle énergie. En effet, c’est en passe de devenir un dogme, une secte presque, dont les adeptes se sentent les « élus » parmi les parents. Winnicott pourtant nous avait rendus attentifs/ves que ce dont le bébé a besoin, c’est d’une « mère suffisamment bonne » et pas d’une déesse dont il ne pourra se détacher. Pour grandir et s’émanciper, les enfants doivent développer leurs propres désirs, leurs propres intérêts, leurs regards sur le monde. Pour ce faire, il faut bien sûr des adultes autour d’eux sur lesquels ils pourront compter, qui seront au rendez-vous lorsqu’ils en auront besoin, mais les enfants vont devoir réaliser progressivement que leurs parents ne sont pas parfaits, et sentir que ceux-ci pourront supporter que leur enfant leur échappe. En effet, pour réussir, l’éducation doit forcément commencer par échouer, en ce sens que l’enfant doit se dégager de l’emprise de ses éducateurs/trices. C’est à ce prix qu’il pourra devenir un sujet. Du reste, l’enfant parfait est-il vraiment souhaitable ? Ou au contraire, comme le relève le courant psychanalytique, « le tout à fait normal est complètement cinglé […] la chose qui est vraiment intéressante, c’est comment chacun est un peu fou » (Otero et Bréguet, 2013, p. 24) ? Personnellement, je préfère la seconde définition à un monde de petits robots. Car sous ces couverts de bienveillance et d’absence de contrainte, c’est bien de cela qu’il s’agit : maîtriser l’enfant, l’obliger par manipulation à produire les bons comportements. Comme le relève Sanguet (2016, p. 81) : « En agissant ainsi, on peut fabriquer de l’obéissance, pas de la subjectivité. » Le risque que je vois pointer derrière tout ça, c’est qu’une fois que le parent, ou l’éducateur/trice, a suivi tous les conseils, si l’enfant continue à ne pas répondre aux attentes des adultes, il soit déclaré inéducable, relevant du « spécialisé ».

Tertio, cette histoire d’éducation positive, c’est tout un business ! Il n’y a qu’à aller jeter un coup d’œil sur le Net pour s’en rendre compte : on peut s’abonner, moyennant finance, sur des blogs qui proposent de coacher les parents, les formations fleurissent, les conférences basées sur les ouvrages de Filliozat sont franchisées. Tout un marketing fait tourner la machine. Les têtes de file de ces théories se sont dépêchées de protéger leurs « produits » en les faisant reconnaître comme des marques déposées, par exemple les « Ateliers Filliozat® ». Même son de cloche pour un autre événement médiatico-pédagogique actuel : le livre de Céline Alvarez Les lois naturelles de l’enfant (2016), qui s’adresse lui aux enseignants et propose de « repenser notre système éducatif sur la base des grands principes de l’apprentissage et de l’épanouissement » (ibid., p. 11). Je passe sur le titre et la métaphore naturaliste, mais à la lecture, on se repère rapidement : les mêmes références aux neurosciences : « Lorsque nous avons une attitude bienveillante, chaleureuse, affectueuse avec l’enfant, les neurones de son hippocampe foisonnent alors de nouvelles connexions neuronales » (ibid., p. 122). Le regard est pareillement décontextualisé. Le texte, par moments, condescendant sur les parents de familles populaires, évite tout regard politique ou sociologique. Là aussi on trouve « la création d’un petit business florissant autour d’un site, d’un forum, de tutoriels et de conférences payantes » (De Cock, 2016, p. 114). En creusant un peu, on découvre que l’expérience d’Alvarez a été soutenue par l’institut Montaigne dont les adhérents sont tous des grands pontes de l’économie. Cet institut promeut une scolarité très orientée par la pensée néolibérale : les valeurs à développer sont la détermination, la volonté et l’encouragement au mérite. Une association, nommée « Agir pour l’école » et liée à l’institut Montaigne, a financé le projet. Cette même association développe d’autres projets qui eux ont clairement des visées lucratives : « Alvarez a rencontré l’appétit grandissant des multiples associations qui se nourrissent des échecs de l’école publique et dont les projets mêlent allégrement philanthropie et quête du profit. » (De Cock, pp. 113-114). D’ailleurs, plus proche de notre réalité, nous devrions nous interroger sur ce qui motive des marchands de café à financer de nombreux projets en lien avec la petite enfance, comme le cadre d’orientation ou le label de qualité. D’autant plus que cette multinationale ne se contente pas de financer : elle exige de participer activement aux projets.

 Il faut reconnaître que s’appuyer sur les neurosciences est un trait de génie qui donne à ces auteurs un crédit en or. C’est à la mode, c’est scientifique, ça fait extrêmement sérieux de pouvoir dire : « Adopter une attitude bienveillante et chaleureuse envers un enfant stimule aussi sa sécrétion de dopamine, d’endomorphines et de sérotonine, ce qui fait maturer son cortex orbito-frontal et lui permet d’acquérir un sens moral et d’apprendre à faire des choix » (Guegen, 2017, p. 42). Ce courant répond indéniablement à un contexte social, comme le relève Sanguet (cité par Gravillon, 2017, p. 34) : « Alors que nous traversons une période de crise, très incertaine et anxiogène, de plus en plus de personnes se réfugient dans des postures de maîtrise. Cette éducation-là peut donner le sentiment qu’on garde la main, que tout est balisé, que les résultats seront au rendez-vous pour peu que l’on applique les directives données. » L’éducation devient un produit, prêt à consommer : efficacité, investissement minimal et rentabilité devraient être au rendez-vous. D’ailleurs, Irène Pereira (2015) nous invite à nous « interroger sur les homologies et les liens qu’entretiennent l’économie positive et l’éducation positive ». L’économie positive prétend proposer une alternative au modèle capitaliste actuel. Un « capitalisme à visage humain », qui tiendrait compte de la nécessité d’un développement durable et d’une certaine équité sociale. Au niveau du travail, la multiplication des situations de burn-out, bore-out, suicide au travail et j’en passe, oblige le monde de l’économie à réaliser que trop de pression sur les employés est, en fin de compte, contreproductif. D’où l’émergence de l’idée d’un « management par la bienveillance ». Les employés heureux au travail seraient plus productifs. « Le projet d’une économie positive suppose une éducation positive. Cette éducation doit permettre de développer chez les individus les compétences adéquates à une telle économie : compétences sociales telles que l’empathie et la coopération, compétences éthiques telles que le souci de l’environnement et des inégalités sociales » (ibid.). Par ailleurs, l’économie positive s’appuie sur les mêmes neurosciences : si on veut de futurs employés plus performants, il faut favoriser au maximum le développement du cerveau et des apprentissages, ce qui nécessite de vivre des émotions positives… La boucle est bouclée. Remarquons qu’on reste paradoxalement dans la même idée pourtant reconnue aujourd’hui comme dépassée d’augmentation du profit sans limites. C’est ainsi que la fondation Jacobs affirme, par rapport à une étude qu’elle a financée et qui montre que les jeunes supportent de plus en plus mal une pression à la performance grandissante : «D’une part, on ne saurait oublier que, sans évoquer l’aspect essentiel du bien-être, une charge de stress trop importante risque également de comporter des conséquences négatives pour le fonctionnement de l’économie et de la société » (2015). Les solutions proposées ne sont pas, contrairement à ce qu’on pourrait penser, de faire baisser cette pression, mais plutôt de « leur donner des stratégies leur permettant de gérer efficacement une pression à la performance excessive. » et cela « dès le plus jeune âge » !  Pereira termine en racontant une anecdote que je ne peux m’empêcher de rapporter ici : des passionnés de jeux vidéo « peuvent connaître l’état de flow (l’expérience optimale) au point d’oublier le temps et d’oublier de s’alimenter. Mais l’on connaît la fin : si le psychisme vit une expérience intense de bien-être, le corps finit par ne pas suivre » (Pereira, ibid.).

J’aimerais encore ajouter que ces auteur∙e∙s, à l’exception de Guegen, citent rarement leurs sources, ce qui frise, à mon avis, la malhonnêteté intellectuelle. La plupart des ouvrages font référence aux neurosciences et au courant de la psychologie humaniste, mais de manière vague, sans citer d’ouvrages ou d’études précises. Par ailleurs, il me semble que ces pédagogies prétendument « innovantes » n’ont pas inventé la roue. D’autres auteurs ont souligné depuis longtemps l’importance du respect de l’enfant. Pensons à Freinet par exemple, ou Korczak, ou encore Emmy Pikler, parmi d’autres.

Quoi qu’en dise les chantres du « prêt à penser », élever un enfant restera toujours une tâche complexe, un tissage qui sera plus solide si s’y mêlent plusieurs voix, celles des parents comme celles des autres adultes que l’enfant va côtoyer, de l’enfant lui-même et de ses pairs. Il n’y a pas de mode d’emploi pour obtenir un produit zéro défaut et c’est tant mieux.

Michelle Fracheboud

Bibliographie

Alvarez, Céline (2016), Les lois naturelles de l’enfant, les arènes, Paris.

De Cock, Laurence (2017), « Céline Alvarez, le business pédagogique : Enquête sur un bestseller controversé », La revue du crieur, N° 6, pp. 102-115.

Filliozat, Isabelle (2011), « J’ai tout essayé ! ». Opposition, pleurs et crises de rage : traverser sans dommage la période de 1 à 5 ans, J.-C. Lattès, Paris.

Filliozat, Isabelle (2014), « Il me cherche ! ». Comprendre ce qui se passe dans son cerveau entre 6 et 11 ans, J.-C. Lattès, Paris.

Gravillon, Isabelle (2017), « Parentalité positive : la nouvelle panacée », L’école des parents N° 622, pp. 32-38.

Jacobs Foundation (2015), « Trop de stress – trop de pression ! Comment les adolescents suisses gèrent le stress et la pression à la performance ». Récupéré de :

http://www.juvenir.ch/fileadmin/user_upload/www.juvenir.ch/downloads/JUVENIR_IV_version_abregee.pdf

Otero, Marianne et Brémont, Marie (2013), A ciel ouvert, entretiens. Le courtil, l’invention au quotidien, Buddy movies, Paris.

Gueguen, Catherine (2017), « Neurosciences : le cerveau de l’enfant », L’école des parents N° 622, pp. 40-43.

Pereira, Irène (2015), « Economie positive et éducation positive », Récupéré de:

 http://www.questionsdeclasses.org/?Economie-positive-et-education

Sanguet, Marcel (2016), « La Madone pratiquait-elle l’éducation positive ? », Spirale-la grande aventure de monsieur bébé, N° 79, pp. 67-83.

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