A propos de «transactions sociales»…

Le dernier numéro de la Revue [petite] enfance (N° 123) porte sur les transactions sociales enfantines. Dans le présent texte, je n’aborde pas un des articles en particulier, mais vise à retracer les réflexions que cela a suscitées dans son ensemble. Pour ce faire, j’aborderai en premier les mots et les terminologies proposés, complèterai ensuite les récits portant sur des enfants en racontant un petit bout de l’histoire de Gabriel et reviendrai finalement à l’utilisation d’autres mots, employés pour décrire les enfants et les professionnel×le×s.

Mots, terminologies et concepts

Selon certains passages de ce N° 123, la transaction sociale contient la « vitalité » des « désaccords conviviaux » (p. 12) et apporte « solidarité » et « générosité », tandis que la négociation est décrite par : « Négocier c’est exercer un rapport de domination » (p. 13). Ces considérations oublient que le sens des mots dépend de leur définition :

« Il y a des mots comme ça, ils sont élastiques, extensibles et contractiles, non pas en tant qu’eux-mêmes, mais dans l’usage qu’on en peut faire, dans le sens qu’on peut leur donner, ils se plient et se déplient à volonté comme des bouts de caoutchouc. Le monde de l’éducation regorge de ces vocables malléables, de ces notions caméléons qui prennent la couleur de leur locutrice » (La Rémige, 2014, p. 82).

Ce qui est considéré comme une négociation dépend donc de la définition donnée à ce terme. Selon la perspective adoptée, il est possible de penser que ce qui est un « désaccord convivial » ou un « rapport de domination » se construit collectivement. Le sociologue A. Strauss considère ainsi que « l’ordre social » est un « ordre négocié » (Strauss, 1992, p. 108). C’est dans et à travers les interactions que la signification de ce qui se passe, le rôle de chacun et les liens réciproques s’établissent.

 « La relation asymétrique se fonde pour nous sur des facteurs à la fois exogènes et endogènes : elle puise son origine dans des rapports sociaux qui préexistent à la rencontre ; mais elle se trouve nécessairement reconduite, négociée et discursivement mise en jeu dans le cours même de l’interaction » (Filliettaz, 2006, p. 94).

Au-delà des mots, il s’agit de s’intéresser aux phénomènes qu’ils décrivent. Le travail accompli pour tenir compte des enfants, de ce qu’ils expriment, de s’y ajuster peut se nommer transaction sociale, négociation. Dans l’histoire récente des métiers de l’éducation de l’enfance, ce même travail a aussi été désigné par des termes comme écoute, ou des expressions stipulant qu’il s’agit de considérer l’enfant en tant que personne. Ce texte ne vise pas à approfondir les considérations terminologiques mais à s’intéresser aux pratiques réelles, mobilisées dans les interactions avec les enfants.

Récits d’enfants

Dans la plupart des situations décrites dans les différents articles, les enfants protestent bruyamment. Ce sont les enfants qui s’opposent, refusent, posent des problèmes lors de l’arrivée du matin, du départ du soir, lors des repas ou pendant la sieste. Ou alors, ce sont des parents qui parlent de leurs désaccords, qui agacent parfois, qui résistent. Les professionnel×le×s trouvent alors des solutions par des transactions sociales, par des aménagements situés. Il me semble que les enfants qui « dérangent » et les parents qui contestent obligent souvent les professionnel×le×s à trouver des solutions. Certes, il est possible d’agir par contrainte ou de brandir un règlement ; mais ces situations ne permettent pas de les ignorer. Face aux pleurs, aux cris, aux gestes agressifs des enfants, aux mots qui interrogent de la part des parents, les professionnel×le×s se mettent en mouvement, se questionnent et cherchent à s’ajuster, par simple nécessité pragmatique – et parfois pour répondre à leur vision du métier. Il n’est pas facile de s’ajuster à un enfant qui refuse et cela demande un travail complexe et parfois de longue haleine. Certaines équipes trouvent des solutions innovantes et créatives, d’autres font avec les moyens du bord et avec ce qui marche. Dans les situations qui posent problème, les réflexions d’une équipe éducative et les pratiques mobilisées pour « transactionner », négocier ou s’ajuster peuvent être maladroites et hésitantes, mais elles existent la plupart du temps.

Il est plus difficile de s’engager dans des processus de négociation ou des transactions sociales avec un enfant qui résiste de façon silencieuse, en décelant  un regard qui se détourne ou un corps qui se fige. Plus ardu encore, lorsqu’un enfant s’aligne sur ce qui est demandé, lorsqu’il reste tranquillement assis, mange ce qui est dans son assiette, range ce qui est à ranger et garde un petit sourire en toutes circonstances. Autrefois, c’est ce qui se nommait un enfant sage.

L’histoire de Gabriel peut en donner un exemple[1]. Dans un groupe de sept enfants âgés de 2 ans, Cécile, une éducatrice, anime une activité de bricolage, pendant que Nadia, sa collègue, prépare le matériel. Six enfants sont assis autour d’une table et collent des papiers de différentes couleurs sur la forme d’un dinosaure pour faire un dinosaure « multicolore ». Gabriel est debout à côté de Cécile. C’est un petit garçon calme, qui parle portugais à la maison et qui ne dit encore rien à la crèche. Gabriel observe ce qui se passe. A un moment donné, il va se chercher une chaise et s’assied. Loïc arrive et veut lui prendre sa place. Cécile dit alors : « Il peut regarder, Gabriel. » Ensuite, elle réfléchit et propose à Loïc de faire également le bricolage. Elle demande à Gabriel de laisser sa place à Loïc, en expliquant : « Toi, Gabriel, t’as déjà fait. Tu laisses la place à Loïc ? Comme ça, il peut faire aussi. » Gabriel se lève de la chaise et Cécile lui dit : « C’est gentil Gabriel. » Gabriel reste à côté de la table, observe les enfants, Cécile et Nadia, qui découpent une autre forme de dinosaure. Il va regarder le dinosaure qu’il a fait la veille. Il s’approche de nouveau de Cécile. Celle-ci lui sourit et dit : « Tu peux venir regarder. Tu as déjà fait le tien. » Le bricolage est en cours depuis vingt minutes. Vingt minutes que Gabriel regarde, reste à côté de la table, observe. Sophie, une éducatrice arrive de sa pause. Gabriel s’approche d’elle et pointe vers la table. Nadia explique alors à Sophie que Gabriel a déjà fait son bricolage. Elle dit à Gabriel : « Tu montres à Sophie ? Va lui montrer. » Gabriel s’approche de Cécile et celle-ci lui donne son bricolage. Gabriel le montre à Sophie qui s’exclame : « Wow ! Tu as mis plein de couleurs ! » Une fillette se lève de la table, prend son bricolage et le montre également à Sophie. Celle-ci remarque alors : « Ah, toi t’as mis des yeux. » Elle regarde alors attentivement le dinosaure de Gabriel et dit à celui-ci : « Et toi, t’as pas mis des yeux. » Cécile explique alors que la veille, elle n’avait pas de perles pour les yeux et ajoute : « On mettra après. » Gabriel regarde Sophie. Celle-ci demande alors à Cécile : « On met sur celui de Gabriel ? » La stagiaire lui répond : « On peut. » Elle s’adresse ensuite à Gabriel : « Viens. » Gabriel va vers elle, se met à coller les yeux, profite de coller encore deux bouts de papier, jusqu’à ce que Cécile lui dit : « Voilà, Gabriel. On va le mettre à sécher. » Gabriel lui sourit et part pour aller jouer dans l’autre salle.

Dans cette séquence qui dure en tout environ trente minutes, Gabriel garde son sourire tout le long. Il reste certes présent à la table, à côté de Cécile, mais il ne montre nullement de l’impatience, une demande, un inconfort. Il faut le regard de Sophie, la discussion entre elles, Cécile et Nadia, pour attribuer une signification à l’attente de Gabriel, à son geste de pointage et à ses regards adressés aux professionnelles. Gabriel ne se satisfait pas de son bricolage de la veille, il veut encore participer, il n’a pas pu finir son dinosaure selon ses attentes et n’a pas pu coller des yeux. Il n’en dit rien, ne pleure pas, ne crie pas. C’est ici que la complexité d’une transaction sociale est immense. Pour créer une « culture de transaction sociale ou de négociation » dans une structure d’accueil, il s’agit aussi de regarder les enfants qui ne « dérangent » pas, de s’intéresser aux préoccupations des enfants qui ne posent pas de problème, de donner la possibilité de s’exprimer au-delà de leurs silences. Vérifier qu’un enfant qui fait ce qui est demandé se sent confortable, si un enfant qui mange veut manger, donner un espace pour pouvoir dire non ou pouvoir dire oui, cela demande des engagements constants de la part des professionnel×le×s. Cela semble parfois en contradiction avec la nécessité de faire son travail. Faudrait-il susciter des résistances lorsqu’il n’y en a pas ? Cependant, en donnant des opportunités de s’exprimer et d’être entendus aux enfants qui s’alignent, cela change le déroulement des interactions dans une institution. Et parfois, cela peut montrer aux enfants fâchés ou en désaccord qu’il n’y a pas besoin de hurler pour se faire entendre…

Les mots pour décrire les images d’enfants et de professionnel•le•s

La troisième partie de ce texte aborde moins les interactions entre enfants et professionnel×le×s, mais porte sur les formulations, les mots choisis, lors de la rédaction de plusieurs textes de ce numéro (pp. 12-15 ; pp. 50-55 ; pp. 88-93). Comment les enfants sont-ils décrits ? Quels mots sont utilisés pour parler des professionnel×le×s ?

L’enfant, c’est « cet autrui qui pense et qui agit » (p. 14), un être « curieux de tout » (p. 15). Certains récits montrent bien des enfants qui ne veulent pas s’engager dans des « transactions sociales », mais qui s’accrochent à l’illusion de leur toute-puissance. C’est l’accompagnement des professionnel×le×s, les aménagements proposés qui offrent des issues à des conduites obstinées. Les mots pour décrire ces enfants restent cependant respectueux et les termes prudents.

En ce qui concerne les professionnel×le×s, les terminologies montrent plus d’ambivalence. Pouvoir « transactionner », cela « demande des savoirs pour s’y retrouver, du génie pour inventer et des forces pour durer » (p.15), ainsi que de s’engager dans des « pratiques vivantes » (p. 55). Cependant, selon le point de vue énoncé, il s’agit ici que d’une « poignée d’institutions » et de « quelques éducatrices » (p. 53). Les termes qui décrivent les autres, celles qui n’osent pas les « transactions sociales », peuvent être virulents. Ces institutions-là mettent en œuvre des « pratiques crétines » (p. 55) et ces éducateurs/trices « deviennent ces tristes individus bouffis de certitudes et de suffisance, donneurs et donneuses de leçons dont l’idiotie se révèle patente devant l’histoire de leur métier » (p. 91). Je fais l’hypothèse que l’auteur de ces lignes n’utiliserait jamais ces termes pour évoquer les enfants…

Dans mon expérience, aller à la rencontre d’un enfant est un travail exigeant pour toutes les éducatrices[2]. Certes, il y a des professionnelles qui montrent plus d’expérience, plus d’ouverture et plus de courage que d’autres. Mais aucune n’y arrive à chaque fois, de trouver les ressources pour rester à l’écoute. Ce travail se fait par tâtonnements et hésitations. Entre « transaction sociale » et « pas de transaction sociale », il ne s’agit pas d’une opposition entre tout et rien. Les variations sont diverses et multiples.

Comme les textes de ce numéro l’énoncent, il est nécessaire d’accepter la « légitimité de l’adverse » (p. 12) pour pouvoir s’engager dans une transaction sociale. Une négociation ou une transaction sociale s’inscrivent dans des liens d’interdépendance où il s’agit de tenir compte et de respecter la légitimité de chacun des participants. Ceci n’est pas seulement vrai pour les enfants, cher Jacques, mais également pour les professionnel×le×s. Je considère qu’il s’agit de reconnaître la légitimité de toutes celles qui font « tourner la baraque petite enfance » (p. 91). C’est uniquement à ce prix-là qu’il est possible d’encourager et de soutenir les professionnel×le×s à oser la rencontre avec les enfants accueillis.

Marianne Zogmal

Bibliographie

Filliettaz, Laurent (2006). Asymétrie et prises de rôles ; le cas des réclamations dans les interactions de service. Université de Genève.

Filliettaz, Laurent (2012), « Les interactions langagières, un outil de travail au service de la relation éducative », Revue [petite] enfance N°109.

La Rémige (2014). « Distance éducative ». Revue [petite] enfance N° 115.

Revue [petite] enfance (2017). « Les transactions sociales enfantines ». N° 123.

Strauss, A. (1992). La trame de la négociation ; sociologie qualitative et interactionnisme. Paris : Ed. L’Harmattan.

[1] Ce récit résume un extrait de film, recueilli dans le cadre d’un programme de recherche mené à l’Université de Genève (Filliettaz, 2012).

[2] Le féminin est ici un signe de reconnaissance pour le travail accompli par les professionnelles, majoritairement des femmes !

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