Les enfants dans les films de guerre: des enfants… vraiment?

«Dans ce faux monde d’enfants, des enfants jouent à l’enfance.»

Emmanuel Dreux, « Cinéma burlesque : des enfants petits et grands », L’enfant au cinéma, Arras, Artois Presses Université, 2008

Personnages essentiels de nombreux films de guerre, les enfants sont très appréciés par les maisons de productions car ils sont des vecteurs parfaits pour générer une émotion forte et donner toute la mesure de l’horreur d’un conflit. Mais bien souvent, ces films ne parlent pas de ce que peut vivre l’enfant dans une telle situation. Celui-ci est généralement réduit à ce qu’il symbolise dans nos sociétés, à savoir l’innocence et la fragilité. Malgré les apparences, cette approche n’est pourtant ni propre au cinéma, ni nécessairement attachée aux enfants. Il s’agit avant tout, comme nous le verrons à travers l’analyse comparée de deux films, d’une stratégie commerciale qui a pour effet de reconduire un imaginaire figé et de limiter l’utilisation, pourtant bien plus large, du langage cinématographique et de ses possibilités d’offrir de vraies réflexions sur le monde de l’enfance.

Parmi les nombreuses images de migrants morts en Méditerranée en 2015, c’est surtout celle du petit Aylan Kurdi, l’enfant syrien échoué sur une plage turque, le visage contre le sable, qui nous reste encore fortement à l’esprit. Publiée par de nombreux journaux à travers le monde, elle a eu pour effet de mobiliser considérablement une population européenne qui a soudainement pris conscience de la gravité de la situation.

Pourquoi se souvient-on en particulier de cette image et pourquoi la vue d’un enfant mort nous touche-t-elle autant ? La réponse semble évidente : l’enfant est innocent. Il ne détient aucune responsabilité dans la cause de sa souffrance ou de sa mort. Il est une victime des choix que font les adultes et en subit les conséquences sans savoir comment, ni pourquoi. Sa mort renvoie ainsi aux erreurs commises par ces derniers, à leur irresponsabilité vis-à-vis de lui. Elle constitue une limite qui côtoie l’impensable et oblige à revenir à l’essentiel, à agir avec urgence en oubliant toute velléité politique.

Du moins, est-ce là ce qu’on ressent.

Dans son ouvrage Sur la télévision, Pierre Bourdieu rapporte, en quelques mots, l’histoire de la couverture médiatique d’une affaire, celle de la petite Karine, une fille assassinée dans le sud de la France, en mars 1998. En premier, c’est, dit-il, un journal régional qui rapporte les faits et les indignations des locaux. Mais très vite, d’autres journaux suivent et se focalisent sur les manifestations organisées autour de la tragédie. On y relaie un cri populaire, celui du rétablissement de la peine de mort pour l’infanticide. Plusieurs élus, des avocats et des journalistes créent alors un événement national qui a pour effet de réintroduire l’incarcération à perpétuité. Bourdieu conclut : « […] on voit comment, à travers les médias agissant comme instrument d’information mobilisatrice, une forme perverse de la démocratie directe peut se mettre en place qui fait disparaître la distance à l’égard de l’urgence, de la pression des passions collectives, pas nécessairement démocratiques, qui est normalement assurée par la logique relativement autonome du champ politique »[1] (Bourdieu, 2008).

Au-delà de ce qu’elle donne à voir, une image montrant un enfant mort fait appel, avant tout, à une émotion instantanée qui occulte l’histoire de cet enfant et les événements factuels qui ont concouru à son décès. Elle convoque, pour les violenter, les représentations mentales que nous avons de l’enfance. C’est, au sens propre, une image-choc, car elle met en confrontation, soudainement, son contenu visible et ces représentations. Dans ce sens, une telle image parle plus aux sens qu’à l’intellect et, par conséquent, informe peu sur une situation ou sur un état des choses. Elle symbolise plutôt.

Le problème, ainsi que le souligne Bourdieu, se situe dès lors précisément dans la portée sociale de telles images : l’urgence qu’elle génère ne concerne pas tant les actions concrètes et souhaitables, qu’une manière de penser et de réfléchir face à ces représentations. L’enfant meurtri ou mort nous dit : laissons de côté la raison, suivons nos impulsions.

En ce qui concerne le cinéma, la chose semble plus délicate, dans la mesure où celui-ci, à la différence de la presse, ne se situe pas nécessairement dans une perspective documentaire. Il n’a pas, comme elle, le devoir d’informer. Il peut inventer des histoires et les traiter à sa guise. Sur le plan éthique, l’usage d’enfants dans les films de guerre  ̶  un genre particulièrement friand de tels personnages  ̶  peut sembler irréprochable puisque les films qui en usent ne le font, nonobstant l’attente discrète d’un très probable succès financier, que dans le but de dénoncer la guerre et d’attirer l’attention des spectateurs/trices sur l’horreur que celle-ci produit. On peut alors presque excuser une pratique qui consiste à exploiter une charge émotionnelle « toute prête » dans le but de générer des sensations suffisamment fortes pour marquer durablement les esprits, tant l’intention semble noble. Mais admettre ce principe reviendrait alors à accepter pour fait établi, d’une part, que le cinéma se contente d’utiliser quelque chose de « déjà là », un imaginaire que nous possédons préalablement, sans avoir d’incidence dessus et, d’autre part, qu’il n’y a aucun effet indésirable dans cette manière de dénoncer les méfaits de la guerre. Or, ce n’est bien évidemment pas le cas.

Tout comme sa cousine éloignée, la presse, le cinéma ne se contente pas de donner à voir un état des choses, même fictionnel. Surtout lorsqu’il est motivé par des raisons commerciales avant tout. Il ne se contente pas d’utiliser une vision que nous avons de l’enfance ou, comme le clament souvent les producteurs, de « répondre à la demande du public ». Il contribue à instaurer dans nos esprits cette image d’une enfance sacrée pour mieux en jouer et émouvoir. Car on le sait, le cinéma qui fonctionne le mieux, commercialement parlant, est celui qui suscite le plus d’émotions.

Dès lors, il agit comme agit toute entreprise existant sur le marché : il crée des produits standardisés qui effacent les traces et les conditions de leur fabrication pour être sûr de toucher un public large.

Bien que différents dans leur portée, presse et cinéma (du moins une certaine presse et un certain cinéma) se rejoignent alors sur une interrogation centrale concernant la manière de représenter les enfants : que montre-t-on de l’enfance dans ces personnages d’enfants dont le but est, rappelons-le encore, de générer une émotion forte auprès des adultes ? De quoi parle-t-on exactement dans ces films et ces images ? D’expériences guerrières vécues par des enfants ou de l’idée que l’adulte s’en fait ?

Que le phénomène soit intentionnel ou non de la part des dispositifs médiatiques qui en usent importe peu. Mais ce qui importe en revanche, c’est leur responsabilité, si ce n’est dans la création d’une vision sacralisée de l’enfance, du moins dans la reconduction et la réactivation de celui-ci. Et ce n’est pas qu’une question de simple présence du motif. Il y a aussi une manière très particulière de mettre en scène celui-ci. Autrement dit, la représentation d’un enfant dans des circonstances tragiques ne crée pas automatiquement et nécessairement des émotions qui bloquent toute raison. Pour qu’il soit possible, un tel mouvement doit reposer sur un certain nombre « d’ingrédients » standardisés qui ont prouvé leur efficacité. De fait, d’autres manières de voir existent qui, elles, proposent, si ce n’est une illustration de ce que vit l’enfant, du moins une réflexion sur les rapports entre la guerre et l’enfance.

L’enfant de la guerre : une victime sacralisée

Il existe de nombreux films de guerre mettant en scène des enfants, à travers l’histoire du cinéma, parmi lesquels Mrs Miniver (1942), de William Wyler ; Allemagne Année Zéro (1947), de Roberto Rossellini ; Les Jeux interdits (1951), de René Clément ; La paysanne aux pieds nus (1960), de Vittorio De Sica ; Un sac de billes (1975), de Jacques Doillon ; La Vita è bella (1998), de Roberto Benigni ou Le Labyrinthe de Pan (2006), de Guillermo Del Toro. Dans la majorité de ceux-ci, on montre un enfant devenu adulte trop tôt, et qui doit se débrouiller relativement seul dans un monde en perdition. Certains, comme Allemagne Année Zéro, poussent la chose jusqu’à mettre en scène  ̶  fait très rare  ̶  le suicide de l’enfant. Mais tous, d’une manière ou d’une autre, dénoncent la brutale rupture de l’ordre «normal» des choses opérée par un conflit et ciblent, plus ou moins directement, la responsabilité de l’adulte. De prime abord, on l’a dit, le mouvement qui anime ces films semble difficilement condamnable, dans la mesure où leur entreprise, toute fictionnelle qu’elle soit, a pour but de toucher l’humain et de lui faire prendre conscience des conséquences néfastes d’une guerre. Néanmoins, cette noblesse d’intention est ambivalente car, d’une part, elle semble mettre les films à l’abri de toute critique et, d’autre part, elle permet d’excuser certains choix qui pourraient paraître discutables. Mais surtout, la charge émotionnelle de tels films opère un étrange aveuglement : l’émotion ressentie est telle qu’elle masque bien souvent la réalité tangible, non seulement des causes et des effets d’un conflit, mais surtout de ce que l’enfant, pourtant généralement protagoniste, expérimente et ressent. De fait, celui-ci semble plus constituer un instrument, voire un ingrédient, au service de l’immersion émotionnelle proposée aux spectateurs/trices qu’un personnage développé et invitant à la réflexion.

Prenons, pour nous en rendre compte, l’exemple de La Vita è bella.

Enorme succès commercial en son temps, La Vita è bella peut être classé dans les films de guerre qui mettent en scène des parents protecteurs, comme Mrs Miniver ou La paysanne aux pieds nus. Idéologiquement, ce procédé sert à dénoncer l’absurdité de la guerre qui vient rompre, par l’entremise des nazis, l’harmonie d’une famille aimante et sympathique. La déportation a alors valeur de séparation et de destruction de l’ordre normal dont il vient d’être question. Comme dans la plupart des films de ce type, la famille disloquée constitue un premier élément pour dénoncer les méfaits de la guerre. Toutefois, La Vita è bella va plus loin dans ce sens, car il offre un rare exemple de résistance active : malgré la rudesse du cadre, le père continue son rôle de parent en protégeant et surtout en épargnant à son fils le malheur environnant par l’histoire qu’il invente. Symboliquement, la résistance est de taille, puisque, au non-sens général qu’est un camp de concentration (le travail imposé aux détenus constituait, ainsi que l’a montré, notamment, Hannah Arendt, une pure illusion d’utilité qui n’avait pas d’autre but que de maintenir un semblant d’espoir), le père répond par un jeu de rôle qui contient des règles et une finalité. Sa fiction devient ainsi un rempart contre «celle» du travail au sein du camp et contre la résignation que cherchait à créer la logique concentrationnaire.

Le procédé, bien que simple en apparence, constitue un motif critique tout à fait original et relativement audacieux, car il introduit le motif comique de la satire dans un univers des plus sombres et dramatiques. C’est notamment ce qui a valu au film quelques critiques, mais surtout des éloges et l’Oscar du meilleur film étranger (même si le film était en réalité distribué par une société américaine qui a eu un droit de regard sur le montage final).

Pour autant, l’idée ne va pas sans poser des questions, non pas tant sur le plan un peu stérile de la morale (on a notamment accusé Benigni de « rire des camps », ce qu’il ne fait en réalité jamais), que sur celui, précisément, de la fonction du personnage de l’enfant et de son usage vis-à-vis de la portée idéologique du film.

Tout d’abord, on peut remarquer que Giosuè est un personnage peu individualisé. Toutes les réactions qu’on nous montre de lui se situent exclusivement dans un rapport au père (et dans une moindre mesure, à la mère), et sont donc avant tout, et précisément, des réactions. Hormis ce moment de doute où il rapporte à son père qu’« on fait deux du savon et des boutons », laissant entrevoir qu’il a entendu cela en l’absence de celui-ci et qu’il a donc un semblant d’autonomie perceptive, le film ne nous donne pas accès à l’expérience que l’enfant fait de son environnement par lui-même. On pourrait objecter que c’est justement le propos du film d’éviter à l’enfant de devoir faire une telle expérience et qu’il n’y a rien que de logique dans ce procédé, dans la mesure où une telle absence est surtout due à l’ingéniosité du père. En effet, hormis la fois mentionnée, Giosuè ne se doute pas que son père ment et que quelque chose de grave est en train de se dérouler. Au niveau de la logique narrative et fictionnelle du film, le principe est relativement cohérent : la fiction du père parvient à résoudre plusieurs situations qui pourraient laisser entrevoir la vérité, comme l’effort physique des détenus, leur état de fatigue, l’absence d’autres enfants juifs ou la présence des gardes. Toutefois, il faut souligner que certaines composantes types d’un camp restent dans l’ombre ou se trouvent éliminées, ce qui facilite grandement la tâche de Guido. Il en est ainsi pour les conditions de vie dans le dortoir et les effets de la promiscuité terrible qui y règne, comme la présence de punaises, de déjections humaines ou de comportements violents créés par le désespoir : toutes sont absentes du film. Quant aux gardes, le moins que l’on puisse dire est qu’ils paraissent peu violents, voire relativement absents, ce qui laisse la possibilité à Guido et à son fils de déambuler sans trop d’obstacles au sein du camp. A ce titre, on peut relever un plan qui semble tenir d’une erreur de composition tant il paraît invraisemblable : au moment où le père utilise « la méthode Schopenhauer » pour tenter d’éloigner un chien près de découvrir la cachette de son fils, on perçoit une troupe de soldats qui passent à quelques mètres devant lui et qui devraient logiquement le voir agiter ses doigts en direction de la cachette.

De manière générale, il apparaît que la mise en scène et les choix de Benigni sont en réalité construits de sorte à rendre possible la fable du père. Mais cette logique « d’épargne » ne concerne pas uniquement le fils à l’intérieur du récit. Autrement dit, la tendance du film à vouloir cacher les marques de violences visuelles n’est pas seulement dirigée envers le fils, mais également, voire surtout, envers les spectateurs/trices. En témoignent notamment ces deux passages éloquents situés vers la fin du film. Dans le premier, on voit Guido qui se perd dans la brume et tombe nez à nez avec un monticule de cadavres qu’il devine mal à travers le brouillard. Son fils dort sur ses épaules et tourne le dos à la scène. Il ne peut donc pas voir la chose. Pourtant, l’image du monticule est clairement esthétisée dans le but d’atténuer l’horreur qui s’en dégage. Outre la probable référence au film d’Alain Resnais, Nuit et brouillard, ce plan ne se justifie pas par rapport à la logique d’épargne du père vis-à-vis de son fils mais plutôt par une pudeur vis-à-vis des spectateurs/trices. Le second passage est la mort de Guido qui a lieu entre deux murs, à l’abri non seulement du regard du fils, mais également (surtout) à l’abri de celui des spectateurs/trices. Là encore, ce sont ces derniers/ères qu’on épargne avant tout.

Dès lors, ce que ces aspects interrogent, à un niveau plus référentiel, est l’expérience filmique que Benigni donne à voir d’un camp de concentration. En éliminant de l’écran plusieurs caractéristiques, il fait vivre aux spectateurs/trices une expérience des camps semblable à celle qu’il cherche à créer, dans le film, pour son fils, c’est-à-dire une expérience simplifiée, amputée d’éléments dérangeants visuellement et émotionnellement. Dans ce procédé, Giosuè joue alors un rôle essentiel : concentrer l’identification spectatorielle et « indiquer » l’attitude émotionnelle à avoir vis-à-vis du jeu de Benigni. Ainsi, le fait de ne montrer Giosué qu’en réaction à ce que fait le père (notamment lorsqu’il « traduit » les consignes du soldat) revient à instrumentaliser l’enfant pour en faire une caution morale des choix filmiques du réalisateur et une sorte de « marche-à-suivre émotionnelle » à l’adresse des spectateurs/trices. Tout comme la plupart des autres personnages, celui de Giosuè n’existe, dans le film, que dans le but de légitimer la logique d’atténuation qui traverse le film et mettre en avant le « personnage » de Benigni. Ainsi se justifie l’absence presque totale de développement psychologique de ceux-ci. On les réduit à des traits extérieurs minimaux et fonctionnels (le mari promis à Dora, par exemple, est d’une vacuité qui touche au grotesque et ne semble présent que pour valoriser, par contraste, le rôle du gentil Guido). En ce qui concerne l’enfant, vu sa fonction à lui, on le dote uniquement d’attributs qui renvoient à un imaginaire type comme l’espièglerie, quelques facéties, des bouderies amusantes et une curiosité naïve particulièrement utile à Benigni pour démontrer toute l’étendue de son comique. Loin de se contenter d’utiliser un imaginaire déjà présent, les instances productrices du film le reconduisent donc, en créant un personnage qui ne renvoie finalement, faute d’individualité propre, qu’à lui-même, c’est-à-dire à une figure type d’enfant.

En définitive, si Giosuè nous informe de quelque chose, c’est moins de ce que peut vivre un enfant dans un camp de concentration, que de la manière propre à certains films commerciaux de composer un personnage à partir de stéréotypes tirés d’un imaginaire figé dans un but purement utilitaire.

Si un tel personnage, devient, comme nous l’avons dit, « adulte trop tôt » dans ce type de films, ce n’est pas tant dans l’histoire du film, que dans la manière qu’ont les producteurs de l’exploiter dans celui-ci.

Visions alternatives : l’enfant restitué

Bien entendu, tous les films de guerre ne procèdent pas ainsi. Dans Jeux interdits de René Clément, et Un sac de billes de Jacques Doillon, notamment, quelque chose s’inverse : ce n’est pas la guerre qu’on prétend voir à travers les enfants, mais les enfants qu’on voit à travers la guerre. De fait, ces derniers n’entretiennent pas de simples rapports passifs à un conflit et ne sont pas présentés avant tout comme des victimes, mais comme des êtres influencés par leur environnement, tentant tant bien que mal de s’y accommoder et de lui donner du sens avec leurs petits moyens. Dans le film de Clément, par exemple, cela passe par une sorte de « jeu de la mort » et le cimetière d’animaux que Paulette et Michel constituent. Ce parti pris a pour avantage de focaliser l’attention sur ce que font les enfants et non les adultes. Il ne s’agit pas d’un « jeu » créé par ces derniers, cette fois-ci, mais bien d’une activité enfantine que l’adulte est libre d’interpréter selon ses grilles psychologiques habituelles. L’idée est ingénieuse, car elle n’a pas pour fonction de créer une empathie, une symbolique claire ou même d’apporter une réponse unique à la question implicite que les films du genre posent habituellement : quels sont les effets de la guerre sur les enfants ? Au contraire, le film interroge et interpelle par un agissement étrange, rempli de paradoxes, dont on ne saisit pas bien la portée (tout comme les adultes dans le film, d’ailleurs). Et cela déplace la question. Il ne s’agit plus de se demander ce que la guerre fait sur les enfants, mais comment les enfants donnent du sens à un événement tragique et quotidien. Et la réponse est éloquente : par une cohabitation entre une action imitée et répétée de manière ludique (l’enterrement) et une émotion négative encore peu domestiquée (la tristesse constitutive du deuil). La guerre, toujours en écho lointain, n’est ainsi pas le sujet du film. Si les enfants disent quelque chose de celle-ci, c’est de manière indirecte et sur ses conséquences, à savoir la fréquence de la mort et la logistique que cela implique : faire plus de croix, de cercueils, etc. En tant que tel, le jeu exhibe, par sa logique cumulative (le but est de trouver un maximum de cadavres d’animaux pour remplir le cimetière), une dimension ironique du culte funéraire en temps de guerre : la répétition machinale du rituel qui invalide la portée sacrée et le caractère individuel qu’il est censé détenir. Lorsqu’on le pratique quotidiennement et à fréquence élevée, l’enterrement redevient trivial et réduit à ce qu’il désigne : une simple mise en terre. Tout ce dont les adultes l’affublent apparaît dès lors comme superflu, voire légèrement risible, et ne sert, finalement, qu’à justifier la présence symbolique de la religion au sein de la communauté. De fait, le jeu interdit ré-ouvre sans doute une zone psychologique que notre sens moral d’adulte cherche à fermer, car elle est faite de sentiments délicats tels la banalisation de la mort, la fatuité du sacré et l’oubli d’un être aimé. En ce sens, le film utilise réellement des caractéristiques de l’enfance pour explorer un sujet, au contraire de beaucoup d’autres qui tentent plutôt d’enfermer les paradoxes de ses comportements dans un pathos pour les besoins de la commercialisation du film. Ici, sa portée est tout autre : loin de vouloir réduire, pour les exigences d’une structure narrative rigide, des agissements équivoques, et loin d’exploiter une image sacrée de l’enfance, le film propose au contraire, une réévaluation de celle-ci. Le message est lui aussi tout autre : on n’essaie pas d’attirer une commisération sur le sort de ces enfants, ni d’expliquer psychologiquement leur action. On donne à voir un trait propre à l’enfance : un processus d’apprentissage et d’appropriation d’événements qui ne font pas encore sens et qui ne sont pas (encore ?) résolus.

C’est également une approche très similaire que l’on retrouve dans Un sac de billes de Jacques Doillon, dans la mesure où ici aussi les éventuels paradoxes qui jalonnent le périple des deux frères ne sont pas agencés de sorte à créer une image homogène, mais sont montrés dans toute leur authenticité. Et ceci, non seulement sur le plan du récit et des événements qui arrivent, mais également sur un plan très caractéristique du cinéma de Doillon : la direction du jeu d’acteurs/trices.

Grand spécialiste de films mettant en scène des enfants, Doillon est en effet connu pour laisser à ceux-ci, lors du tournage, une marge de liberté interprétative qui peut se percevoir. Dans ce film, c’est notamment le cas lors de la scène de départ des enfants pour le sud de la France. Face aux recommandations du père et aux quelques anecdotes qu’il raconte, la caméra cadre Josef qui semble hésiter entre un devoir d’écouter son père et l’envie de rire des commentaires que fait son frère sur celles-ci. Le résultat est étonnant et foncièrement éloigné du traitement qu’en ferait un film convenu, à savoir, des adieux déchirants, car il bloque toute possibilité d’empathie. Le but de Doillon est là aussi tout autre : il cherche à montrer qu’un enfant n’a pas nécessairement conscience de la portée d’un adieu, car il ne possède pas un sens clair du solennel. L’effet sur les spectateurs/trices est alors foncièrement différent de celui qui naît d’une instrumentalisation d’un enfant, dans la mesure où cette ambivalence crée des interrogations là où d’autres films se contentent de générer du sentiment. Il s’agit donc bien d’une réflexion autour du rapport entre enfance et condition de guerre, dans le sens où on est amené×e à questionner notre imaginaire de l’enfance et non simplement à l’entériner.

Et l’enfant, dans tout ça ?

Hormis de rares exceptions, la plupart des films de guerre mettant en scène des enfants ne nous informent paradoxalement pas sur ce que vivent ceux-ci face à des conflits. Ils ne nous montrent pas comment ils se réapproprient des événements tragiques, investissent leur environnement immédiat ou « domestiquent la mort ». Ce qu’ils nous montrent, ce sont des enfants-symboles, débarrassés de toute individualité, renvoyant à cet imaginaire de l’enfance propre à l’adulte dont ils deviennent les représentants. On comprend alors mieux pourquoi la majorité de ces films ne possède pas de dimension politique et ne cherche jamais à réfléchir aux causes et aux enjeux qui président à toute guerre : il s’agit d’émouvoir, de toucher et de faire ressentir avant tout. Mais le problème est que pour parvenir à une telle dimension, ces films usent d’ingrédients  ̶  comme l’enfant-symbole  ̶  qui, par leur fréquence et leur conventionalité, font oublier que ce principe n’est ni caractéristique de ce que peut vivre un enfant, ni propre à la « nature » des médias, même si ces derniers l’utilisent abondamment. Comme l’a démontré Roland Barthes dans ses Mythologies, le principe d’une culture marchande est de faire croire, par la répétition d’un même produit, que celui-ci est naturel et spontané. En conséquence, il est possible, non seulement de proposer une autre vision et un autre usage de ces représentations d’enfants, mais surtout, de s’opposer, par le bais de l’analyse critique, à cette manière standardisée d’utiliser cet imaginaire qui prétend être « naturel » et unique, et de montrer que, derrière cette prétention de « donner à voir » des destins propre aux médias, se cachent en réalité des enjeux avant tout commerciaux.

Dans ce cadre, il faut insister sur cet aspect : une image comme celle du petit Aylan n’est pas ce qu’elle paraît. Si elle nous touche, c’est que nous sommes prédisposé·e·s à l’être par le concours des médias, qui relaient abondamment ce type de clichés. Mais en définitive, les bénéfices qui en ressortent sont maigres, voire potentiellement problématiques, car non seulement, comme le dit Bourdieu, ces images bloquent toute réflexion vis-à-vis du conflit dont il est question, mais en plus, elles nous mettent en face d’un phénomène dont nous devrions rougir : celui d’exploiter, sans scrupules, la mort réelle d’un être qu’on débarrasse de son identité. Dans de tels cas, la fiction ou la quête de l’audimat constituent de bien piètres excuses face à ce constat : dans la majorité des images d’enfants qui nous parviennent, l’enfant est paradoxalement le grand absent.

Jean-Marie Cherubini

[1] Bourdieu, Pierre (2008), Sur la télévision, Raisons d’Agir, Paris, p. 74.

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