Prévenir, prédire ou proscrire les discriminations?

La discrimination pose de fait le débat autour de la justice sociale. Sommes-nous toutes, tous égaux ? Non seulement devant la loi, mais dans nos façons de percevoir les autres, d’agir avec eux et de nous appréhender nous-mêmes en y accordant une certaine valeur.

Quelle sorte de justice sociale mettons-nous en avant dans nos lieux d’accueil ? Les éducateurs, éducatrices se posent-elles seulement la question dans leur travail au quotidien ?

« La discrimination commence quand cesse la ségrégation, c’est-à-dire quand cesse la croyance dans une inégalité fondamentale, naturelle, des individus et des groupes, au sein d’une société démocratique : lois ségrégatives envers les Noirs et les colonisés, exclusion des femmes de certains droits et professions, criminalisation de l’homosexualité…» nous disent Dubet, Cousin, Macé, Rui (2013, p. 7)[1].

Sommes-nous vraiment défaits de ces croyances d’une inégalité fondamentale ? Quand, où et comment se glisse la discrimination ?

Qu’en est-il de ces processus de discrimination dont on parle régulièrement ? Font-ils partie de nos journées ordinaires puisque nous glorifions le besoin de l’enfant et que nous disons souvent mettre l’enfant au centre. Au centre de quoi, au nom de qui ?

Sommes-nous à l’abri de toute forme de discrimination ?

Ne stigmatisons-nous pas certaines familles, certains enfants ? Et ce, malgré, voire à cause de nos bonnes intentions…

Se poser la question, tenter d’y répondre, mettre en évidence certaines inégalités et essayer d’y remédier devient déjà une forme de lutte contre la discrimination.

Discrimination vs stigmatisation

Dans leur livre (2013, op. cit.), les auteurs énoncent de la discrimination qu’elle « (…) est une action pratique, elle est le fait d’imposer ou de subir, en toute illégalité, un traitement différent et inégalitaire par rapport aux autres » (p. 56). Deux conditions doivent être réunies pour qu’il y ait discrimination : premièrement, « (…) il faut que les personnes soient égales en droit et accèdent aux mêmes épreuves ». Secondement, il faut que « la discrimination soit activée par des signes sociaux dont les individus sont porteurs et qui les font percevoir avant tout par leurs différences et comme des “problèmes’’ plutôt que comme des individus “normaux’’ » (p. 56).

En cela, ils différencient la discrimination de la stigmatisation qui, elle, « (…) est une action symbolique de désignation et de qualification négative des identités, activée par certains signes considérés comme des stigmates exposant potentiellement les individus au discrédit, au soupçon, à la défiance, à la mise à distance, à la moquerie, à l’injure, à la violence et aux discriminations » (p. 56).

Si l’on s’en tient à ces deux définitions, quelles seraient les discriminations et les stigmatisations qui pourraient s’exercer dans nos institutions ?

Spontanément, quelques exemples me viennent en tête :

Discrimination :

Par exemple, refuser un dépannage pour un enfant plus turbulent que la « moyenne » alors que le groupe n’est pas complet, est-ce de la discrimination ?

Partir cinq minutes avant en promenade et ne pas attendre un parent qui est souvent en retard pour le « punir » en est-ce aussi ?

Et que penser de ne pas retransmettre des informations sous prétexte que la personne ne les comprendra pas, ne les relayera pas.

Stigmatisation :

Se plaindre régulièrement des odeurs de certains enfants/parents d’une autre culture (ail, curry, parfums capiteux…).

S’agacer de l’embonpoint de celui-ci ou de celle-là et désigner les parents comme fautifs.

Divers propos déplacés et répétés concernant les horaires en lien également avec les différentes cultures, mais aussi en lien avec le mode de vie ou la profession des parents, leur statut social.

Ou encore les lourds silences qui entourent une famille homoparentale.

Ne pas peindre le diable sur la muraille vs le diable se cache dans les détails

Des petites choses du quotidien qui s’accumulent, qui se glissent dans les interstices des conversations, qui finissent par se densifier et donner parfois une drôle de forme à notre travail. Ce qu’on fait donne forme à ce que l’on pense (et influence ce que les autres pensent) et ce que l’on pense donne forme à ce que l’on fait (et valide des manières de faire).

Comment ne pas tomber dans le piège ?

Comment ne pas cautionner les trappes à stigmates ?

Comment s’extirper ou extirper les autres de ces engrenages malsains et malfaisants ?

Car, en tenant ces propos, peut-être sans vraiment nous en rendre compte, nous faisons vivre des normes, nous les appliquons comme des absolus, nous les relayons pour la postérité. Et, quelque part, nous nous plaçons au-dessus de celles et ceux que nous désignons et dénigrons. Ou, dans le meilleur des cas, nous les signalons déjà comme des différents, des insuffisants.

Les mêmes auteurs (ibid., 2013, p. 57), et faisant référence à Goffman[2], précisent quelque chose de très important à mes yeux. Il faut distinguer le fait d’être stigmatisable et celui d’être stigmatisé. Il en va de même pour la discrimination. Etre discriminable ne veut pas forcément dire être discriminé. « Tout porteur de stigmate est stigmatisable, mais tous ne sont pas stigmatisés, ni tout le temps, ni partout, ni par tout le monde » (Ibid., p. 57)[3]. Ils tiennent les mêmes propos pour la discrimination : « (…) tous ne sont pas discriminés tout le temps, partout, par tout le monde. » Il est aussi intéressant de savoir qu’il existe des modérateurs de discrimination (capital culturel, talent, réussite scolaire, beauté…), comme il existe des moyens de lutter contre la discrimination en valorisant la parité et la diversité.

Leur recherche et leurs réflexions sur la construction et les effets de la discrimination nous invitent à prendre au sérieux ce problème et à ne pas le minimiser.

Il est tout de même positif de relever que cela n’a pas lieu tout le temps, ni par toutes et tous, et qu’il existe encore des espaces qui sont protégés. Je pense que c’est là, à partir de ces espaces, que nous devons travailler à débusquer, comprendre comment cela fonctionne, afin de neutraliser ces discriminations. Le « hors-normes » n’est pas un donné. Il existe des lieux, des personnes dans ces lieux, qui nous rappellent que nous ne pouvons décréter d’office la « non-conformité » de certains groupes sous prétexte que cela aurait toujours été ainsi, ou que le groupe dominant l’a décidé ainsi. Cela se négocie et s’affine.

Revenons sur la désignation des « pas comme nous ».

Goffman (op. cit., 1975) distingue trois types de stigmates : « (…) les monstruosités du corps – les diverses difformités. (…) les tares du caractère qui, aux yeux d’autrui, prennent l’aspect d’un manque de volonté, de passions irrépressibles ou antinaturelles (…) et dont on infère l’existence chez un individu parce que l’on sait qu’il est ou a été, par exemple, mentalement dérangé, emprisonné, drogué, alcoolique, homosexuel, chômeur, suicidaire ou d’extrême-gauche. (…), les stigmates tribaux que sont la race, la nationalité, et la religion (…). »

Trois formes de stigmates que l’on connaît bien. Que ce soit la peur du handicap qui est encore présente de nos jours, la méfiance des dépendants d’une substance quelconque (alcooliques, toxicomanes, accros aux médicaments…) est encore d’actualité, et je ne peux chaque jour que vérifier les craintes en lien avec la race et la religion.

Chaque groupe constitué possède et construit des attentes spécifiques par rapport à ses membres et ceux qui s’en éloignent sont désignés comme parias. Goffman avance même que : « Il va de soi que, par définition, nous pensons qu’une personne ayant un stigmate n’est pas tout à fait humaine. Partant de ce postulat, nous pratiquons toutes sortes de discriminations, par lesquelles nous réduisons efficacement, même si c’est souvent inconscient, les chances de cette personne. »[4] (Ibid., p. 15) Et malheureusement, de plus, nous en concluons son infériorité. Il y a ce qui est décrété comme normal, et ce qui dépasse devient soit dangereux, soit sans valeur, voire les deux.

Dans nos lieux d’accueil, comment ne pas réduire les chances des enfants et des parents que nous accueillons ? Comment dépasser ces effets de stigmatisation/discrimination ?

Déviance

Et là, un détour par Becker et son livre Outsiders (1985)[5] me paraît judicieux. Ses propos sur la déviance mettent bien en évidence la construction de cette dernière et les acteurs qui la font exister, perdurer. Jean-Michel Chapoulie, dans l’introduction du livre, dit ceci : « Ainsi, au point de départ d’Outsiders, se trouve l’idée que la déviance n’est pas une propriété inhérente à certains actes ou à certaines personnes, mais une catégorie construite au cours des activités d’un ensemble complexe d’agents : ceux qui sont en fin de compte qualifiés de “déviants’’, mais aussi ceux qui font respecter les normes (juridiquement définies ou non), ceux qui cherchent à en imposer de nouvelles ou à faire étendre le champs d’application des existantes, l’entourage des “déviants’’, etc. » La construction de la place des personnes en situation de handicap, des homosexuel·le×s, des Noirs, de la femme qui revendique une autre place que celle qui lui a été longtemps assignée et j’en passe, nous en donne une bonne idée.

Le grand intérêt de cet extrait est, à mon avis, le bout concernant les normes. Qui les édicte, de quelle manière sont-elles relayées, comment les fait-on respecter, etc. ? Toujours selon Becker, les normes peuvent exister de manières très variées. Nous parlons non seulement de lois, mais également « (…) d’accords informels, établis de fraîche date ou revêtus de l’autorité de l’âge ou de la tradition » (Becker, op. cit., p. 26). Il précise ses propos encore plus loin en avançant : « De même, la tâche de faire respecter les normes – que celles-ci aient la force de lois ou de la tradition, ou qu’elles s’appuient simplement sur un consensus – peut incomber à un corps spécialisé, comme la police ou la commission déontologique d’une association professionnelle ; mais cette tâche peut aussi être l’affaire de tout un chacun, ou du moins de tous les membres du groupe auxquel les normes sont censées s’appliquer. » (Ibid., p. 26)

Ce qui signifie que nous, éducs, nous relayons ces normes, nous les faisons vivre et nous exerçons un certain pouvoir là autour. Sommes-nous des traceurs, ou pire des délateurs de déviants ? Magnanimes, nous nous situons toujours du côté de la prévention. Pourtant je suis sûre que, bien des fois, nous avons fait pencher la balance (sans jeu de mots) du côté de la prédiction proche de la délation.

Se poser également la question de quelle conception de la déviance nous sommes porteurs est intéressant. Avons-nous une vision statistique et trop simpliste de la déviance : serait « déviant ce qui s’écarte par trop de la moyenne » (Ibid., p. 28). Dans cette perspective, les roux et les gauchers sont déjà déviants, nous rappelle Goffman. L’exemple des gauchers est de ce point de vue représentatif, puisque il n’y a pas si longtemps des maîtresses d’école et des parents pouvaient obliger des enfants à écrire de la main droite… Complètement disparu cet usage ? Ces enfants étaient stigmatisés, ils avaient un défaut sinon, pourquoi les aurait-on obligés à écrire de la main droite ?

Avons-nous une conception plus médicale de la déviance ? Quelque chose de l’ordre de la pathologie qui appuierait ces propos : « (…) pour l’essentiel, sur les notions de santé et de maladie empruntées à la médecine » ; bien qu’il soit très difficile de mettre tout le monde d’accord sur ce que cela signifie. Homosexuels, toxicomanes… des malades mentaux ? La grande limitation de ce point de vue est la vision très individuelle du problème dans le sens où, très clairement, on en « situe la source à l’intérieur de l’individu » (Ibid., p. 30).

La conception sociologique définit la déviance « par le défaut d’obéissance aux normes du groupe » (Ibid., p. 31). Elle est plus relativiste nous dit Becker, même si elle fait l’impasse sur certaines ambiguïtés notamment autour de la construction des normes (étalonnage et mesure du comportement face à ce dernier, appartenance à plusieurs groupes différents…). La déviance est donc, selon cette conception, « la transgression d’une norme acceptée d’un commun accord » (Ibid., p. 32). C’est bien ce qui permet de comprendre comment et pourquoi « (…) tous ne sont pas discriminés tout le temps, partout, par tout le monde ». Les choses bougent, nous pouvons les faire se déplacer, et l’exemple de l’homosexualité qu’une partie de la société a longtemps considérée comme une déviance.

« Les groupes sociaux créent la déviance en instituant des normes dont la transgression constitue la déviance, en appliquant ces normes à certains individus et en les étiquetant comme déviants. De ce point de vue, la déviance n’est pas une qualité de l’acte commis par une personne, mais plutôt une conséquence de l’application, par les autres, de normes et de sanctions à un “transgresseur’’. Le déviant est celui auquel cette étiquette a été appliquée avec succès et le comportement déviant est celui auquel la collectivité attache une étiquette. » (Ibid., pp. 32-33)

Nous appartenons toutes et tous à différents groupes (de la culture et la nationalité en passant par le genre ou la classe sociale) et pour chacun d’eux des normes ont été créées et validées. Comme nous ne faisons pas partie que d’un seul groupe, il arrive que nous re-questionnons les règles mises en place, car nous avons d’autres points de repères. Nous n’allons peut-être plus accepter ce qui régit telle sorte de déviance. Comme le dit Becker : «  Le caractère déviant ou non d’un acte dépend donc de la manière dont les autres réagissent. » Et, les autres en l’occurrence, c’est aussi nous les éducs.

Nos réactions – face à des parents au chômage, des familles homoparentales, des familles précaires de nationalité suisse ou autre, des enfants différents et pas seulement ceux ou celles porteurs de handicaps visibles (trisomie, surdité) – vont faire pencher la balance d’un côté ou d’un autre. Discrimination, stigmatisation, déviance ou normalité.

Je m’inquiéterai ici des enfants dits difficiles, qui semblent avoir envahis nos institutions. Meirieu parlent d’enfants bolides, d’autres parlent d’enfants avec troubles du comportement, ou encore d’enfants hyperactifs, d’enfants avec des besoins spécifiques. Ces dernières années (5 ?, 10 ?) sommes-nous en train de construire une nouvelle forme de déviance ?

Ils ne sont pas encore diagnostiqués, étiquetés comme déviants. Ils sont pourtant déjà stigmatisés par les professionnelles, par le groupe d’enfants, par les parents alentour. Nous sommes en ce sens aux premières loges de ces prémices de déviance non encore avérée.

Les enfants dont je parle se retrouvent dans les trois conceptions ébauchées plus haut : conception statistique, au niveau de leur comportement ; oui, ils s’écartent par trop de la moyenne des enfants, est-ce pour autant que nous devons nous en débarrasser ? Ils entrent également dans la vision médicale ; selon le DSM 5, plusieurs d’entre eux correspondraient tout ou partie aux symptômes évoqués, est-ce pour autant que nous devons les interner, les médiquer (ritaline, etc.) ? Selon la dernière conception, ils sont aussi hors normes, pas de doute, mais les normes en vigueur ont-elles été bien explicitées aux enfants, aux parents ? Avons-nous de notre côté suffisamment vérifié les règles mises en place pour ces enfants ? Quel travail de compréhension mutuelle avons-nous su construire ? Donner du temps au temps de la compréhension et de l’explicitation est un premier pas. Mais le temps est insuffisant à lui seul pour tout compenser. Lacunes il y a, les règles du « jeu social garderie » ne sont pas assimilées, et souffrance il y a, autant pour l’enfant, pour sa famille que pour les éducs. La nécessité de repenser la prise en charge au quotidien pour prendre en compte ces enfants singuliers est indispensable. En plus de temps, nous avons besoin de forces vives. Forces vives que je déclinerai en deux volets :

  • De l’aide. Les quotas d’éducs-enfants actuels sont planifiés pour des enfants standards, des enfants « théoriques ». Nous sommes bien en peine, en l’état, d’absorber ces nouvelles difficultés. De l’aide en plus est souvent indispensable pour le moins mal-travail de toutes et de tous.
  • De l’intelligence. Nous sommes souvent démunie·s (en pensée, en élaboration) pour faire face à ces problématiques et les réponses les plus simples et les plus utilisées sont : la stigmatisation et la discrimination.

Pour rappel : « La déviance est une propriété non du comportement lui-même, mais de l’interaction entre la personne qui commet l’acte et celles qui réagissent à cet acte », Becker (1985, p. 38).

Nous sommes en train de désigner et de produire de nouveaux déviants alors que, si nous en avions les moyens (argent certes, mais concrétisé en termes de temps, d’aide, d’intelligence), nous pourrions être capables de faire face et peut-être d’améliorer les choses. Nous devrions être capables de créer un espace (tel qu’esquissé plus haut) où la discrimination ne serait pas la seule réaction possible, mais envisager d’autres réponses pour permettre à ces enfants de progresser et créer avec eux et leur famille de nouveaux espaces de coopération.

Becker dit aussi que « les différences dans la capacité d’établir les normes et de les appliquer à d’autres gens sont essentiellement des différences de pouvoir (légal et extra-légal). Les groupes les plus capables de faire appliquer leurs normes sont ceux auxquels leur position sociale donne les armes et le pouvoir. » Nous avons un certain pouvoir, mais nous devons garder à l’esprit que nous n’avons pas le monopole de la vérité et que le réel se travaille.

Karina Kühni

[1] Dubet, François ; Cousin, Olivier ; Macé, Eric ; Rui, Sandrine (2013), Pourquoi moi ? L’expérience des discriminations, Seuil : Paris.

[2] Goffman, Erving (1975) [1963], Stigmate, les usages sociaux des handicaps, Minuit : Paris.

[3] Souligné par moi.

[4] Souligné par moi.

[5] Becker, Howard S. (1985) [1963], Outsiders, Métaillé : Paris.

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