Etre l’autorité, faire autorité, avoir de l’autorité et au-delà

Le cadre est désormais connu et posé : la rubrique des « Savoirs des couloirs » est partie du souhait de visibiliser et de faire vivre les savoirs praxiques des professionnel·les de l’accueil collectif. Il s’agit d’offrir aux éducateurs·trices la possibilité de s’exprimer, sans qu’ils et elles rencontrent les difficultés de l’écriture d’un article, tout en gardant l’idée d’une publication articulant leurs propos avec un savoir plus académique[1].

L’autorité nous a paru être un thème qui se prêterait bien à cet exercice. Précisons encore qu’il y a dix ans, la Revue avait déjà publié un dossier sur ce sujet. En comité de rédaction, il nous a semblé qu’il était nécessaire d’y revenir, de se questionner sur ce qu’elle était devenue aujourd’hui. C’est pourquoi nous avons fait le choix de donner la parole à des personnes qui entrent dans le métier, qui sont encore en cours de formation. Nous avons réuni deux groupes de trois apprenant·es[2] dans deux institutions pour des entretiens collectifs autour de cette question de l’autorité[3]. La retranscription des entretiens a fortement fait écho au texte de Robbes (2017) que nous avions lu en amont. Cet auteur distingue plusieurs significations indissociables au concept d’autorité qu’il nomme être, avoir et faire. Notre article est construit autour de ces trois verbes. Néanmoins, au fur et à mesure de notre travail, d’autres aspects de l’autorité ont émergé, parfois à partir des propos des apprenant·es, parfois dans le fil de nos échanges ou encore à partir de nos lectures sur ce thème. Ils sont venus se raccrocher à la structure de base. Ainsi, la polyphonie des voix ayant contribué à cet article se répondent et dessinent les contours multiples de cet objet complexe qu’est l’autorité.

Etre l’autorité

Ce premier visage de l’autorité correspond au terme latin potestas ; il signifie « le pouvoir fondé sur la fonction, le grade ou le statut » (Houssaye, 2012, p. 31). Il est lié au rapport asymétrique entre les personnes en présence. Rappelons, même si cela paraît une évidence, que l’autorité des éducateurs et des éducatrices de l’accueil collectif de jour se fonde sur la différence générationnelle (un adulte versus un enfant) ; elle est aussi transmise par l’institution. C’est en tant que professionnel·les engagé·es dans cette structure que les éducateurs et les éducatrices ont une responsabilité vis-à-vis des enfants accueillis (Robbes, 2017, p. 35) et que celle-ci implique une autorité. Comme l’exprime Drouin-Haas (2009, p. 48), « l’éducation reste une relation dissymétrique, toujours en déséquilibre, où l’autorité ne peut pas ne pas être (il y aurait des éducations “avec” et d’autres “sans” autorité), elle en est une dimension essentielle ».

Se jouant dans le cadre d’une équipe de travail, l’autorité a également une dimension collective. Le soutien de l’équipe est requis pour transmettre symboliquement l’autorité, en particulier vis-à-vis des apprenant·es, des remplaçant·es ou des nouveaux collègues (Cifali, 2020, p. 246). Les apprenant·es rencontré·es ont souligné comment cet appui était important pour elles et eux.

AP 2: «Cest mon premier stage long avec les enfants et jai beaucoup parlé avec ma formatrice par rapport à lautorité parce que justement, au début, javais un peu de la difficulté.»

AP 2: « L’enfant sait que je suis une stagiaire et voilà, en tant que stagiaire, on a quand même des limites dans ce qu’on fait par exemple. Et les enfants, ils voient tout (…).» Cette apprenante constate que les enfants se rendent compte que les stagiaires n’ont pas tout à fait le même statut que les autres professionnel·les et vont donc venir vérifier ce qu’il en est. A ce moment-là, l’appui de l’équipe est important : « Moi je me suis sentie soutenue par l’équipe, dans ce sens que, si je dis quelque chose à un enfant et que l’enfant refuse d’écouter ou quoi que ce soit, l’équipe, la personne qui est à côté va dire comme ça: “ Mais je suis d’accord avec AP 2, donc j’aimerais que tu fasses cela aussi.”»

Deux d’entre eux rapportent aussi l’importance de pouvoir passer le relais lorsqu’on se sent dépassé·e, ou simplement le jour où on n’est pas dans sa meilleure forme :

AP 4: «Si tu es dépassé, cest quil faut déléguer (…), c’est même bien, c’est professionnel de déléguer. C’est pas de dire : je suis impuissant, je suis nul alors je délègue (…) c’est de dire: là ça passe pas, du coup je délègue et ça ira mieux. »

AP 6 : «Ça m’arrive aussi de me sentir dépassée. Au départ, je demandais pas forcément du relais et, maintenant, je le fais de plus en plus. Parce que je me suis rendu compte que c’est ce qui va faire que je suis dépassée après (…), à la fin de la journée, soit on explose, soit on encaisse, ça peut tourner sur quelque chose de mauvais, pour nous, et pour l’enfant.»

Une autorité statutaire en déclin

Ajoutons encore qu’au Café du commerce, il se dit qu’autrefois, il y avait un vrai respect de l’autorité, qu’aujourd’hui, les policiers et les policières, les enseignant·es, les parents, les éducs ne sont plus respecté·es et que c’est là l’origine de tous les maux (ou presque) de notre société. Sans doute qu’une évolution indéniable a eu lieu : le statut ne « confère plus immédiatement une autorité de fonction » (Cifali, 2020, p. 234), c’est vrai. Pourtant, comme le décrit encore cette auteure, « il y a de l’illusion dans cette nostalgie, une cécité quant aux effets névrotiques de la peur, de la soumission et de la répression » (op. cit., p. 233). Ce que l’on peut dire à ce sujet, c’est que nous ne regretterons pas l’époque des bruits de bottes et que cette imposition moins absolue de l’autorité des professionnel·les est sans doute, au contraire, une chance. « Aujourd’hui, l’autorité se construit, se débat, se mérite. » (Garapon, cité par Cifali, op. cit., p. 234.) « Comment sommes-nous soutenus dans notre autorité ? Comment sommes-nous accompagnés pour qu’elle ne se confonde pas avec le pouvoir du despote, (…). Comment sommes-nous aidés à travailler les inévitables moments de défaite ? (…) Telles sont quelques-unes des questions posées à toute institution » (ibidem, p. 250). Il s’agit de s’ajuster pour construire une cohérence qui ne soit pas non plus un mur infranchissable, offrir un soutien à chaque professionnel·le tout en ne se voilant pas la face sur les dysfonctionnements, les abus d’autorité.

AP 5 : «Dans une équipe, il faut que ce soit un minimum cohérent, après chacun amène sa touche et sa manière de faire.»

AP 4 : «Il faut garder une certaine cohérence, parce que, si il y a pas de cohérence, si un éducateur il fait comme ça et une autre elle fait comme ça, les enfants, ils sont perdus. Alors que si on garde un même fil rouge (…) et même si on a des réactions différentes, ça fonctionne.»

AP 5 : «Je suis d’accord, c’est vraiment important d’avoir un fil rouge que chaque personne tient.»

Les apprenant·es ont largement reconnu l’importance d’un accord, d’une cohérence dans l’équipe, qui laisse néanmoins place au style[4] de chacun·e. Ils et elles exposent que cette question est fréquemment abordée lors des entretiens de suivi de stage, néanmoins cela semble être plus rare au sein de l’équipe, comme en convient une apprenante :

AP 5 : «De manière générale, jai très peu loccasion de discuter de çaEnfin en entretien, moi, avec ma PF, oui, mais avec toute léquipe, pas trop.»

Travaillant souvent en duos alternativement avec plusieurs membres de l’équipe, les apprenant·es sont les témoins des incohérences de l’équipe. Une apprenante raconte par exemple comment, alors que le matin, l’éducatrice présente avait exigé des enfants qu’ils rangent immédiatement des jouets personnels qu’ils étaient allés chercher dans leurs casiers, l’éducatrice de l’après-midi trouvait, elle, que ce n’était pas un problème. Elle termine en disant :

AP 6 : «Je suis avec trois éducatrices différentes les trois jours que je suis là, et chaque éducatrice, elle fait de façon différente, donc cest un peu compliqué de trouver le fil en fait. »

Accueillir des apprenant·es pourrait être l’occasion pour une équipe de prendre conscience de ces écarts et de les retravailler. Pour autant que ceux-ci, engagés dans les enjeux de la formation, se permettent de partager leurs observations et que l’équipe soit prête à se servir de cette opportunité.

Faire autorité

Faire autorité est différent de « être l’autorité » défini plus haut. Toujours selon Robbes (op. cit., p. 35) cela « concerne les capacités fonctionnelles – savoirs d’actions, gestes professionnels – qu’un·e enseignant·e [éduc] détenteur de l’autorité statutaire va mobiliser dans des situations toujours spécifiées où il est en relation avec tel élève, avec telle classe ». Nous nous éloignons donc de l’autorité statutaire, de l’autorité de fonction pour nous approcher du face-à-face, de la relation proprement dite où la personne « met en jeu » l’autorité dans des gestes, par des mots, au travers de regards. Le tout dans un rapport à l’autre situé ; c’est-à-dire une institution précise, une équipe constituée, un espace donné, etc. En conséquence, cette autorité-là se lit aussi à la manière des professionnel·les d’habiter un espace défini : leur positionnement dans le lieu et, par exemple, le fait de se déplacer ou non. Ou encore, l’attention portée au déroulement des activités en cours, à tel ou telle enfant en particulier, à la dynamique du groupe, tout autant de repères qui permettront d’intervenir de manière plus ajustée en cours d’action. De bonnes connaissances des lieux, des enfants, des collègues, du genre[5] institutionnel et des règles en vigueur facilitent cette position d’autorité.

Les apprenant·es ont tous et toutes fait référence à ces aspects :

AP 2: « Et aussi dans l’autorité, j’ai dû un peu travailler au niveau de ma posture parce qu’elle (formatrice) m’a dit que la posture (était importante), le non-verbal aussi, les gestes, l’intonation de voix et tout. »

AP 4: « Et puis en nurserie, nous l’autorité, ça se traduit plus par les mimiques du visage et comme ça, et par le ton de la voix, parce que les mots, ils ont pas toute la capacité de comprendre ce qu’on veut dire, alors c’est plus dans les mots simples et dans le ton de la voix, comment tu parles et puis, ta communication avec le visage. »

AP 5 : « Moi je dirais que, il y a un moment, où il faut parfois hausser le ton, mais c’est plus pour recapter l’attention. Plus que parce que ça marche mieux je pense. Parce que, quand tout va dans tous les sens et que tout le monde crie en même temps… Je peux parler doucement et personne ne va entendre. »

Ce travail d’ajustement du ton, des gestes, de connaissances au sujet d’un enfant spécifique ou d’un âge en particulier est palpable dans leurs propos. Nous pouvons repérer que l’autorité se construit dans un lien et dans une confrontation.

D’ailleurs, plusieurs réflexions autour du lien et du cadre ont été nommées. Une apprenante se retrouve en difficulté dans un groupe où elle va chercher du matériel alors que le jour d’avant, elle avait passé une journée d’observation avec eux et cela s’était bien passé.

AP 1 : « Ils étaient tous autour de moi, ils m’agrippaient les jambes et je leur ai dit : “Bon ok, mais je dois partir !” Mais il y en avait 2 ou 3 et ils n’arrêtaient vraiment pas, et là, j’ai dû commencer à être un petit peu plus ferme avec le ton et avec la voix et même un peu avec les gestes et ça ne marchait pas. Ils étaient toujours… ils essayaient physiquement de me retenir pour pas (me laisser) partir, mais ils comprenaient que je devais partir, et du coup, je me sentais vraiment démunie et j’ai dû demander à ma collègue d’intervenir pour pouvoir continuer à faire mon chemin. »

A la question de savoir les raisons de ce changement, elle argumente ainsi :

AP 1 : « Je ne sais pas, peut-être que… eh bien, le lien. Le lien n’a pas été vraiment construit et du coup, il n’y a pas peut-être… le cadre aussi n’a pas été mis avant. »

Une autre apprenante relie les deux notions :

I : « Comment vous étiez avant, avant qu’on vous dise tout ça, qu’il fallait un cadre, avoir une certaine posture, par rapport à l’autorité ? »

AP 2 : « Par rapport à l’autorité, je n’étais pas pour (le cadre), moi je me disais que peut-être au lieu de créer le lien, ça peut plutôt casser le lien qu’on pourra créer avec l’enfant. Mais au jour d’aujourd’hui, je trouve que c’est très important, ça a sa place. Il faut juste connaître à quel moment l’utiliser. »

Le cadre

Tentative succincte de mise en évidence des différentes fonctions du cadre.

La notion de cadre (mettre le cadre, tenir le cadre, poser le cadre, mettre des limites, rappeler les règles) a été évoquée par tous les apprenant·es. Leurs propos sont hésitants, ils et elles oscillent entre rigidité – le cadre c’est ­indispensable, il faut le faire respecter – et souplesse – ça dépend pour qui et comment on s’y prend.

Les apprenant·es le perçoivent comme une aide extérieure utile qui faciliterait la mise en œuvre de l’autorité par son rappel et il semble être aussi un outil indispensable contre lequel les enfants vont tester la fiabilité, la solidité des éducs.

AP 2 : « (…) L’autorité ça fait peur, mais ça permet aussi de mettre le cadre et d’aider les enfants… par exemple, moi je suis chez les moyens et moi je sais que, quand j’ai commencé le stage, il y a des enfants qui essayaient vraiment de “me tester”, tester mes limites et tout, et j’ai ma FPP qui m’a dit, et c’était un peu nouveau, et j’étais obligée d’être un peu autoritaire pour poser le cadre et quand je regarde aujourd’hui ça aide vraiment l’enfant à comprendre ce qui est. »

AP 4 : « Mais si les enfants ils se disent : “Avec cette éduc ça passe, mais avec celle-ci ça passe pas”, ils ont jamais de cadre en fait. Il y a pas le cadre de la garderie, il y a le cadre de l’éducatrice, il y a pas le cadre d’un groupe en fait. »

« Parce que, de toute façon, tu peux être H24 avec eux, si tu poses un “bon cadre”, ils vont pas être comme toi, enfin, ils vont être eux-mêmes. Par contre, si tu commences à les écraser, ben ils vont pas pouvoir se développer. Il faut faire attention à ça. »

Quatre grands axes du cadre se dessinent (autant du côté des enfants que des éducs) :

1) Le cadre qui permet la confrontation

Cifali (op. cit., p. 241) en parle ainsi : « L’opposition et le refus sont indispensables pour grandir et apprendre. Un “non” d’un élève ou d’un enfant est souvent un “non” qui teste si nous sommes consistants ou pas, cohérents dans nos discours comme dans nos actes. (…) Il n’y a pas d’autorité sans conflictualité. » C’est bien contre quelque chose qui résiste que l’enfant va trouver de nouvelles manières de s’y prendre, de progresser. Le cadre posé par les adultes est donc nécessaire.

2) Le cadre qui a une fonction contenante

AP 6 : « J’ai choisi la photo N° 23[6], parce que l’autorité ça apporte aussi une certaine sécurité pour certains enfants. C’est dans le cadre, de nouveau. Ça montre que le parent, l’adulte sera là. C’est pas quelqu’un qui laisse libre cours à tout, vu qu’il y a l’autorité, il est toujours vers l’enfant. »

Le cadre contient l’explosion, les débordements des enfants pris dans une spirale infernale et qui pourraient se faire mal ou faire mal aux autres.

AP 5 : « Et j’ai choisi la 16 pour le positif, en voyant l’autorité comme un accompagnement qui permet à l’enfant de se développer tout en ayant un soutien, une présence, qui sécurise et accompagne. Vraiment la sécurité que l’autorité peut apporter. L’enfant se sent bien, il a confiance en lui. »

3) Le cadre qui rassure

Pour les éducs et surtout pour les novices, savoir dans quel cadre on évolue, connaître les règles en vigueur permet de travailler sans toujours se poser la question de savoir si ce que l’on fait est juste. Un peu à l’image des règles sociales incorporées dès le plus jeune âge. Au-delà de cette vision mécanique, De Jonckheere (2010, pp. 369-370) nous rappelle encore que c’est bien un individu spécifique qui met en application la règle. Dès lors se glisse l’interprétation que se fait le sujet de la règle. Toutefois, il faut rappeler que le sens de la règle reste collectif, qu’il n’est pas l’apanage d’une seule personne. Le grand bémol est que si « ces règles incorporées ou “habitus” » nous aident à régler les problèmes pratiques rencontrés, elles ont le désavantage de perpétuer les déterminations sociales.

4) Le cadre qui dissimule

Il réside une difficulté majeure à nos yeux concernant le cadre et son rapport avec l’autorité : de quel cadre parlons-nous ? Qui le décide ? De quoi est-il fait ? A qui, à quoi sert-il ? Comment est-il fait respecter ? Par qui est-il porté ? Au nom de qui, de quoi ? Il semble que ces points soient bien souvent un angle mort de la réflexion sur notre thématique.

Ligne de fuite – Collectif CrrC
Sa majesté le cadre – MIC

Appliquer mécaniquement les règles et justifier toutes ses actions par le cadre ne sauraient suffire. « Le travail social devient une activité “éthique” lorsqu’il s’intéresse à la manière dont les règles font exister les humains auxquels il a affaire et dont elles font exister les professionnnels. En d’autres termes, il s’intéresse aux modes d’action nommés “prescriptions”. » (De Jonckheere, p. 372.) C’est à ce niveau qu’il reste un grand travail à fournir.

Avoir de l’autorité

Sous ce vocable, Robbes définit ce travail que chacun·e doit faire pour construire son autorité propre. Cette construction est en lien avec son vécu, la culture dans laquelle il ou elle est immergé·e, les expériences en lien avec l’autorité qu’il ou elle a faites dans sa propre enfance, et continue à faire. Elle contient donc une large part de subjectivité, « les affects et l’imaginaire sont largement prépondérants » (Ardoino et Barrus, cité par Robbes, p. 36).

Plusieurs apprenant·es font des liens entre leur expérience de l’autorité en tant qu’enfant et la construction de l’autorité sur le lieu de travail, que ce soit parce qu’ils et elles ont vécu dans une famille où « ça criait tout le temps » ou, au contraire, qu’ils et elles ont vécu plutôt positivement l’autorité posée par les adultes.

Il s’agit néanmoins de dépasser ces éléments fondateurs, de les conscientiser, de les remettre en question. Ce processus se construit aussi dans la rencontre avec l’autre. Il n’existe donc pas un modèle qu’il n’y aurait qu’à copier ; chacun·e construit et reconstruit son propre rapport à l’autorité. Contrairement à l’idée, souvent exprimée, que certaines personnes auraient « une autorité naturelle », l’autorité doit rester un chantier permanent. Sous cette face, l’autorité se réfère au terme latin auctoritas. Il s’agit de s’autoriser et d’autoriser l’autre (Robbes, p. 36). « L’autorisation suppose l’expérience significative de pouvoir se reposer sur autrui et, paradoxalement, de pouvoir s’en remettre à autrui pour sa sécurité dans une situation inconnue, de faire confiance à autrui pour pouvoir se risquer à quitter ses postures défensives, sortir de ses captations et se situer à l’origine de ses actes et de son devenir. » (Marpeau, cité par Robbes, p. 36.) Auctoritas est d’ailleurs construit sur le terme augere qui signifie augmenter. L’autorité prend ici sens pour autant qu’elle augmente l’autre, qu’elle lui permette de devenir auteur. Comme le dit Meirieu, il s’agit « de “faire alliance” avec l’enfant et de lui proposer un ensemble de contraintes et de ressources qui lui permettront d’apprendre et de grandir » (2009, p. 303). L’autorité doit viser à sa propre disparition, et à l’émancipation de l’enfant.

Ce qui implique, de nouveau, que l’autorité n’est pas une armure qu’on enfile, mais doit s’ajuster à chaque enfant, se construire avec lui. « Elle naît dans un lien et advient par une mutuelle reconnaissance » (Robbes, cité par Cifali, 2020, p. 234). Les apprenant·es qui ont participé à cette mouture des Savoirs des couloirs ont largement souligné cette importance du lien et de l’ajustement à chaque enfant :

AP 4: «Il faut toujours avoir le lien avec lenfant. Il faut créer le lien dabord. Parce que, si tu arrives le premier jour et tu commences à lui crier dessus… Tu vas jamais créer le lien (…), c’est le plus important. »

AP 5: «Je pense que ce qui marche le mieux, cest quand tu construis ça avec lenfant (…) quand on donne des clés à lenfant pour quil comprenne pourquoi.»

AP 2 : «Cest juste connaître le bon moment, le juste milieu parce que lautorité ça ne va pas avec tous les enfants, avec tout le monde (…); il y a des enfants que, quand c’est un peu plus autoritaire, qui peuvent monter en symétrie. Il faut un peu entrer dans la phase de négociation.»

L’une des apprenantes exprime de manière très illustrative cette construction de l’autorité, à partir de son histoire et dans la rencontre avec l’enfant :

AP 3: «Jai eu de lautorité dans ma vie avec ma mère, mais ce nétait pas très structuré (…) pas vraiment congruent. Du coup, javais un peu de la peine (…) par rapport à la pédagogie dici (…), j’avais de la peine à me dire : “Mais jusqu’où ?… Où les limites elles vont.” Du coup, j’en ai beaucoup discuté et j’ai pu comprendre que l’autorité, sa signification de base, c’est de faire grandir, d’aider à faire grandir (…), il y a tout plein de choses derrière, mais le fait de connaître l’enfant (…) et en même temps de lui faire confiance, c’est tout un travail de relation. Certes, il y a l’idée de hiérarchie de la personne qui a l’autorité sur l’autre, mais au final, ça reste quand même une relation de confiance qui permet à l’autre de grandir.»

Notion de pouvoir

Le rapport à l’autorité de chacun·e entre fréquemment en écho avec deux autres notions : celle de violence et celle de pouvoir. Il s’agit de ne pas les confondre et le glissement de l’une à l’autre a été perçu par les apprenant·es, l’autorité n’est pas l’autoritarisme. Il nous est impossible de faire le tour de la question, mais dans chaque entretien, leur malaise face à des comportements excessifs qu’ils et elles ont estimé inadéquats a été nommé. Les apprenant·es sont très sensibles à ces débordements et ont tenté de mettre des mots sur cette autorité, que l’une d’entre elles a qualifié de malsaine, qui dérive du côté d’un pouvoir abusif.

AP 3 : « Mais j’ai déjà vu aussi dans un autre stage en camp, des adultes qui utilisent la force, pas taper, mais qui sont plus dans cette autorité malsaine avec cette idée de pouvoir. »

AP 2 : « Moi aussi dans certains stages ou des remplacements que j’ai eu à faire, j’ai trouvé vraiment, il y avait d’autres collègues, l’autorité c’était comme une lutte de pouvoir entre l’enfant et elles.

« Je sais que j’avais vécu une situation où la collègue vraiment c’était entre la collègue et l’enfant, mais c’était vraiment tellement fort et puis, voilà, euh… moi déjà j’étais gênée, j’étais même choquée et après, je suis allée parler avec une autre collègue, parce que là ça me rongeait de l’intérieur, je me suis dit : garder ça pour moi, c’est un peu lourd. J’ai parlé avec une autre collègue qui a essayé de… on a fait un entretien à trois. Parce que j’avais besoin… je me suis un peu appuyée sur le projet pédagogique pour essayer de me débarrasser de ça. Et je voulais vraiment connaître ses raisons, parce que j’ai dit : moi je suis là pour apprendre et est-ce que, par rapport à telle situation, c’est comme ça qu’on devrait se comporter ou bien ? Je me suis vraiment appuyée sur le projet pédagogique en disant que, nulle part, j’ai vu qu’on se comportait comme ça et tout, et là, je crois elle s’est sentie un peu gênée. »

AP 4: « (…) L’autorité peut être utilisée négativement en rapport avec l’enfant. Parce que comme l’enfant est dépendant de nous, de l’adulte, l’adulte a le pouvoir sur l’enfant et il peut utiliser l’autorité négativement. Il peut y avoir le chantage… ou une autorité qui sert à rien, juste parce que l’adulte est supérieur à l’enfant. »

« En lui-même le pouvoir n’est ni bon ni mauvais ; d’ailleurs, on ne peut pas connaître sa nature, on peut seulement voir la manière dont il s’exerce, les lieux de son exercice, les manières dont il quadrille l’espace et la pensée, ce qu’il produit dans les corps et les âmes », nous dit De Jonckheere (2010, p. 308).

Le pouvoir, dès qu’il est du côté de l’abus, a mauvaise presse chez les éducs. Le rejet, l’humiliation, la terreur, le mépris sont repérés, reste à savoir comment ils sont traités, repris entre les personnes concernées.

I : « Et si on est témoin d’abus, qu’est-ce qu’on peut faire ? »

AP 2: « Je crois qu’il faut, pendant l’entretien ou en colloque, qu’on essaie de parler, pour trouver le juste milieu, pour être d’accord sur comment tenir le fil, comment se comporter ou bien comment parler. »

I : « C’est délicat… »

AP 3: « Surtout si on est stagiaire. »

Les apprenant·es sont touché·es par les effets des paroles ou des gestes de leurs collègues, que cela les concerne ou que cela soit en lien avec les enfants. On perçoit l’injustice et l’ambivalence d’une autorité inadaptée à la situation.

AP 1 : « Sincèrement, crier… je me dis moi-même, si je me fais crier dessus, je rentre à la maison et je me dis : ouah, je ne vais pas à l’école pour me faire crier dessus. Ça fait quelque chose, même entre adultes. »

I : « Mais qu’est-ce qui fait la distinction entre l’autorité et l’autoritarisme ? A quel moment est-ce qu’on passe de l’un à l’autre ? »

AP 5: « Moi je dirais… Quand on ne prend plus en compte l’enfant, ses besoins, son développement et… tout ça, on passe sur le côté négatif. Quand on cherche à être autoritaire en mettant vraiment l’enfant dans… comme bénéficiaire vraiment de l’action, je pense que c’est positif. »

Il est intéressant de voir que ce questionnement peut déjà être présent dans les premières années de formation.

AP 6 : « Moi, mon rapport avec l’autorité… C’est un peu compliqué, parce qu’en fait, j’ai trop d’autorité et cela m’empêche de construire un lien avec certains enfants et récemment, avec ma formatrice, on a commencé à travailler sur ça. Que… ben crier… que j’arrête de crier en fait, parce qu’on s’est rendu compte qu’on criait beaucoup. Je parle un peu plus (…). Mais… on travaille sur ça. »

I : «Et comment tu as pris conscience de ça ? »

AP 6 : « A la réaction des enfants… Souvent… Là, j’ai changé de groupe, mais dans le groupe d’écoliers où j’étais avant, quand je rentrais dans une pièce, les enfants ils restaient tout droits, ils ne bougeaient plus et j’ai remarqué qu’ils faisaient ça seulement avec moi. Et… maintenant, ils ne le font plus… Bon, on se voit plus aussi souvent. J’ai ramené ça en entretien et ma formatrice elle m’a dit qu’elle avait vu… trop d’autorité justement. Et c’est ressorti au bilan. Donc on travaille sur ça. »

Nous tenons à mettre en avant ce souci permanent de ne pas nuire aux enfants décrit par toutes et tous. Il reste qu’en tant que subalternes, il est souvent difficile pour elles et eux de parler des excès dont ils et elles sont témoins.

En guise d’épilogue : faire autorité encore

Pour conclure, nous voulons revenir sur cette notion de « faire autorité », dont nous n’avons pas encore épuisé tous les sens : « faire autorité », c’est aussi s’être suffisamment « collé » à un métier, et y avoir construit un savoir praxique ; être capable de le mettre en mots, de le transmettre et surtout, en être reconnu par les pairs, la hiérarchie, les bénéficiaires, et au-delà. Ces professionnel·les chevronné·es sont capables de jongler entre les différents aspects de l’autorité que sont être l’autorité, faire autorité et avoir de l’autorité. Une autorité mesurée, toujours en déséquilibre, capable de dessiner « une figure d’autorité qui guide, est plus horizontale que verticale, construit de la confiance, est cohérente dans ses paroles, et ses expressions ; qui peut être maladroite, faire des erreurs, mais le reconnaît. Une autorité qui n’abandonne pas (…) qui saisit l’importance du lien à préserver (…), contraint, limite mais ne dévalorise pas. Elle (…) les a accompagnés, leur a laissé leurs réactions négatives sans se venger. En bref, une autorité de protection, de sécurité, de guide, d’intérêt, de justice. » (Cifali, op. cit., pp. 236-237.)

Une autorité qui s’exerce, qui confronte, qui tient bon, mais en sachant pour qui et pour quoi elle agit, et en continuant à interroger le cadre et remettre en question les évidences. En effet, le renoncement à toute autorité comporte ses propres risques car, contrairement à ce qui se dit, l’autorité, aujourd’hui, n’est pas en voie de disparition, elle se déplace. D’autres forces sont prêtes à prendre le relais, à déployer leur emprise pour faire des enfants de parfaits petits consommateurs, pour détourner leur « vitalité découvreuse » et focaliser leur attirance pour ce qui brille, ce qui happe leur attention sans leur permettre d’être acteurs afin d’en tirer un profit. Les lieux d’accueil ont ici un rôle à jouer, si l’on veut poser les fondements qui vont permettre aux enfants de devenir progressivement capables de « penser par eux-mêmes. De s’émanciper de toute forme d’emprise, de s’associer pour construire ensemble du “bien commun” » (Meirieu, op. cit., pp. 15-16). Au-delà des murs des structures également, les professionnel·les ont à « faire autorité », c’est-à-dire à faire entendre leur voix pour mettre en question « les constructions dominantes de l’institution petite enfance » (Dahlberg, Moss et Pence, 2012, p. 118). Les débats actuels lient le développement de places d’accueil avant tout à la « conciliation vie familiale-vie professionnelle » ou à l’« encouragement précoce »[7] afin de produire des enfants clé-en-main pour l’école. Ils mettent ainsi clairement en évidence qu’il s’agit avant tout de « garantir l’offre de main-d’œuvre en proposant un mode de garde aux enfants de la main-d’œuvre d’aujourd’hui et en améliorant, du moins le prétend-on celle de demain » (Dahlberg, Moss et Pence, op. cit., p. 126). « Faire autorité », c’est peut-être aussi défendre la nécessité de créer des lieux qui soient pensés d’abord pour les enfants ; des lieux qui leur permettent d’explorer, découvrir le monde, lui donner sens, des lieux où les enfants puissent, ensemble et avec les adultes présents, tisser des relations, jouer, participer, et construire le vivre-ensemble.

Michelle Fracheboud
et Karina Kühni

Bibliographie

Clot, Yves ; Faïta, Daniel (2000), « Genres et styles en analyse du travail. Concepts et méthodes », Travailler N° 4, pp. 7-42.

Cifali, Mireille (2020), Tenir parole. Responsabilités des métiers de la transmission, PUF, Paris.

Dahlberg, Gunilla ; Moss, Peter ; Pence, Alan (2012), Au-delà de la qualité dans l’accueil et l’éducation de la petite enfance. Les langages de l’évaluation. Erès, Toulouse.

De Jonckheere, Claude (2010), 83 mots pour penser l’intervention en travail social, Ed. IES, Genève.

Drouin-Hans, Anne-Marie (2009), « L’éducation au cœur de l’autorité », Le Télémaque, N° 35, pp. 41-48.

Houssaye, Jean (2012), « L’autorité ne passera pas », Recherche et formation N° 71, pp. 29-42.

Meirieu, Philippe (2009), Lettre aux grandes personnes sur les enfants d’aujourd’hui, Rue du monde, Voisins-le-Bretonneux.

Robbes, Bruno (2017), « Construire son propre rapport à l’autorité enseignante en s’engageant dans un processus d’autorisation de soi », Sisyphus – Journal of Education, vol. 5, N° 1, pp. 31-49.

 

[1]-Ces propos sont largement repris d’un article déjà paru dans la Revue et présentant la démarche des Savoirs des couloirs : Kühni, Karina (2022), « Les nombreuses vies des savoirs des couloirs », Revue [petite] enfance N° 137, pp. 105-114.

[2]-Nous avons choisi de réunir sous ce vocable toutes les personnes interviewées, quel que soit le type de formation suivie : apprenti·es, et stagiaires de niveau ES ou HES. Leurs propos seront précédés de l’abréviation « AP », ceux des intervieweuses de l’abréviation « I ».

[3]-Nous en profitons ici pour remercier les apprenant·es et les institutions. Sans leur participation, cette rubrique ne pourrait pas exister.

[4]-Les notions de genre et de style sont liées :

« Le genre est en quelque sorte la partie sous-entendue de l’activité, ce que les travailleurs d’un milieu donné connaissent et voient, attendent et reconnaissent, apprécient ou redoutent ; ce qui leur est commun et qui les réunit sous des conditions réelles de vie ; ce qu’ils savent devoir faire grâce à une communauté d’évaluations présupposées, sans qu’il soit nécessaire de respécifier la tâche chaque fois qu’elle se présente. » (Clot et Faïta, 2000.)

Le style est la distance individuelle que chacun·e s’autorise et prend par rapport au genre.

[5]-Voir note 4.

[6]-Nous avons élaboré et utilisé pour ces entretiens un photo-langage à partir d’images publiées par la Revue [petite] enfance. Les deux images sont insérées dans notre article.

[7]-Sur cette question, voir Plus vite, plus tôt, plus fort : l’égalité des chances passe-t-elle par un encouragement précoce ? (2022), PEP et Revue [petite] enfance (éd.), Lausanne.

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