La normalité : une histoire de lunettes que l’on porte ?

Où se place le curseur de la normalité quand on est parent d’un enfant extraordinaire appelé dans le langage commun « en situation de polyhandicaps » ? La normalité, un grand sujet depuis 18 ans que je suis maman de Maé. Lorsque l’on devient parent d’un enfant extraordinaire, on n’imagine jamais les embûches que l’on rencontrera. C’est un tsunami dans notre cœur et toutes nos projections de vie disparaissent. Aujourd’hui, Maé ne parle pas, ne marche pas. Par contre elle siffle, nage et se fait très bien comprendre. Elle demande juste à vivre sa vie dans le respect. Qu’on la regarde comme tous les autres. Qu’on lui dise bonjour. Qu’on lui parle même si elle ne va pas nous répondre. Elle va être considérée et ça va lui faire un bien fou. Etre ignoré est insupportable pour qui que ce soit.

Au fil des années, le curseur de ma normalité s’est déplacé. La norme est créée par la société dans laquelle nous vivons. Il faut rentrer dans le moule. Si on n’entre pas dans les bonnes cases, la vie va ressembler bien souvent à un parcours du combattant émotionnel, social, administratif. Avec les années, j’ai pris du recul et, aujourd’hui, je pense souvent que notre fille est bien plus « normale » sur bien des points que certaines personnes que je connais qui entrent pourtant dans toutes les cases. La normalité n’est qu’une histoire de lunettes que l’on porte.

Le plus drôle dans tout ce parcours, c’est que la société veut absolument mettre les enfants différents dans une case. Parfois c’est une case de normalité, comme leur distribuer en institution un bulletin scolaire vert, comme les enfants allant à l’école ordinaire. Dans ce bulletin, il n’y a pas de résultats, ni d’évaluation mais nous devons le signer comme tout le monde. Pour qui est ce bulletin ? Les parents ? Franchement non ! Ça fait bien longtemps qu’ils ont passé à d’autres attentes. Les enfants ? Non plus, ils sont bien au-dessus de la valeur d’un carnet scolaire. La société alors ? Sûrement, comme cela on fait comme si tout était « normal ». Il me semble qu’il y aurait d’autres manières plus ambitieuses d’offrir une place aux personnes qui ne correspondent pas à la norme. Plus encore : faire comme si tout était « normal » relève d’une certaine violence pour les parents qui savent bien qu’il n’en est rien et qui attendent au contraire que leur enfant soit accueilli, pris en compte dans sa singularité plutôt que par un simulacre de bulletin.

Heureusement, nous avons aussi vécu d’autres expériences. Par exemple, lorsque les enseignant∙e∙s de deux classes de l’école de Maé ont décidé de faire un spectacle de cirque avec de vrais artistes du cirque Starlight sous un vrai chapiteau, ils n’ont pas demandé aux enfants de faire du trapèze, ni du jonglage. Non, ils les ont pris comme ils étaient, avec leurs capacités. Ils ont été considérés en tant qu’artistes, tous ont vécu les répétitions, travaillé ensemble… Pour arriver à faire un magnifique spectacle où le handicap n’était pas ce qui ressortait en premier, c’était simplement des artistes de différents niveaux qui faisaient un spectacle tous ensemble. C’est ce que la société devrait arriver à faire pour tous.

A d’autres moments, c’est une case « d’anormalité » que le système nous demande. Quand je suis devenue maman de Maé, j’ai dû très vite me battre pour des droits « humains ». Il a fallu justifier « l’anormalité » pour qu’elle ait droit à des thérapies, à des moyens auxiliaires, à des prestations de base, etc. Et à chaque fois, prouver, argumenter, demander des rapports de physio, d’ergo, médicaux et écrire des lettres, voire même faire recours, pour obtenir ce dont elle avait besoin pour évoluer. Comme si, en tant que parent, ça ne suffisait pas de le vivre, il fallait en plus prouver que notre fille était bien en situation de polyhandicaps, remplir des formulaires avec des questions plus inhumaines les unes que les autres. Est-ce normal ? J’ose penser que non, qu’on pourrait faire autrement.

Lorsqu’on est parent d’un∙e enfant extraordinaire, la différence est montrée du doigt en permanence : par l’assurance invalidité et leurs demandes et leurs termes si dévalorisants, mais aussi par le regard insistant ou détourné dans la rue, par d’autres parents (pensant bien faire) qui empêchent leur enfant de poser des questions, par les médecins bien souvent maladroits, par les paroles de la famille pas toujours adéquates, par la non-acceptation, voire le rejet de notre entourage. Nous avons grandi avec Maé, nous le vivons de l’intérieur et nous nous sentons tous « normaux ». Ce n’est pas notre quotidien mais le cumul de tout ce que je viens de nommer qui fait que notre enfant et nous, parents, finissons par nous sentir hors normes. Mais après tout, est-ce si important que ça d’être dans la norme ? Je ne crois pas. La société, le système appuient en permanence sur le bouton : « C’est anormal. ». Mais parfois, c’est épuisant de toujours et encore avoir à le dire et le redire : oui, Maé est une personne en situation de polyhandicaps. C’est l’étiquette que la société lui a collée sur le front, mais au final, cela ne dit rien de qui est vraiment notre fille. Il est vraiment regrettable pour tout le monde que la personne vivant la différence de l’intérieur soit la plus négligée. Elle est bien malmenée et sa famille avec.

Mais l’école ordinaire n’est pas en reste. Dès qu’un enfant ne suit pas le cursus à la bonne vitesse, on va essayer de lui mettre une étiquette « diagnostic » pour avoir droit à l’aide nécessaire. Je suis enseignante, je sais de quoi je parle. C’est sûr que mon vécu de maman m’a beaucoup aidée dans l’accompagnement des parents lorsque leur enfant rencontrait des difficultés plus ou moins grandes. Mon parcours m’a permis de les aider dans leur cheminement et de les soutenir dans les démarches pour chercher l’aide nécessaire. Cela peut prendre du temps, et la « non-ouverture » et le jugement péremptoire des professionnel∙le∙s font beaucoup de dégâts. Notre vérité est-elle identique à celle du parent en face ? Assurément non, vu qu’on a chacun notre parcours, notre culture, notre éducation, nos projections, etc. Il est primordial, en tant que thérapeutes, éducateurs / trices, enseignant∙e∙s, d’accompagner les familles sur ce chemin de l’acceptation. Des difficultés ne font pas d’un enfant qu’il est « anormal ». J’ai souvent entendu des professionnel∙le∙s se permettre de dire : « Ces parents sont vraiment nuls », ou « ils ne veulent pas aider leur enfant » ou encore « Cette mère est trop protectrice, elle devrait lâcher son enfant » ou « C’est quand même fou que ces parents ne voient pas que leur enfant a des problèmes », et bien d’autres remarques du même genre. Toutes ces paroles, parce que les parents ne partagent pas le point de vue des professionnel∙le∙s sur la situation de leur enfant. Qu’est-ce qui nous permet d’affirmer que nous avons raison ? Savons-nous vraiment mieux que les parents ce qu’il convient de faire ? Ne sont-ils pas les meilleurs experts de leur enfant ? Je vous donne ces exemples pour vous montrer à quel point il est important de garder l’esprit ouvert. Un parent n’est pas nul, il fait tout ce qu’il peut où il en est aujourd’hui dans son cheminement. Un parent ne veut pas rien faire, il lui faut juste parfois du temps supplémentaire pour accepter les difficultés. Une mère peut être trop protectrice selon notre ressenti mais que connaît-on de l’histoire de cette maman, que sait-on sur le vécu de cet enfant ? Bref, tous ces jugements, même s’ils ne sont pas dits ouvertement aux parents, empêchent de créer le lien et n’aident pas les parents et les enfants à aller de l’avant. Cela peut prendre beaucoup de temps pour accepter les difficultés de son enfant, qui sommes-nous pour juger de cela ? Ne devrait-on pas plutôt poser comme postulat que chaque parent essaie toujours de faire au mieux pour son enfant. Ce qui m’a aidée comme maman et que j’essaie de transmettre à mon tour comme enseignante, c’est d’accepter de se laisser toucher par l’autre, de l’écouter, de lui faire confiance, tout en étant honnête avec lui en retour. Ajoutons que nos priorités ne sont pas toujours celles des parents. En voici un exemple : les enseignants de notre fille nous ont dit : « Il serait bien que Maé mange avec des services, c’est plus convenable, on remarque que, pendant les vacances, vous ne faites pas l’effort. » Nous avons donné à manger pendant 6 ans et demi à Maé, ce qui a impliqué pour nous-mêmes de manger froid. Alors quand elle s’est mise à manger avec les mains, nous l’avons vécu comme une autonomie géniale pour elle comme pour nous. Elle choisit ce qu’elle mange. Et nous, on peut manger chaud et tous en même temps : trop bien ! C’est pour cela que selon mon expérience de maman, d’enseignante et de thérapeute, l’accompagnement dans l’ouverture d’esprit, la bienveillance, l’écoute, la confiance sont des aides primordiales pour les parents. Cela permet vraiment d’accélérer le processus d’acceptation et d’aider l’enfant à évoluer dans les meilleures conditions possibles.

J’ai entendu moi aussi de la part de médecins, d’enseignant∙e∙s, d’éducateurs / trices, de thérapeutes des horreurs telles que : « Votre fille n’arrivera jamais à rien, il vous faut la placer ; on ne peut rien faire pour son évolution » (à 6 mois). Ou alors : « Etes-vous prête à faire quelque chose pour votre enfant ? » (à 12 ans cela faisait déjà 12 ans que je faisais tout ce qu’il était possible pour l’aider). Et encore : « Votre enfant va avoir un travail et rapporter à la société ? Ou elle ne va que coûter ? » (non madame, notre fille va apporter quelque chose de bien plus important au monde que de l’argent) et je vous en passe bien d’autres… Ces mots sont comme des coups de poignard plantés dans notre cœur de parents. Le pouvoir des mots est terrible dans tous les domaines, car quand on nous parle de notre enfant « ordinaire ou extraordinaire », on parle à nos tripes et, à cet endroit, le rationnel n’existe pas. Peser ses mots, vérifier que nos paroles ont été bien interprétées comme on voulait les transmettre (ce qui souvent n’est pas le cas), reformuler, écouter, entendre, rappeler quelques jours plus tard pour savoir comment ça va après tout ce qu’ils ont entendu… Toutes ses qualités sont indispensables pour apporter l’aide nécessaire dans l’acceptation des difficultés. Il n’y a aucun professionnel supérieur aux parents. On est une équipe avec chacun nos forces, nos compétences, et ensemble, on peut abattre un magnifique travail. Est-ce vraiment nécessaire que tous les enfants entrent dans le moule de la normalité sociétale ? Je ne crois pas. Ce qui fait que le monde est magnifique, c’est la différence et non l’unicité. Accompagner les familles, c’est les aider à accepter leur enfant dans ses spécificités tout en gardant confiance en ses capacités incroyables.

Etre parent d’un∙e enfant extraordinaire ouvre d’autres portes. La porte de l’émerveillement lors d’un petit progrès, la porte de l’ouverture du cœur, de la créativité, de la patience, du déplacement des valeurs… Néanmoins, une certaine force est nécessaire pour ne pas sombrer. La plus grande difficulté dans notre situation, ce n’est pas le handicap, c’est ce qu’en fait la société. Si tout le monde ne devait pas entrer dans la « normalité », bien des parents et des enfants se sentiraient mieux. Il y a des personnes qui n’entreront jamais dans des cases « normales », et alors ? N’a-t-on pas besoin de toutes les personnes, même les plus différentes, pour faire un monde meilleur ? La normalité n’existe que dans notre regard.

Soyez naturel, honnête, avec une personne différente. Elle a assurément beaucoup à vous apporter et réciproquement. Regardez-la comme une personne « normale », car elle l’est. Ce mot ne veut rien dire, ce n’est qu’une histoire de lunettes.

Je crois du plus profond de mon cœur que, ce qui n’est pas normal, c’est que nous ne puissions pas tous vivre ensemble sans condition. Et si on arrêtait de regarder les personnes « différentes » avec le regard de standardisation, l’humanité n’en sortirait que grandie. On a tous une part de bizarrerie hors normes non ? Chaque individu, si différent soit-il, a une place sur cette planète. Nous sommes tous uniques et faisons partie du tout. Que diriez-vous de changer vos lunettes ?

Laurence Birbaum

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