Normes: une moyenne, un modèle et une injonction

L’intention de se pencher sur cette thématique de la normalité et de l’anormalité rôde dans nos esprits depuis longtemps. Qu’est-ce que chacun·e trouve normal, anormal ? A partir de quel moment penchons-nous d’un côté ou de l’autre ? Selon quels critères, suivant quelles observations ?

De plus, penser et / ou dire que ceci ou cela n’est pas normal est-ce la même chose que de décréter que celui-ci ou celle-là n’est pas normal·e ?

Après plus de trente ans dans le métier, nous nous sommes retrouvées confrontées à des normes fluctuantes que nous avons dû adopter, mettre en œuvre et expliciter parfois. Quand nous avons débuté, nous couchions les bébés sur le ventre, il était important qu’ils puissent régurgiter et ne pas s’étouffer dans leur vomi le cas échéant. Dix ans plus tard, la mode de coucher les enfants sur le côté faisait son apparition. A chaque nouvelle sieste, une maman avait demandé de retourner le bébé sur l’autre flanc et de le caler avec un coussin d’allaitement. Les raisons avancées ne nous ont pas marquées, mais nous nous sommes adaptées. Dix ans encore plus tard, il devient impératif de coucher les bébés sur le dos pour ne pas risquer la mort du nourrisson. Si, il y a trente ans, nous pouvions déroger à la règle et coucher les enfants selon les desiderata des parents, au jour d’aujourd’hui il en va tout autrement. Tout d’abord, il a fallu faire signer des dérogations aux contrevenants (en l’occurrence les parents qui avaient vécu des fois la première norme !) et, plus récemment encore, il est formellement interdit d’enfreindre la règle. Mais comment faire face à un nourrisson qui refuse obstinément de s’endormir autrement que sur le ventre ? Souvent les parents ont fini par « bâcher », au bout d’un certain nombre de nuits sans sommeil. Dans une nurserie de notre connaissance, les éducatrices racontaient lors d’un colloque, en forçant à peine le trait, qu’elles en étaient à faire des incantations devant le lit afin que l’enfant apprenne à se tourner tout seul. Plus sérieusement, elles ont finalement décidé de prendre en compte la volonté inébranlable de cet enfant et de le coucher désormais sur le ventre malgré tout.

Ces règles sont relayées par les pédiatres, par les directions, par les médias. La norme autour du sommeil monte en puissance et a un effet sur celles et ceux qui s’y soustraient.

Gojard (2006)[1], pour définir les normes, s’appuie sur un apport de la sociologie qui fait « (…) une distinction entre règle technique et règle morale, la différence entre les deux dépendant des conséquences du non-respect de la règle. Lorsqu’on n’applique pas (ou pas correctement une règle technique, l’action échoue ; en revanche, lorsqu’on n’applique pas une règle morale, la sanction encourue réside dans une désapprobation ou d’un blâme de l’entourage. » Ne pas coucher juste son enfant peut être très mal perçu.

Ce que nous venons de relater concernant le sommeil est valable pour l’alimentation comme pour d’autres sujets. Nous avançons que les conséquences de ces normes ne sont pas anodines, ni pour les professionnel·le·s, ni pour les parents, ni pour les enfants.

Des représentations diffuses et diverses se sont instillées dans nos esprits et orientent nos propos comme nos actions. Cependant, démêler un certain vrai d’un certain faux au sens large n’est pas évident. Savoir que ce qui est normal aujourd’hui ne l’était pas hier et se douter que ce qui est anormal aujourd’hui ne le sera peut-être plus demain devrait nous faire réfléchir.

Une approche historique de la norme, réalisée par Turmel (2012)[2], nous conforte dans nos opinions et relativise l’universalité d’un véridique ou d’un inexact accepté par toutes et tous sur la durée. Un regard longitudinal sur différentes notions (alimentation, sommeil, allaitement, handicap mental, autisme, autorité, etc.) nous le prouve (Delaisi de Parseval et Lallemand[3], Gojard). Turmel (ibid.) brosse un tableau clair de ce phénomène. Mettre en rapport « le maintenant » d’une certaine normalité en regard avec « l’avant » apporte un éclairage intéressant. Il avance que « (…) la construction de l’enfant normal s’inscrit dans une continuité sociohistorique ; et que tant la normalité que le processus même de normalisation s’entendent d’abord dans une perspective historique entre l’enfance d’alors et celle d’aujourd’hui » (p. 66). Sans être exhaustives, nous retracerons ici quelques grands moments de cette normalisation :

La lutte contre la mortalité infantile a été une des grandes étapes de ce processus. La pasteurisation systématique du lait, la stérilisation des biberons, mais également de nouvelles pratiques comme la pesée et la mensuration des enfants en sont deux exemples. A partir de ces « innovations », des standards sont recommandés, édictés et suivis autant par les professionnel·le·s que par les parents.

La possibilité de mener de vastes enquêtes populationnelles à grande échelle, notamment « (…) sur la condition des enfants – santé, travail, éducation, problèmes sociaux, délinquance, etc.) » est un autre tournant du rapport à la norme. Le raisonnement statistique fait son entrée et des comparaisons pointent le bout de leur nez. Turmel précise que « cela conduit à l’émergence de standards et de normes internationales ».

A cela s’ajoute la progression incontournable de la psychologie (Gesell, Binet-Simon, Piaget), avec son lot de tests, de stades ou encore de mesure du QI. Cette dernière mesure « (…) met au point une méthode pour classer et trier les enfants selon leurs capacités. (…) Le test devient un système de classification de l’enfant : arriéré, lent, normal, doué (Binet et Simon, 1908) » (Ibid., p. 70).

Les sciences de l’enfance prennent corps et ampleur, et elles sont suivies de leur lot de prescriptions diverses.

Turmel dégage deux modèles importants, potentiellement en concurrence, qui nous accompagnent encore aujourd’hui dans nos réflexions autour de la norme. Il y a tout d’abord un modèle médico-hygiéniste de l’enfance qui s’est imposé par exemple autour de la médicalisation de la grossesse, la vaccination, le recours à l’hospitalisation en cas d’épidémie, l’arrivée du carnet de santé, la stérilisation, etc.

Il nous semble que l’on voit bien comment ce modèle vit encore aujourd’hui avec des hauts et des bas. Prenons de nouveau un exemple concret actuel : la vaccination. En 2020, il y a les « pour » et il y a les « contre ». Comment et pourquoi être contre quelque chose qui est censé nous protéger d’un mal ? La remise en question des vaccins ne s’est pas faite du jour au lendemain. En ce qui concerne les crèches, nous sommes aussi soumis à des règles concernant ce point. Certains vaccins sont fortement encouragés, d’autres le sont moins, mais si vous contractez comme éduc la coqueluche ou la rougeole sans être vacciné·e, vous êtes évincé·e de la garderie pendant plusieurs semaines.

Les normes d’hygiène oscillent suivant les lieux entre rigueur maladive et laxisme joyeux. Le coronavirus va nous pousser d’un côté ou d’un autre. Nous vous laissons choisir votre camp.

Nous trouvons ensuite le modèle fondé sur la psychologie de l’enfant qui est très représenté dans nos lieux de garde. Il consiste à s’intéresser à la croissance de l’enfant mais en adoptant une certaine manière de le considérer. « Le concept de développement de l’enfant, à savoir un être humain qui se forme de manière cohérente et constante dans le temps et dans l’espace » (Turmel, op. cit.) est représentatif de ce mode de pensée. De plus, concevoir l’évolution de l’enfant selon des étapes bien précises, séquencées et quasi obligatoires est toujours de mise. Le modèle des stades piagétiens nous habite toutes et tous depuis longtemps.

Notre regard d’éducs est façonné par tous ces courants de pensée qui ont jalonné l’Histoire. Nous ne disons rien de nouveau, pourtant adopter un regard critique sur ce que nous sommes censé·e·s dire et faire à un moment donné de notre parcours de professionnel·le·s n’est pas vain. Qui parle ? Au nom de quoi ? Selon quels critères ? La bienveillance et la neutralité ne sont pas toujours de mise, des enjeux financiers comme des enjeux de pouvoir peuvent se cacher dans les discours. Du coup, la normalité, le juste, le bien, n’est plus de l’ordre de l’évidence.

On l’a vu autour de l’expertise de l’INSERM en France et des rapports et des débats qui ont suivi, les normes peuvent conduire au pire : désigner certains enfants comme de futurs délinquants dès la crèche en s’appuyant sur les normes édictées par le DSM IV. « Non seulement on attend d’eux, précocement, des aptitudes qui nécessitent, justement, un temps, celui de l’enfance, pour se développer, mais encore, on traque chez eux l’existence d’éventuels décalages par rapport aux normes de ces acquisitions calibrées » (Giampino, 2011, p. 73). Ainsi, l’écart à la norme devient déviance et le risque devient élevé d’oublier « qu’il doit y avoir une place dans les écoles, les crèches, le travail, les loisirs, la société, pour les temps de folie, les passages difficiles, les moments de dépression, de pertes de performances et de rentabilité » (Ibid., p. 76). La vie « normée » est une illusion mortifère.

Dès lors, une question nous vient à l’esprit : qu’est-ce qu’une crèche « normale » ? Est-ce celle qui respecte le plus les normes, les prescriptions et autres gadgets néolibéraux qui ont envahi le travail social ? Il faut dire que nous les avons vues fleurir, toujours plus nombreuses au fil des années ces directives et ces prescriptions[4]. Citons-en quelques-unes : gestion des heures du personnel toujours plus tatillonne et précise, laissant peu de marge de manœuvre aux directions et au personnel, directives tous azimuts concernant les achats, qui sont par ailleurs centralisés, rapports, tableaux, informations diverses à retransmettre, demandés par telle ou telle instance sans délai, projets divers et contradictoires imposés d’ailleurs. Toutes ces demandes sont chronophages. A force de chercher à respecter les normes et les prescriptions (ou de tenter d’obtenir leur modification en faisant remonter les problèmes rencontrés, ou de chercher comment les contourner !), on en oublie que notre travail n’est pas là. Notre travail est d’accueillir l’enfant, d’en prendre soin, d’en tenir compte.

Un exemple vécu dans nos institutions : la protection de la maternité. Voilà un objectif qui semble tout à fait louable. Qui ne souhaite pas que les femmes enceintes bénéficient d’une protection particulière ? Mais de nouvelles directives ont prévu un long entretien pour chaque employée enceinte, en présence du directeur au début, pour relever les risques encourus. Cela a eu pour effet de rendre nos collègues enceintes angoissées par les nombreux dangers qui leur étaient rapportés. Ensuite, il ne leur était pas formellement dit qu’elles ne devaient plus travailler auprès des enfants, mais de nombreuses tâches leur étaient interdites (ne pas porter les enfants, ne pas les changer, les moucher, etc.), qui rendent de facto le travail impossible. Dans le même temps, puisqu’elles n’étaient pas en arrêt, il n’était a priori par possible de les remplacer, ce qui a rapidement créé des surcharges et des tensions dans les équipes. On peut se questionner aussi sur l’effet pour les enfants de se trouver en contact avec une personne dont ils ressentent qu’elle se retient de les toucher (une question qui sera sans doute à reprendre dans les suites de la pandémie actuelle). Il a fallu que les directions négocient et résistent pour obtenir finalement de pouvoir engager quelqu’un pour y ­suppléer et déplacer ces personnes vers d’autres tâches, de bureau ou d’aide au personnel de maison. On peut aussi se demander si l’angoisse infligée à ces personnes était vraiment nécessaire durant cette période si particulière et fragile de leur vie. Il nous semble que ce type de problématique (protéger les collègues enceintes) pourrait être traité à l’interne de l’institution par le collectif de travail de manière plus efficace et plus respectueuse de chacun·e, pour autant qu’on octroie à ce collectif une marge de manœuvre le lui permettant.

Ou alors cette crèche « normale » est-elle celle qui reproduit la société telle qu’elle est ? Décrétant les méritants et les autres (chez les parents) et nommant les éducables (chez les enfants) et ceux qui ne le sont pas (les « normaux » et les « anormaux »). Comme par hasard d’ailleurs, ces jugements ne sont pas sans rapport avec la place des familles dans l’échelle sociale, nous y reviendrons.

D’ailleurs, le choix du sujet à propos duquel on évoque la norme change suivant les époques. Aujourd’hui, c’est le plus souvent une affaire de comportement. Les équipes semblent plus au moins outillées pour faire face à des enfants présentant un retard dans leur développement, un handicap, une maladie chronique, mais bien plus en difficulté face aux enfants qui semblent ne pas comprendre les « normes » du vivre ensemble, qui résistent, qui « foutent le bazar ». C’est un fait, certains enfants se moulent avec plus de facilité dans la réalité institutionnelle. Certains peuvent profiter plus rapidement que d’autres des propositions qui leur sont faites, sont plus à l’aise avec le langage, entrent plus facilement en interaction avec l’adulte. Avec le risque, parce qu’ils sont valorisants, drôles, attachants, d’être mis en avant, de prendre plus souvent la parole, de disposer de plus de moments privilégiés, renforçant ainsi leurs compétences tandis que les autres au contraire restent plus isolés.

C’est un travail complexe d’écouter vraiment les enfants, de rebondir sur un mot, d’en profiter pour engager, soutenir une conversation. C’est usant de chercher comment apaiser, soutenir un enfant toujours dans le mouvement, qui ne sait pas se poser, qui ne sait pas entrer en interaction avec ses camarades, qui bouscule, tape, mord.

Comme nous le disions plus haut, la lecture de ces comportements va en général être une lecture psychologique, soit en cherchant un diagnostic (hyperactivité, haut potentiel, autisme ?), soit en relevant l’incurie des parents (qui ne posent pas assez de limites, ou trop, qui seraient négligents ou qui feraient de leur enfant un petit roi, etc.). Par ailleurs, il nous semble que les équipes vont être plus « indulgentes » devant la différence de certains enfants plutôt que d’autres. Il paraît plus facile pour les professionnel∙le∙s d’intervenir auprès de familles plus populaires en donnant des conseils sur l’alimentation (vous allez un peu vite dans l’apport varié d’aliments), le sommeil (ah, il dort encore dans votre lit ? A son âge, il pourrait ne plus le faire) et surtout dans des prises de position tranchées sur la possibilité ou non d’éduquer certains enfants. Oser dire qu’un enfant perturbe le groupe et argumenter ses propos en confrontant les parents (au risque d’être confronté·e soi-même) n’est pas semblable suivant le statut social des personnes en face de nous. Il n’est pas rare que, d’une éduc à une autre ou d’un secteur à un autre, la perception des difficultés d’un enfant varie. Alors qu’ici, sans nier les difficultés encore présentes, la focale est réglée sur les progrès (en sociabilité, en langage, en capacité à différer les frustrations) ; là, l’accent est principalement mis sur les aspects négatifs (il crise, il tape, il n’écoute jamais). Nous avons remarqué que, quand il s’agit d’une famille moins dotée en capital financier et culturel, les réponses sont plus péremptoires et renvoient souvent l’enfant et sa famille trop rapidement du côté d’une prise en charge spécialisée. Le personnel éducatif est rarement aussi direct avec des familles plus aisées. Les équipes vont peser le pour et le contre, trouver des solutions, voire des excuses, et tenter d’améliorer la situation.

Darmon (2001, p. 528)[5], est claire dans son chapitre sur les usages de la psychologisation des différences sociales : « Les processus sociaux de construction tant du “bon” que du “mauvais” élève de maternelle font donc intervenir des catégories et des explications psychologiques. Cette psychologisation du jugement et de l’évaluation constitue un levier historique de la professionnalisation (et un élément de la compétence professionnelle) des enseignants d’école maternelle (…). »

Par ailleurs, ces normes de « la bonne éducation » que les instances médicales, scientifiques ou politiques valident, et que les éducateurs / trices ont pour référence, sont toujours calquées sur les valeurs éducatives ayant cours dans les classes supérieures de la société. Certains milieux sociaux étant ainsi jugés plus pathogènes que d’autres. Les normes ont changé tout au long de l’histoire, mais du XIXe siècle à aujourd’hui, ce sont toujours les plus pauvres et les plus précaires qu’il faut « civiliser », « moraliser », qu’on peut pointer du doigt pour leur incurie[6].

Dans un ouvrage majeur, Lahire et son équipe[7] montrent que les enfants ne partent pas à égalité dans leur développement. Celui-ci est largement déterminé par le milieu dans lequel ils vivent. Après avoir observé et interrogé 35 enfants scolarisés en maternelle et leurs familles réparties dans les différentes classes sociales, ces auteurs soulignent que « les enfants vivent au même moment dans la même société, mais pas dans le même monde » (p. 11). Par ailleurs, ces enfants sont souvent jugés par les professionnel·le·s qui s’en occupent comme si leur difficulté ou leur facilité à s’inscrire dans l’espace scolaire (que ce soit en termes de connaissance ou en termes d’intégration) tenait quasi exclusivement à leur mérite propre, voire à des qualités et à des défauts propres à leurs parents. Pourtant, vivre dans une voiture, dans un tout petit appartement ou dans une maison luxueuse n’est pas sans conséquence sur la vie des enfants, sur la qualité de leur sommeil et de leur alimentation, sur les offres qui leur sont faites en termes culturels, sur le type d’accompagnement éducatif mis en place par les familles. Et si tous les parents s’efforcent d’offrir le meilleur à leur enfant, ils n’ont de loin pas les mêmes moyens. C’est ainsi que les enfants de la grande pauvreté apparaissent souvent aux enseignants comme des « enfants sauvages », alors qu’au contraire, les enfants issus de milieux bien dotés culturellement ou / et socialement vont apprendre très tôt à manier la langue, l’ironie, le second degré et donc se sentir à l’aise dans le milieu scolaire.

Parfois, ces situations nous apparaissent frontalement, comme cet enfant sans papiers que sa maman devait amener, dans les familles pour lesquelles elle faisait le ménage. Il y était toléré pour autant qu’il ne dérange pas et n’empêche pas sa mère de travailler. Quand il a eu une place en crèche, il a fallu beaucoup de temps pour qu’il s’autorise à bouger (il restait là où on le posait) et jouer. Souvent nous l’apprenons après coup, comme cette maman rencontrée plusieurs années après que son enfant soit passé parmi nous et dont nous connaissions la situation sociale fragile, qui nous a raconté les difficultés rencontrées avec son fils adolescent, qu’elle reliait avec le fait qu’elle avait travaillé de nuit durant des années, laissant son fils seul, tout en le cachant à tout le monde. Mais fréquemment, nous avons de la peine à réaliser que si Denis a une grande aisance dans le langage, ce n’est pas sans lien avec la profession de son père, acteur. Dans sa famille, lire des histoires est un plaisir et Denis, malgré son jeune âge, va souvent avec sa mère regarder les pièces que joue son père. Et que les difficultés de comportement d’Alexandre ne sont pas sans lien avec les conditions de vie difficiles de ses parents. Comme le relève Martine Court (2017, pp. 65-66), « les inégalités entre enfants ont un caractère “impensable”. Elles le sont d’abord au sens où elles sont particulièrement difficiles à penser. En raison de la domination qu’exerce la psychologie sur l’étude des enfants depuis la fin du XIXe siècle, nos sociétés se sont en effet accoutumées à appréhender les premiers âges de la vie avec les catégories de cette discipline et donc à se représenter l’enfance comme une période d’“apprentissages universels (celui de la motricité, de la parole) étrangers aux effets de la différence sociale” (Neveu, 1999, pp. 182-183). » Si les normes construites par la psychologie du développement peuvent avoir leur utilité, elles ont aussi un caractère aveuglant qui peut nous empêcher de voir au-delà, nous amener à poser des étiquettes, à vouloir déléguer la prise en charge de ces enfants vers le spécialisé, plutôt que nous questionner sur la manière dont nous pourrions rétablir un peu la balance. Comment permettre à Jean ou à Sidonie d’apprécier les livres, d’être capable d’écouter l’histoire, d’y prendre plaisir, de découvrir des graphismes différents alors que, lorsque nous lisons une histoire au grand groupe, ces deux-là s’en désintéressent rapidement ? Comment favoriser le développement du langage de Wassim, qui ne prend jamais la parole ? Par ailleurs, que faut-il penser de ces enfants qui semblent tellement collés à la norme ? De ceux si sages, si adaptés, que lorsque soudain, ils se permettent un écart, on se regarde entre collègues et on se dit : « Ouf ! Enfin ! »

Plutôt que de s’interroger sur la normalité ou l’anormalité, plutôt que de mesurer l’écart qui sépare celle-ci ou celui-là avec une « norme » sujette à variation, peut-être existe-t-il une voie de dégagement qui serait de nous questionner sur ce que nous aimerions favoriser par notre travail et sur la manière d’y parvenir. Peut-être devrions-nous choisir un projet de société, avec un regard porté sur l’enfance plutôt que de nous contenter de normes pour guider nos actions. Si les normes, y compris celles qui se dégagent de la sociologie, nous donnent une certaine prise sur le monde en nous permettant de le mettre en ordre, il ne faut pas oublier qu’il s’agit seulement d’une lecture possible, parmi d’autres. Peut-être aussi faudrait-il chercher avant tout à rencontrer ces enfants dans leur singularité. Mais comme le souligne Cornu : « Il est plus facile de classer l’autre, inconnu, dans une case sociale, psychologique ou pathologique que de lui adresser la parole, ou simplement d’écouter un instant ce qu’il dit, d’avancer vers son “étrangeté” » (2007, p. 15).

Il est sans doute bien difficile de savoir ce qu’est une institution normale, avec des professionnelles normales pour des enfants normaux ; mais cette difficulté de savoir nous renvoie simplement à la nécessité de chercher et de penser.

Michelle Fracheboud
et Karina Kühni

 

[1]-Gojard, Séverine (2006), « Changement de normes, changement de pratiques ? », in : Journal des anthropologues, p. 2.

[2]-Turmel, André (2012), « Enfant normal et enfance normalisée : réflexions sur un infléchissement » in : Nouvelles pratiques sociales, (1), pp. 65-78.

[3]-Delaisi de Parseval, Geneviève et Lallemand, Suzanne (1980), L’art d’accommoder les bébés, Seuil, Paris.

[4]-Vous trouverez un développement plus détaillé des effets de l’idéologie de la gestion dans les lieux d’accueil dans : Fracheboud, Michelle (2019), « Les institutions petite enfance, des lieux d’hospitalité ? », Revue [petite] enfance N°129, pp. 40-52.

[5]-Darmon, Murielle (2001), « La socialisation, entre famille et école, observation d’une classe de première année de maternelle » in : Sociétés & Représentation, Editions de la Sorbonne, Paris, pp. 517-538.

[6]-Voir par exemple Bouve, Catherine (2010), L’utopie des crèches françaises au XIXe siècle : un pari sur l’enfant pauvre, Peter Lang, Berne.

[7]-Lahire, Bernard (2019), Enfances de classe, Seuil, Paris.

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