Les (en)jeux de l’amour et de la haine

« Il y a trois fils qu’il faudrait tisser ensemble : l’individuel, le familial, le social.

Mais le familial est un peu pourri, le social est plein de nœuds.

Alors on tisse l’individuel seulement.

Et l’on s’étonne de n’avoir fait que de l’ouvrage de dame, artificiel et fragile. » (Deligny, 1960, pp. 74-75)[1]

Faut-il oui ou non aimer les enfants lorsque l’on exerce ce métier ? 

Avant, pour exercer la profession, les aimer était bien suffisant. Maintenant il est indécent de dire qu’on les aime, car cela traduit notre insuffisance professionnelle. Mais pour autant doit-on bannir l’amour et que faire de la haine ?

Gaberan (2010, p. 109) aborde la thématique dans ses Cents mots pour être éducateur :

« L’amour.

Dans les années 1980, l’amour a été interdit de relation éducative ; tout un courant de pensée a effectivement imaginé qu’il n’y avait pas sa place. Sans doute parce que ce sentiment peut être souvent excessif jusqu’à la dévoration, voire jusqu’au passage à l’acte incestueux ou pédophile. Pourtant, comme le dit Jacques Derrida, chasser le mauvais sujet par la porte, il revient par la fenêtre ; l’amour fait de même. D’aucuns, rationalistes ou hygiénistes, croient pouvoir expurger la relation de tout mouvement incontrôlé, et pour cela préconisent aux professionnels de la relation humaine, éducateurs ou soignants, de se blinder. Mais cette armure-là, si elle n’empêche pas l’amour de s’introduire en Soi par le biais de la rencontre à l’Autre, l’empêche de ressortir. Silence imposé. Surgissement du tabou. Nul ne doit parler de ce qui n’est pas censé exister. Une telle attitude génère les pires dommages. En effet, l’éducateur doit pouvoir se laisser affecter et non infecter par ses sentiments ; ceux-ci font partie intégrante de la relation (…). »[2]

Aimer ou haïr, la question me paraît mal posée, trop courte, trop simpliste.

Si nous n’aimons pas les enfants, alors il me semble difficile de se coller à ce travail. Comment supporter le bruit, l’inachèvement, les odeurs, les incompréhensions, les « à peu près », etc. ?

Mais, les aimer suffit-il à répondre aux demandes, aux besoins, aux cris, aux pleurs, aux colères et aux réalités diverses qui composent nos journées ?

Et que faire de l’exaspération qu’ils suscitent, que faire de leur haine à eux ?

Qui, d’un autre côté, oserait revendiquer une haine assumée ?

Les mots sont ici aussi mal choisis, ou insuffisamment explicites. Il ne s’agit pas d’amour ou de haine dans l’absolu, il ne s’agit pas de tout l’un ou de tout l’autre.

« Il était un éducateur qui les aimait beaucoup, beaucoup, tellement qu’ils s’en firent un grand mouchoir », nous susurrait déjà Deligny en 1960.

Pour l’amour, c’est vrai qu’il convient d’être prudent puisqu’il n’est plus politiquement correct de dire qu’on aime les enfants. Je dirais plutôt qu’il s’agit d’avoir un réel intérêt pour les questions de l’enfance, les discussions des enfants en général et les interrogations de cet enfant-là. Alors, l’intérêt se mêle à la notion de plaisir, de contentement. Etre intrigué·e par leurs découvertes, être intéressé·e par leurs apprentissages, s’amuser de leurs discours apportent au quotidien son lot de ravissement. Nommé ainsi, c’est d’un amour particulier que l’on parle. Cela se différencie d’un amour-amitié, cela ne doit pas ressembler à un amour érotisé ou sexualisé, cela se distancie d’un amour maternel. Pourtant, tous ces « amours » se dissimulent parfois dans la relation que nous entretenons avec notre métier, ils se mélangent, s’entremêlent sans qu’on y prenne garde… pourtant trop de l’un ou de l’autre risque bien d’entraver le bon déroulement du travail. J’y reviendrai.

La haine, elle, a encore moins droit de cité. Elle dérange. Elle inquiète, elle encombre, on la cache. Cependant, en grattant un peu, on la devine, elle se voit chez les autres, nous redoutons qu’elle nous habite. Il peut arriver qu’elle se dise, même si trop souvent encore elle se dissimule. Winnicott, même si ses propos concernent l’analyste, nous rendait déjà attentifs et attentives à cet aspect :

« Quel que soit son amour pour ses malades, il ne peut éviter de les haïr et de les craindre, et mieux il le sait, moins il laissera la haine et la crainte déterminer ce qu’il fait à ses malades. »[3]

Savoir que parfois la haine n’est pas loin, voir(e) qu’elle nous envahit et pouvoir la nommer pourrait empêcher qu’elle nous domine et nous dicte des actes inacceptables. Winnicott (Ibid., 1947) ajoute encore : « Si l’analyste doit se voir imputer des sentiments mauvais, il vaut mieux qu’il soit prévenu et donc bien armé, car il lui est nécessaire de tolérer d’être placé dans cette position. Avant tout, il ne faut pas qu’il nie la haine qui existe réellement en lui. La haine qui est justifiée dans la situation présente doit être dégagée et mise de côté, en quelque sorte, pour une interprétation éventuelle. »

Nous ne sommes pas des analystes certes. Mais les liens proches que nous entretenons avec les enfants semaine après semaine, jour après jour, dans des sphères de l’intime (nourrir, changer, endormir, consoler, réprimander) nous place effectivement et affectivement dans les zones dangereuses de l’amour et de la haine. Et en plus, l’injonction est claire : nous ne sommes censé·e·s « flirter » ni avec l’un ni avec l’autre.

Le travail social compose alors avec les notions de distance professionnelle ou de juste proximité[4]. Je préfère utiliser la notion de travail émotionnel qui place ce maelström d’affects, qui des fois nous submerge, dans le champ d’un travail comme un autre. Un travail qui s’apprend, qui s’exerce, qui se peaufine.

« La haine qui est justifiée dans la situation présente doit être dégagée et mise de côté, en quelque sorte, pour une interprétation éventuelle », disait donc Winnicott. Il en va d’ailleurs de même de l’amour selon moi. Mettre de côté et interpréter ce qui se passe dans l’action me paraissent être des mots clés.

Mettre de côté est cette capacité à ne pas se laisser envahir par ce qui arrive, en différant une réponse, en suspendant un geste par exemple. (Je parle des fois de mise à terre.)

Interpréter demande du savoir pour ne pas se contenter d’une explication rapide faite de préjugés, d’a priori ou de stéréotypes. Une vraie pratique d’orfèvre.

La place du collectif de travail est importante dans les deux cas de figure. L’équipe balise les dérapages, les contient, elle fait office de miroir et elle est souvent une aide quand on n’en peut plus. Le passage de relais en est une illustration. Les collègues qui questionnent, qui interrogent, par un regard ou une parole, l’acte posé, sont de vrai·e·s allié·e·s. Pour pouvoir percevoir et/ou comprendre qu’un seuil d’amour ou de haine a été franchi selon les standards du métier, de l’institution ou du secteur, Clot parle de genre professionnel (Clot, 1999)[5], le collectif est indispensable pour autant qu’il s’autorise à dire.

Parce que bien des fois la haine est là, même si on a de la peine à l’admettre. Lazarovici (2004, p. 133) [6] le décrit bien : « Admettre sa haine nécessite parfois un effort considérable. On sait combien il a été difficile dans les services de pédiatrie, de reconnaître la violence exercée sur les enfants, d’en lire les traces sur le corps comme autant d’indices de la haine en acte. Le désir d’un parent de détruire son enfant semblait impossible. Les pédiatres, les membres de l’équipe soignante ne sont pas les mieux placés pour reconnaître leurs propres mouvements de haine dans une erreur de prescription, un oubli, un geste maladroit : le modèle intériorisé est celui d’une mère a-conflictuelle, toujours disponible. » Je pense que ce modèle intériorisé est très proche de celui des éducs. Cette disponibilité à tout prix valorisée, mais impossible, se retourne alors en haine, en actes manqués. Nous sommes en plus au carrefour de ce qui se joue entre les parents et l’enfant que l’on accueille. Eux aussi, et souvent la mère sont aux prises avec cette ambivalence de sentiments. Lazarovici (Ibid., p. 134) fait référence à « Winnicott qui fait l’hypothèse que “la mère hait le petit enfant avant que le petit enfant ne puisse haïr la mère et avant qu’il puisse savoir que sa mère le hait”. Cette haine maternelle est peut être liée à “l’amour impitoyable” que lui voue son enfant, et l’auteur développe le modèle duel “haine contre haine”. L’enfant ne pourrait tolérer sa propre haine s’il ne la retrouvait pas du côté maternel, et la sentimentalité lui est un obstacle. »

Le métier est pris dans de nombreux paradoxes : de disponibilité irréalisable, d’apprécier les enfants versus ne pas trop le montrer et surtout ne pas le faire de manière maternelle. Il y a également cette injonction cachée de ne pas haïr qui nous enlève la possibilité de bien travailler cette haine lorsqu’elle surgit, puisqu’une disponibilité et une affection à toute épreuve sont impensables.

Quelques saynètes choisies dans mon quotidien vont illustrer mon propos :

Réminiscences

Je travaille chez les bébés. Alice est ma collègue depuis deux ans déjà. Elle est jeune diplômée, pleine d’énergie. Elle a envie de bien faire et elle « fait » bien. Elle possède cette faculté de rassurer les petit·e·s, de leur apporter cette sécurité affective si souvent convoquée dans notre milieu. Elle est à l’aise avec les mères (à l’époque… nous avions presque que des femmes qui allaient et venaient à la nurserie), elle n’hésite pas à faire part des progrès ou des difficultés des enfants. Et puis, de fil en aiguille, la petite Natacha prend de la place dans son travail et dans sa vie. Nous (les collègues) la voyons de plus en plus s’occuper de la petite fille, plus longtemps et beaucoup plus souvent. Alice paraît disparaître dans un trou du temps, nous devons lui rappeler certaines choses à faire, la sortir de la relation fusionnelle qu’elle semble avoir construite. Le soin qu’elle porte à cette enfant diffère vraiment de ce qu’elle fait d’habitude. Ces constatations s’échangent entre nous, dans les moments informels, un peu en rigolant. Puis, quelques jours après, Alice aborde d’elle-même le sujet en début de colloque. Elle souhaite que nous nous occupions plus de Natacha, elle « se sent » devenir trop proche et elle a besoin d’aide pour prendre un peu de recul. Je passe les détails, tout le monde a joué le jeu et les choses sont rentrées dans l’ordre.

L’intéressant de cette histoire c’est que très peu de temps après Alice nous annonce qu’elle était enceinte.

Le collectif est là pour empêcher les dérives, les pointer du doigt, essayer de les comprendre.

Olga, deux ans plus tard a remplacé Alice. Nouvelle aussi, jeune, douce, avenante, plus discrète mais avec une forte propension à la remise en question. La sortie de fin d’année semble compromise. Il pleut, il pleut si fort que dormir dehors dans le parc ne sera pas possible. Olga habite dans le quartier, elle nous propose son appartement en dépannage. Ce n’est pas loin, c’est tout de même ailleurs et ça lui fait plaisir.

Après le pic-nic sur les tables basses, nous couchons les plus grands enfants dans une des chambres par terre sur des couvertures et il reste la plus petite à mettre à la sieste. Olga opte pour le lit « conjugal » et installe Cloé au milieu du grand matelas ; petite fille métisse dissimulée dans les couleurs d’un couvre-lit bariolé. Spectatrice de ces instants inattendus, j’ai assisté à cette image d’Epinal qui a ému cette collègue au-delà de la beauté du coup d’œil. La tangibilité d’un·e enfant à venir a pris corps dans ce moment. Et effectivement quelques mois plus tard, nous apprenions qu’Olga allait être maman. Olga a été discrète, elle a peu laissé transparaître le changement opéré, elle savait que j’avais vu. Cloé n’a pas été surinvestie, elle avait juste ouvert la porte.

Les deux histoires racontées font part de quelque chose qui excède une préférence pour un enfant, ou ce phénomène de « chouchou ». Il s’est passé autre chose.

La magie de l’amour fait des fois place à des sentiments moins oniriques, plus terre à terre. J’ai déjà raconté ma colère/haine violente rassemblée sous forme de gifle dans le N° 117 de la revue. Michelle Fracheboud évoque son « trop-plein » dans son article, j’aimerais maintenant parler de la haine/détestation d’un enfant et de sa mère à mon égard. Il n’est pas aisé d’être la mal-aimée, la détestée.

L’année débute, le travail avec des plus grands, ils ont environ 4 ans, permet des déplacements plaisants. Aujourd’hui, ce sera la Vallée de la jeunesse. Le groupe d’enfants se compose d’anciens de la garderie (ils ont débuté leur fréquentation dans d’autres secteurs) et de quelques nouveaux. Je suis accompagnée d’une jeune femme qui se destine à la HEP, mais qui, en attendant la réussite de ses examens d’allemand, a décidé de passer une année avec nous. La balade se déroule sans incident presque jusqu’à la fin. Juste avant de prendre le bus du retour, au moment où nous arrivons vers le bassin (20 cm d’eau), tous les enfants courent et se penchent pour regarder l’eau. Un des nouveaux, sans raison apparente, se précipite et pousse Raymond dans la « piscine ». Raymond perd l’équilibre, tombe dans l’eau sans vraiment se faire de mal, mais il est trempé. Tout le monde est interloqué, personne n’a compris le pourquoi du comment. Il faut cependant rentrer, et faire face à l’incident. Le « coupable » est réprimandé, et concernant la baignade forcée, nous improvisons. Nous avons un slip de rechange mais pas de pantalon. Du coup, je suggère à Raymond de nouer sa veste autour de la taille. Il est tout de même un peu troublé. Il se rétracte dans un mutisme compréhensible, et nous rentrons sans autre dommage. Depuis cet épisode, j’ai l’impression que Raymond m’en veut. Il se méfie, il ne vient jamais s’asseoir à côté de moi. Il teste, il refuse souvent a priori ce que je propose. Il résiste, il se glisse dans toutes les bêtises de l’enfance : jeter des objets par le balcon, dire des gros mots. Avec ma collègue, qui pour l’anecdote est amie d’enfance et d’école de la maman, tout se passe bien. Je le vois assez peu, deux demi-journées par semaine. Les mois passent sans grande amélioration, ni dégradation. Puis un matin où la maman arrive avec Raymond, tout se détériore. Le jeu prisé de cette année-là était ces toupies à lancer. Raymond suspend sa veste à son crochet puis réclame sa toupie à grands cris. Ils l’ont oubliée et la maman dit qu’elle va retourner la chercher et l’amener. Elle part et le temps s’égrène, Raymond trouve que cela prend trop de temps et je me vois penser que c’est excessif de repartir chercher une toupie. Je ne suis pas du tout empathique sur ce coup-là. Raymond s’énerve et m’irrite de plus en plus. Il pique les jeux des autres, je m’agace alors de ces broutilles et je prie Raymond d’aller jouer plus loin un petit moment. C’est à cet instant que la maman revient. Elle comprend que son enfant est mis à l’écart et là tout se précipite. Je n’ai même pas le temps de donner des explications. Raymond voit la toupie, s’en empare et s’exclame : « Mais tu en as acheté une nouvelle ? » La maman me regarde et répond : « Non, je l’ai trouvée à la maison. » Raymond rétorque illico : « Mais non, je n’en ai pas de cette couleur ! » S’ensuit un dialogue auquel je n’aurais pas voulu ou pas dû assister. La mère s’est sentie prise en flagrant délit de dissimulation ? Tromperie ? Mensonge ? Se voir dans mon regard lui a été insupportable et je sais que, ce jour-là, elle m’a haï. J’ai vraiment mesuré dans ma chair la détestation que je pouvais susciter.

Tant bien que mal, nous avons rafistolé la relation, nous avons surtout usé de distance civilisée pendant les semaines qui ont suivi l’événement.

« C’est un métier d’enfants, c’est un métier d’apôtre, un métier d’ajusteur ou mieux de repasseuse.

Et les plis sont tenaces au corps et à l’esprit des enfants sur lesquels on a pesé de toute sa masse inerte, une société d’adultes bien indifférents. »[7] (Deligny, 1960, p. 76)

Les enfants ne sont pas tendres entre eux, pour autant s’agit-il de haine ? Nous avons de la peine à le nommer ainsi, et pourtant…

Ils, elles reproduisent sous les yeux des adultes de drôles de comportements parfois que nous ne validons pas, mais que nous avons de la peine à reconnaître comme porteurs de rage, d’hostilité.

La cour de récré réserve son lot de surprises comme on peut le constater dans l’extrait qui suit :

« Les dés sont pipés….

Imaginez un petit village de montagne, imaginez encore la cour de récréation de l’école: animée, pleine de vie et de cris, de va-et-vient. C’est l’hiver. Un groupe d’enfants construit un igloo, le groupe d’à côté les bombarde de boules de neige. Quelques-uns se glissent sur les fesses, une petite fille tente désespérément d’ouvrir sa barre de céréales avec ses gants…Un peu à l’écart, deux garçons sont réunis. Le plus grand tient un petit cube dans sa main: un dé. Un dé avec des étoiles; une sur une face, deux, trois, quatre sur les autres. Il y a aussi des dessins: un roi, une reine.

Le détenteur du petit gadget commence le jeu, il lance le dé. Deux étoiles ! Il court vers un enfant lui arrache le bonnet et le remplit de neige. Premier gage. Le suivant tire à son tour le dé. Le roi. Tous ses copains doivent lui obéir: il les oblige à aller démolir l’igloo des plus petits. Opération réussie. Le premier projette à son tour le petit objet magique. Quatre étoiles ! Il pousse son copain le plus proche, le fait tomber par terre et lui saute sur le ventre… Heureusement le dé ne possède que six faces car plus le nombre d’étoiles est grand plus le gage doit faire mal! La cloche sonne, le dé regagne la poche et le jeu reprendra à la récréation suivante.

Ce jeu s’appelle « les dés de la souffrance ». Il a eu un certain succès pendant quelques jours mais très vite les plus petits ont décidé de ne plus se prêter à ce manège, le jeu s’est éteint faute de participants. A noter que le rapport-nombre grands/petits était nettement favorable aux petits. L’issue du jeu s’est donc révélée positive mais que se serait-il passé dans le cas contraire? J’ai eu de la peine à voir ce jeu comme un passage obligé, une toquade d’enfant, le besoin d’expérimenter le « faire-mal »; j’ai ressenti du malaise. Se cacher derrière les « règles » d’un jeu pour faire souffrir gratuitement n’importe qui n’importe quand m’a laissé un goût amer. » (Petite Enfance N° 77, Lou-Anne Duss, p. 44)

Le monde de l’enfance nous renvoie pourtant encore souvent tous ces classiques dont nous pouvions nous débarrasser. Le pouvoir des un·e·s sur d’autres, ce qui finalement ressemble à s’y méprendre à une certaine lutte des classes, du racisme, du sexisme. Mais peut-être pouvons-nous aussi simplement aller voir du côté de la psychanalyse. Lazarovici (op. cit., p. 135) avance que « la haine trouve la force de son actualité dans la sauvagerie infantile de l’humain, toujours active ». Notre rapport compliqué au déplaisir est toujours présent, même adulte. « Alors que l’amour se lie directement au plaisir sexuel, à la relation du moi à son objet sexuel, la haine est dans une relation “décisive” avec le déplaisir. Lazarovici cite Freud[8] qui dit que le moi “ hait, exècre, persécute avec des intentions destructrices, tous les objets qui deviennent pour lui sources de déplaisir. (…) Les prototypes véritables de la relation de haine ne sont pas issus de la vie sexuelle mais de la lutte du moi pour sa conservation et son affirmation” » (Ibid., p. 135). Quand nous haïssons si fort, cela est lié non seulement au déplaisir ou à quelque chose de l’ordre du sexuel mais plus fondamentalement au besoin de se protéger, Lazarovici parle de « conservation du moi ».

C’est comme s’il y avait un seuil, que même en tant qu’adulte nous dépassons des fois. Nous ne sommes alors plus du côté de l’exaspération, de la colère, mais bien du côté de la haine, parce que notre « moi » est mis en péril, et si c’est trop dangereux, nous chercherons à détruire. Tous les éducs savent combien les enfants vont nous chercher dans nos retranchements, du côté de nos faiblesses, du côté où ça fait mal.

Et c’est bien là aussi une grande difficulté du métier. Sans avoir fait d’analyse, sans comprendre tous les méandres de l’inconscient qui ressurgit bien évidemment régulièrement, l’éduc doit être capable de faire avec cette haine qui survient, sans se laisser détruire mais surtout sans détruire l’autre. En ce sens, je trouve que nous pouvons faire un parallèle avec ce que Winnicott[9] dit de la mère : « Le plus remarquable, chez une mère, c’est sa capacité d’être maltraitée sans le faire payer à l’enfant et sans attendre une récompense qui pourra ou non venir ultérieurement. »

Karina Kühni

[1] Deligny, Fernand (1960), Graine de crapule, Ed. du Scarabée, France.

[2] Gaberan, Philippe (2010), Cent mots pour être éducateur, Erès Ed., Toulouse.

[3] Winnicott, Donald (1947), La haine dans le contre-transfert, in : http://www.centrelibrex.be/wp-content/uploads/2011/09/haine.pdf

[4] Revue petite enfance N° 115.

[5] Clot, Yves (1999), La fonction psychologique du travail, Paris, PUF, (pp. 23-46).

[6] Lazarovici, Roland (2004), « La haine de l’infantile », in : Penser/rêver, La haine des enfants, Mercure de France, Paris.

[7] Deligny, Fernand (1960), op. cit.

[8] Freud, Sigmund (1988), « Pulsions et destins des pulsions », OCP XIII, PUF.

[9] Winnicott, Donald (1947), « La haine dans le contre-transfert », in De la pédiatrie à la psychanalyse, Payot, 1969, p. 71.

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